LE DÉSIR DE NE PAS ÊTRE COMMANDÉ
MACHIAVEL
Machiavel occupe une place unique parmi les maîtres à penser : son nom propre s’est complètement transformé en un nom commun. Alors que le mot « marxisme », par exemple, conserve la référence aux idées d’un homme nommé Marx, c’est en oubliant leur origine que nous utilisons les mots « machiavélisme » et « machiavélique ». Tout se passe comme si nous n’avions pas d’autre mot à notre disposition dans le langage courant quand nous voulons désigner avec précision un phénomène humain éternel : la possibilité qu’un homme l’emporte sur les autres grâce à sa maîtrise supérieure de la ruse et du cynisme.
Nicolas Machiavel est né à Florence en 1469. À cette époque, la vie politique florentine est marquée par une alternance entre le pouvoir sans partage de la famille Médicis et des périodes dans lesquelles, les Médicis ayant été chassés à la suite d’une intervention étrangère, les autres grandes familles de la ville tentent de restaurer les institutions républicaines. Telle est la période qui va de 1498 à 1512. Pendant ces quatorze années, Machiavel est le secrétaire du gouvernement républicain de Florence pour les affaires étrangères et la guerre. Ces fonctions lui permettent, entre 1500 et 1503, de rencontrer à plusieurs reprises César Borgia, qui vient alors de conquérir la Romagne et ambitionne d’étendre son pouvoir à toute l’Italie centrale.
Après le retour des Médicis au pouvoir en 1512, Machiavel connaît une disgrâce dont il ne sortira jamais tout à fait. Même si les nouveaux dirigeants finissent, à partir de 1520, par lui confier quelques missions, il ne retrouvera pas le rôle politique qui était le sien. Il ne le retrouvera pas non plus lorsque la république sera rétablie en 1527. Il mourra peu de temps après ce rétablissement.
C’est à cette longue retraite que nous devons l’œuvre littéraire de Machiavel, et en particulier le petit livre intitulé Le Prince. Le mot « prince » désigne ici l’homme détenteur du pouvoir souverain : il s’agit dans ce livre d’expliquer ce qu’est le pouvoir souverain, combien d’espèces il y en a, comment on l’acquiert, comment on le garde, comment on le perd.
Un prince doit-il être « machiavélique » ? On peut certes qualifier ainsi César Borgia lorsque, après s’être servi de messire Rémy d’Orque pour exterminer avec la plus extrême cruauté tous les petits seigneurs qui livraient la Romagne au brigandage, il sentit le moment où cette cruauté allait devenir odieuse et fit écarteler en public son encombrant lieutenant. Quand il propose une telle action à notre admiration, Machiavel nous demande de considérer le résultat : Borgia, nous dit-il, a su en peu de temps rétablir la paix et la prospérité en Romagne. Plutôt que de lui objecter qu’une bonne fin ne justifie pas de mauvais moyens, ce qui est une façon d’écarter la difficulté, demandons-nous pourquoi, en politique, les mauvais moyens devraient précisément être ceux qui conduisent aux bonnes fins. À quelle loi le machiavélisme politique obéit-il ?
Quand on lit Le Prince de Machiavel, il faut attendre le début du neuvième chapitre pour découvrir un énoncé du style de ceux que proposent généralement les philosophes au sujet de la politique. Ayant à traiter dans ce chapitre du cas où un homme parvient au pouvoir princier par la faveur de ses concitoyens, Machiavel commence par indiquer que cette faveur peut lui être accordée, soit par « le peuple », soit par « les Grands », puis il ajoute cette phrase fondamentale, d’une portée universelle : « Car en toute cité ou trouve ces deux humeurs différentes, desquelles la source est que le peuple désire ne pas être commandé ni opprimé par les Grands et les Grands désirent commander et opprimer le peuple ».
