QU’EST-CE QUE LE TEMPS ?

SAINT AUGUSTIN

 

     C’est entre 397 et 401 que saint Augustin rédige les treize livres de ses Confessions. Né en 354 dans la province romaine de Numidie, correspondant à l’actuelle Algérie, il est depuis 396 évêque d’Hippone, ville qui s’appellera plus tard Bône et qu’on nomme actuellement Annaba. Saint Augustin y mourra en 430, au moment où la ville est assiégée par les Vandales. Auteur d’une œuvre immense, véritable fondateur de la doctrine chrétienne sur la création, la trinité, la prédestination et la grâce, il sera reconnu dès le VIe siècle comme l’un des Pères de l’Église. 

     Pour le lecteur moderne, le titre Confessions annonce une autobiographie dans laquelle l’écrivain reconnaît sincèrement ses fautes. De fait, dans les neuf premiers livres des Confessions, saint Augustin raconte sa vie, de sa naissance jusqu’à sa conversion au christianisme en 387 et la réforme qu’elle entraîna dans son existence, sans rien cacher des désordres de sa jeunesse. Mais c’est au dixième livre seulement qu’il nous donne la raison d’être d’un tel récit. Quand notre mémoire recherche un nom qu’elle a perdu, explique-t-il, elle sait rejeter ceux qui ne conviennent pas jusqu’à ce qu’elle reconnaisse le bon : preuve qu’elle ne l’avait pas vraiment perdu, qu’il était toujours là, guidant secrètement notre recherche. C’est ainsi, ajoute-t-il, que Dieu est au fond de notre âme, guidant secrètement notre recherche désordonnée du bonheur, jusqu’à ce que nous comprenions ce que nous avons, en un sens, toujours su : que notre bonheur ne se trouve qu’en lui.

     La confession est alors le chemin de l’âme vers Dieu, conformément à la parole évangélique selon laquelle « celui qui réalise la vérité vient à la lumière ». Cette vérité, déclare saint Augustin en s’adressant à Dieu, « je veux la réaliser dans mon cœur devant toi par les aveux que je fais ». Et certes, reconnaît-il au commencement du livre XI, ce récit sincère que je fais devant Dieu ne peut rien lui apprendre : étant éternel, Dieu n’est pas contraint de découvrir dans le temps ce qui arrive dans le temps. C’est moi qui suis contraint de découvrir Dieu, et son éternité, dans le temps, à travers le temps. Quand par exemple je lis dans la Bible que Dieu a créé le ciel et la terre, je ne puis m’empêcher de me demander ce qu’il y avait « avant » cette création, alors qu’avant cette création le temps n’était pas créé et qu’il n’y avait donc pas d’ « avant ». Et même mon espoir de prendre consistance et solidité en Dieu, de dépasser en lui les vicissitudes tumultueuses de mon existence, je ne peux le vivre que comme un espoir, c’est-à-dire au futur, donc toujours dans le temps.

     Arrêtons-nous sur ce livre XI des Confessions, prenons-le au moment précis où l’âme qui se confesse s’interroge sur ce qui la contraint à chercher dans le temps une vérité qui est hors du temps. Qu’est-ce donc que le temps ?

 

      « Qu’est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande, je le sais ; dès qu’il s’agit de l’expliquer, je ne le sais plus ». En posant le problème d’une façon aussi personnelle au livre XI de ses Confessions, saint Augustin n’en suggère pas moins que tout être humain pourrait reprendre à son compte ce curieux mélange de « je sais » et de « je ne sais plus » : il n’est rien qui nous soit plus familier que le temps, rien dont nous parlions plus facilement dans la conversation courante, mais il n’est rien également qui nous échappe autant quand notre but est de formuler une définition. Regardons de plus près cette opposition. Que savons-nous familièrement du temps, aussi longtemps que personne ne nous demande de le définir ? Deux choses, selon saint Augustin. D’abord, nous savons que le temps existe, que le passé, le futur et le présent existent, et par conséquent nous savons qu’il y a quelque chose qui passe, quelque chose qui vient, quelque chose qui est. Ensuite, nous savons mesurer le temps : nous éprouvons en nous-mêmes, ne serait-ce que grossièrement, la longueur ou la brièveté d’un espace de temps donné. Aussi imprécise que soit cette évaluation intime, elle est nécessairement antérieure à la quête d’une mesure plus précise, fondée sur la régularité des phénomènes physiques. Nous n’aurions pas l’idée de chercher hors de nous cette précision si nous n’avions déjà en nous l’assurance que certains espaces de temps sont plus longs ou plus courts que d’autres. Et maintenant, qu’est-ce qui nous empêche de définir les deux choses que nous savons sur le temps ? D’abord, nous n’arrivons pas à dire en quoi consiste au juste l’existence du temps. Nous sommes incapables de définir l’existence du passé, puisqu’il n’existe plus, de définir l’existence du futur, puisqu’il n’existe pas encore, et même de définir l’existence du présent, qui semble n’exister que pour disparaître aussitôt. En suite de quoi, nous n’arrivons pas non plus à dire comment nous nous y prenons pour mesurer un espace de temps dont une partie est au passé et n’existe plus, dont une autre partie est au futur et n’existe pas encore, et qui ne nous offre, entre ces deux néants, qu’un présent fugace, toujours changeant, perpétuellement disparaissant.

     Que le futur n’existe pas encore, que le passé n’existe plus, que le présent ne cesse d’émerger du premier pour tomber aussitôt dans le second, ce sont à l’évidence des propriétés spécifiques du temps, des propriétés sans lesquelles le temps ne serait pas le temps. Ce sont donc les propriétés sur lesquelles une définition du temps devrait normalement s’appuyer. Au lieu de cela, c’est en elles que notre effort de définition trouve l’obstacle qui l’arrête : ce paradoxe mérite bien d’être appelé « problème du temps ». Et si nous parvenons ensuite à comprendre de quelle façon ces propriétés spécifiques, au lieu d’être l’obstacle qu’elles semblaient être, fournissent effectivement un point d’appui à notre effort pour définir le temps, cette compréhension méritera bien d’être appelée la « solution » du problème.