Bien que l’expression « les Grands » évoque un univers aristocratique révolu, cette phrase nous parle de notre monde. Pour définir les Grands, Machiavel se réfère à une donnée constante des sociétés humaines, envisagée de la façon la plus générale : le pouvoir exercé par certains hommes sur d’autres hommes. Il ne s’agit pas ici du pouvoir souverain, de ce pouvoir très particulier que nous nommons le pouvoir politique, détenu par celui ou ceux qui prétendent gouverner l’ensemble de la société. Il s’agit du pouvoir tel qu’il est présent, sous des formes diverses, à l’intérieur de la société : pouvoir économique, religieux, culturel … Celui qui, à n’importe quelle époque, aspire à exercer un pouvoir quelconque sur d’autres, et qui, l’exerçant déjà, aspire à davantage de pouvoir encore, celui-là fait partie des Grands au sens de Machiavel. Et le fait de définir la classe sociale dominante par son désir a plusieurs conséquences, dont l’une est que chaque Grand aura naturellement pour adversaires d’autres Grands, désirant la même chose que lui, et cherchant de ce fait à prendre sa place. Car si le « désir de commander et opprimer » peut unifier conceptuellement la classe des individus qui l’éprouvent, il ne saurait les rendre solidaires les uns des autres : il les rend concurrents.
Dans la phrase citée, toutefois, Machiavel préfère mettre en lumière une autre conséquence inéluctable de la définition des Grands : puisque ces derniers se définissent par leur désir de commander, c’est le désir contraire qu’il faut attribuer au « peuple », à l’ensemble que forment, dans n’importe quelle société, tous ceux que les Grands désirent précisément commander. Et si Machiavel préfère mettre en lumière cette conséquence, c’est parce que la division entre les Grands et le peuple est à ses yeux la division primordiale du corps social, celle qui détermine d’avance les différentes façons d’accéder au pouvoir princier. Cela semble aller de soi : on estime généralement que les lutte de classes entre dominants et dominés sont plus importantes que les dissensions internes à la classe dominante. Mais pourquoi ? Pourquoi l’homme de pouvoir trouve-t-il ses vrais ennemis chez ceux qu’il opprime et qui finissent par se révolter contre lui plutôt que chez d’autres hommes de pouvoir manœuvrant afin de le supplanter ? On est tenté de répondre en notant simplement la disproportion entre la force limitée que ces derniers peuvent lui opposer et l’irrésistible puissance d’un peuple en colère : cette réponse est évidemment juste, mais elle passe à côté de l’essentiel. L’essentiel, pour le peuple comme pour les Grands, c’est le désir : or le peuple désire ne pas être commandé ni opprimé. Son adversité à l’égard des Grands n’est pas seulement plus forte que celle que les Grands manifestent les uns à l’égard des autres : elle est soutenue par un désir opposé au leur, ce qui la rend déconcertante, déroutante. Les Grands n’ont pas à affronter dans le peuple leur propre désir retourné contre eux, ils ont à poursuivre un désir qui se dérobe à leur désir parce qu’il est justement le désir de leur échapper, de les fuir. Le peuple ne désire pas quelque chose, il désire l’absence de quelque chose, son désir ne se formule que d’une façon négative, c’est un désir de non pouvoir.
Si le peuple opposait à ceux qui le dominent un désir identique au leur, s’il répondait à leur désir de le commander par un désir de les renverser afin de commander à son tour, la lutte des classes serait comparable à une guerre entre des États convoitant le même territoire. Déchirée par cette guerre, la société n’atteindrait la stabilité qu’en cas de victoire définitive d’un des deux camps, à moins qu’un judicieux traité de paix ne fournisse en même temps aux deux désirs une satisfaction suffisante pour être jugée préférable à la poursuite de l’affrontement. La tâche de concevoir et de mettre en œuvre une telle paix incomberait à un pouvoir situé au-dessus des belligérants : le pouvoir souverain, le pouvoir du prince. Si le prince parvenait à unifier la société de cette façon, la philosophie devrait accorder sans hésiter à une telle réussite le statut de « solution rationnelle » du problème politique.
Mais il n’en va pas ainsi, nous enseigne Machiavel. Le conflit entre les Grands et le peuple n’est pas de ceux qui opposent deux prétentions rivales. Le désir de commander et le désir de ne pas être commandé ne s’affrontent pas pour se départager : ils se repoussent, ils s’excluent immédiatement et pour toujours, dans une instabilité sans issue. L’existence de classes sociales antagonistes ne signifie pas que l’unité de la société est brisée et doit être reconstituée : elle indique plutôt que la société n’aura jamais d’unité, qu’il n’y aura jamais rien d’autre en elle que le mouvement centrifuge des deux désirs. Le problème consistant à unifier ces désirs, autrement dit le problème politique, celui qui se pose au prince machiavélien, ne saurait donc recevoir une solution contractuelle, comparable à celle qui vient d’être d’envisagée. Mais cela ne nous dispense pas de chercher, pour ce problème que la raison ne saurait résoudre, quelque chose qui ressemble autant que possible à une solution rationnelle : tel est le chemin que Machiavel nous invite à suivre.
En quoi consiste-t-elle, cette solution qui n’en est pas absolument une ? Le prince, explique Machiavel, doit avoir l’habileté de s’appuyer sur le peuple, et très précisément sur le désir négatif du peuple, sur son désir de ne pas être commandé : il doit se présenter au peuple comme son protecteur, celui qui le délivre de la domination des Grands. Cette stratégie, ajoute-t-il, est bien préférable à la stratégie inverse, celle d’un prince fondant son pouvoir sur les Grands, mettant la puissance publique au service de leur appétit de domination. Ce n’est pas seulement une question d’efficacité, ni d’ailleurs une question de morale, même s’il est, de fait, plus efficace de s’appuyer sur le grand nombre que sur le petit nombre, et plus moral de servir les intérêts du peuple que ceux des Grands. Mais la raison essentielle de ce choix stratégique est ailleurs : le soutien du peuple, et lui seul, permet au prince d’occuper une place à part, une troisième place en quelque sorte. Où situer, en effet, le prince qui s’appuie sur le peuple ? Pas à la même place que les Grands, puisque ce prince doit les combattre au nom du désir qu’a le peuple de ne pas être commandé par eux. Mais pas non plus à la même place que le peuple, puisque c’est bien son propre désir de commander que ce prince veut assouvir. Un tel prince ajoute donc bien une troisième place aux deux que nous connaissons, la place de l’ « État ». C’est de là qu’il peut fournir au « désir de commander » et au « désir de ne pas être commandé » leur unique chance de conciliation : ces deux désirs voués par nature à se détruire mutuellement, il travaille à les transformer, autant que faire se peut, en moments positifs d’une synthèse. Mais pour y parvenir il doit réellement occuper cette troisième place, et cela lui sera impossible s’il se met au service des Grands. Jamais il ne pourra se démarquer d’eux, dissocier son propre appétit de pouvoir de leur appétit de pouvoir. Son action ne fera jamais de lui le troisième homme dont la politique a besoin pour unifier la société : celle-ci demeurera livrée à l’affrontement sans issue des deux désirs.
On objectera peut-être que le soutien populaire risque d’être au moins aussi décevant pour le prince que le soutien des Grands. Comment assurerait-il son pouvoir suprême, un pouvoir censé l’emporter sur tous les autres, en sollicitant la partie de la société qu’anime un désir farouche d’échapper à tout pouvoir ? C’est vouloir bâtir sur des sables mouvants, dira-t-on. Admettons que le peuple croie effectivement trouver en lui un défenseur contre l’oppression des Grands et accepte son pouvoir comme un moindre mal. Cet emportement circonstanciel ne devrait pas résister ensuite à la révélation de ce qu’est objectivement le prince : un homme qui s’est opposé aux Grands à la manière dont les Grands s’opposent les uns aux autres, pour prendre tout le pouvoir. Dès que le peuple sera en mesure de percevoir dans le prince l’un de ses ennemis naturels, il le prendra en haine et l’abandonnera. Et s’il ne le perçoit pas de cette façon, c’est sans doute qu’il ne croira plus en la capacité du prince de le défendre contre les Grands : alors il le méprisera et l’abandonnera également. Comment le prince pourrait-il échapper à l’une de ces disgrâces sans tomber dans l’autre ?
Cela n’a rien d’impossible, répond Machiavel. Plusieurs chapitres du Prince indiquent quelle stratégie il convient de suivre pour éviter aussi bien la haine que le mépris du peuple. Toutefois, la règle générale qui commande cette stratégie a de quoi nous surprendre : le prince, explique Machiavel, doit chercher à se faire craindre plutôt qu’à se faire aimer. Une telle préférence est plutôt déconcertante de la part de celui qui cherche la faveur du peuple en prétendant le délivrer de ses craintes : la pente naturelle des hommes politiques sollicitant cette faveur est au contraire de travailler à se rendre aimables en pratiquant la démagogie. Mais suivons un instant cette pente, et représentons-nous ce qui arrive nécessairement au prince qui chercherait à se faire aimer en étant ostensiblement généreux, clément et digne de foi au lieu de passer pour avare, cruel et menteur. Sur tous les plans, ce prince voudrait s’identifier à l’image qu’il juge la plus aimable, la plus agréable aux yeux de ceux qui désirent ne pas être commandés. Il devrait alors entretenir sa réputation de générosité en dilapidant l’argent public, entretenir sa réputation de clémence en laissant le crime se développer, entretenir sa réputation d’homme de parole en persistant à tenir ses promesses alors que de nouvelles circonstances rendraient cette fidélité catastrophique. Viendrait un moment où il n’aurait plus d’autre choix qu’entre s’obstiner dans la même voie, suscitant alors le mépris qu’inspire le chef d’un État ruiné, livré à la violence, affaibli par rapport à ses voisins, ou changer brutalement de méthode, suscitant alors la haine qu’inspire le chef d’un État accablé d’impôts, soumis à la terreur policière, violant tous les traités.
En politique, celui qui cherche à se faire aimer récolte donc, soit la haine, soit le mépris. Il y a une sorte de justice dans ce processus : le temps détruit l’image trompeuse des princes qui voulaient paraître généreux, cléments ou fidèles à leurs promesses, il révèle la réalité cachée sous ces images. Pour autant, Machiavel n’a pas du tout l’intention de dénoncer ces vertus apparentes pour leur substituer des vertus réelles : car si un prince était réellement généreux, clément ou fidèle, s’il pratiquait ces vertus sans la moindre ostentation, cela ne se verrait pas et ne compterait donc pas. Machiavel est un maître à penser en politique parce qu’il nous enseigne que dans ce domaine l’alternative de l’être et du paraître n’a aucune pertinence : il n’y a que du paraître, que des images. Selon lui, si le prince doit par exemple renoncer à paraître généreux, ce n’est pas pour l’être réellement, c’est pour avoir une autre image que celle de la générosité. Au moment même où il convoite la faveur du peuple, il doit résister à la tentation de l’image aimable et prendre le risque de l’image mal aimable, de l’image redoutable. Il ne doit pas hésiter à endosser une certaine mauvaise réputation, celle qui le présente comme un prince avare, cruel, prompt à trahir ses engagements. De telles images sont en effet susceptibles de se corriger avec le temps. La renommée de prince avare se transformera peu à peu en renommée de prince économe de l’argent public, n’écrasant pas ses sujets sous les impôts. La renommée de prince impitoyable, si elle est rapidement et fermement installée, deviendra ensuite renommée de prince juste, sachant être sévère uniquement quand il le faut. Enfin, à la renommée de prince sans foi succédera naturellement la renommée de prince capable de maintenir l’État à travers des circonstances changeantes sans jamais être pris de court. Certes, ces nouvelles images, médiocrement positives, seront très loin encore de l’image aimable que ce prince a refusée d’emblée, mais ce qui compte est qu’elles seront très loin également des images catastrophiques qui entraînent la disgrâce irrémédiable de la haine ou du mépris. Ce seront des images de moindre mal.
Le renversement du tout au tout de l’image aimable et la stabilisation de l’image redoutable dans un moindre mal ne se comprennent que si on les rapporte au peuple, et à son désir de ne pas être commandé. Il résulte en effet de ce désir deux conséquences qui paraissent opposées mais que Machiavel nous demande de penser ensemble : la première est que le prince ne peut jamais se fier au peuple, la seconde est qu’il lui est pourtant facile d’obtenir du peuple ce qu’il veut. En premier lieu, puisque le peuple ne désire rien de positif, rien qui puisse entrer dans un échange, faire l’objet d’une transaction, d’un contrat, le prince est perdu s’il croit qu’entre le peuple et lui il y aurait une sorte de pacte implicite, et qu’en accomplissant de son côté la tâche qui lui incombe il pourra compter en échange sur l’obéissance de ceux pour qui il l’accomplit. Tous les déboires qu’entraîne l’image aimable viennent du fait que le peuple ne se sent tenu par aucun pacte de ce genre : quels que soient ses efforts pour en être aimé, le prince n’en fera jamais assez pour obtenir que le peuple ne le lâche pas dès que les conséquences de ces efforts le contraindront à être moins aimable. Des hommes dont il cherche le soutien, le prince doit savoir d’avance qu’ils sont ingrats, changeants, indignes de confiance, et qu’il n’obtiendra ce soutien qu’en le forçant, en se faisant craindre : ce ne sera pas de sa part un jugement moral pessimiste sur la nature humaine, ce sera un jugement politique sur les effets inéluctables du désir auquel il a affaire, le désir de n’obéir à personne, d’éviter tous les engagements, de fuir tous les liens.
Pourtant, de ce désir négatif qui incitera toujours les sujets du prince à le trahir s’il leur en laisse l’occasion, nous pouvons également déduire qu’ils accueilleront avec une grande crédulité sa prétention d’être leur libérateur et d’exercer sur eux un commandement qui n’a rien à voir avec celui qu’il auraient à subir de la part des Grands. La raison en est que le peuple n’est pas concerné par la lutte pour le pouvoir, ce qui le rend aveugle à la stratégie du prince. Les Grands, eux, ont un intérêt suprême à voir clair dans le jeu de ce dernier : en tant que concurrents animés par un désir identique au sien, ils savent décrypter les ruses qui lui permettent d’assouvir à leurs dépens sa propre aspiration au commandement. Mais chez ceux dont il sollicite l’appui, si le prince doit craindre l’inconstance qui lui interdit de paraître trop aimable, il n’a pas à redouter la perspicacité qui lui interdirait toute image, quelle qu’elle soit : pourvu qu’il évite de susciter leur haine ou leur mépris et parvienne à stabiliser son personnage, ils ne demanderont pas mieux que de voir en lui le rempart contre leurs ennemis naturels, sentant confusément qu’il n’y a pas pour eux de meilleure solution.
Si nous cherchons comment se manifeste dans le champ politique le désir de ne pas être commandé, nous trouvons donc à la fois de la fourberie et de la naïveté : assez de fourberie pour interdire au prince de se fier à la naïveté de ses sujets sans s’assurer par la force de leur soutien, mais assez de naïveté pour permettre au prince de dépasser ses sujets en fourberie, de l’emporter sur leurs ruses grossières et circonstancielles par une ruse plus élaborée, une ruse stratégique. C’est cette dernière idée que l’on retient généralement de Machiavel : les mots « machiavélisme », « machiavélique » évoquent bien une sorte de ruse supérieure, un calcul englobant les calculs de l’autre afin de le manipuler en lui laissant croire qu’il agit librement. Mais l’usage commun de ces mots met surtout l’accent sur l’immoralité d’une politique sans scrupule, indifférente à la valeur des moyens utilisés pourvu qu’ils atteignent à coup sûr la fin poursuivie, quelle que soit d’ailleurs cette fin. Machiavel serait alors le maître à penser des cyniques prêts à tout pour conquérir le pouvoir et le conserver. Or si nous trouvons effectivement dans Le Prince l’idée qu’une politique ne se juge pas sur ses intentions mais sur sa réussite, c’est parce que le peuple lui-même doit en juger ainsi, toujours indifférent aux prétextes que se donnent ceux qui le sollicitent, toujours méprisant quand ils ne parviennent pas à rendre l’État assez fort pour le débarrasser de ses ennemis. Et si nous y trouvons également l’idée que tous les moyens sont bons pour réussir, y compris les plus immoraux, c’est parce qu’un prince appuyant son pouvoir sur le désir du peuple, avançant sur un terrain qui menace à tout instant de se dérober, se perdra et perdra l’État s’il s’en tient aux moyens ordinaires quand les circonstances deviennent extraordinaires. Alors que les princes sans foi ni loi cèdent devant l’événement, aucune variation de fortune ne doit prendre au dépourvu un prince authentiquement machiavélien, aucune ne doit l’empêcher de maintenir avec constance la fragile synthèse du désir de commander et du désir de ne pas l’être.
En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Conférences":
- La démocratie est-elle le pouvoir du peuple?
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Machiavel: La libéralité du Prince
Et dans le chapitre "Notions":
- Le Désir
- L'État
- L'Imaginaire
- La Souveraineté
BIBLIOGRAPHIE
MACHIAVEL, Le Prince et autres textes, trad. de J. Gohory, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Folio classique", 2007
Jean-François DUVERNOY, Pour connaître la pensée de Machiavel, Paris, Éd. Bordas, 1974
Claude LEFORT, Le travail de l'oeuvre Machiavel, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Tel", 1986
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