     Considérons d’abord le problème. Que signifie notre aptitude à reconnaître le temps et à le mesurer tant que personne ne nous demande de le définir ? Elle signifie que nous vivons dans le temps comme dans notre élément, sans être gênés le moins du monde par ce passé qui n’est plus, ce futur qui n’est pas encore, ce présent qui n’est qu’à peine, trouvant au contraire dans ces trois dimensions apparemment inconsistantes le milieu qui convient parfaitement à notre destinée de créatures soumises à la naissance, au vieillissement et à la mort. Rien n’est plus étranger à l’existence humaine que la stabilité d’un présent éternel, d’un présent sans passé ni futur, rien n’est plus incompréhensible à l’homme que la plénitude d’être de Dieu. Mais que signifie alors le fait que toute demande de définition du temps trouve un obstacle, et non un point d’appui, dans la conscience que le temps est justement le temps, dans l’évidence que le passé passe, que l’avenir vient, que le présent change sans arrêt ? Il signifie que nous nous sentirions plus à notre aise pour définir le temps si rien ne passait, si rien ne venait, si le présent était stable, bref si le temps n’était pas le temps, s’il était le contraire du temps, s’il était l’éternel présent dont jouit Dieu dans la plénitude de son être. Car ce qui s’oppose par principe à notre effort pour définir une réalité quelconque, c’est ce qui empêche cette réalité d’être toujours identique à ce qu’elle est, toujours présente, sans passage ni devenir. Ainsi, alors que notre existence est temporelle et complètement étrangère à l’éternité, notre pensée aspire à l’éternité et se détourne du temps. Ce que nous vivons, nous ne parvenons pas à le dire, et ce que nous disons, nous ne saurions le vivre. Voilà le problème.

     Que pouvons-nous attendre de sa solution, s’il y en a une ? Qu’elle réconcilie la vie et la pensée, qu’elle nous permette enfin d’exprimer avec des mots ce que nous savons silencieusement ? Sans doute, mais la définition que nous formulerons alors ne pourra surmonter le conflit précédent qu’en le reproduisant, en l’approfondissant en elle-même. Car si nous parvenons à justifier notre conviction spontanée que le temps existe et qu’il peut être mesuré, si nous faisons au temps sa place au sein des réalités créées par Dieu, cette place sera celle d’une réalité radicalement opposée à l’éternité divine : elle marquera, à l’intérieur de la création, l’abîme qui la sépare à jamais de son créateur. Cela ne diminue certes en rien la nécessité de notre recherche, cela révèle au contraire son vrai sens, et toute son importance. Car chercher la réponse à la question « qu’est-ce que le temps ? », c’est chercher à la fois ce qui nous lie à Dieu, à l’être qui nous fait être ce que nous sommes, et ce qui nous éloigne de lui : il s’agit donc d’une recherche « religieuse », au sens étymologique de ce terme.

     Le caractère particulier de cette recherche est que pour la mener à bien nos seuls points d’appui sont des obstacles : notre première tâche est par conséquent de les restaurer dans leur fonction de points d’appui. Voyons comment cela est possible à propos du passé. Si nous sommes spontanément certains que le passé existe, c’est parce qu’il nous est facile d’en parler, de raconter nos souvenirs, d’évoquer notre enfance par exemple. Cette enfance si présente dans la mémoire de celui qui en fait le récit, il suffit pourtant qu’on lui demande où elle se trouve au juste pour qu’il doive convenir qu’elle n’existe plus, qu’elle a complètement disparu. La première chose à faire est de ne pas regretter cette situation, de ne pas y voir une contradiction mortelle qui nous obligerait à sacrifier l’un des deux aspects à l’autre. Nous n’avons pas à rejeter nos souvenirs sous prétexte que notre enfance s’est enfuie à jamais, ni à nier que notre enfance se soit enfuie sous prétexte que nous sommes capables de nous en souvenir. La mémoire n’est pas, ne peut pas être, ne doit surtout pas être la conservation du passé tel qu’il a été, sa survie à l’intérieur du présent. Imaginons ce que serait une enfance qui ne s’enfuirait jamais, une enfance persistant en tant qu’enfance dans la vie d’un adulte, confondue avec les événements qui constituent son présent parce qu’elle serait aussi présente qu’eux : ce serait de la folie, certainement pas de la mémoire. Le souvenir n’a pas pour fonction de faire revivre le passé, il lui fournit au contraire un certificat de décès.

     Mais comment notre passé est-il présent à notre mémoire si cette présence ne consiste pas pour lui à se maintenir tel qu’il a été ? De quelle façon peut-il être présent sans faire partie du présent ? Avec bien d’autres, saint Augustin remarque qu’il n’y aurait pas en nous de souvenirs d’enfance si notre présent ne conservait toutes sortes de traces, de vestiges, d’empreintes de cette période. Ces empreintes ne sont pas le passé, elles appartiennent entièrement au présent, ce sont des choses présentes parmi d’autres. Mais ces choses présentes, nous pouvons justement ne pas les considérer comme des choses. Nous pouvons les considérer comme des traces, des vestiges, des empreintes, autrement dit des signes du passé. Au lieu de nous intéresser à leur existence dans le monde actuel, nous pouvons nous intéresser au monde disparu vers lequel elles font signe. Au lieu de les percevoir, nous pouvons les interpréter. Nous rendons alors notre passé présent par le récit que nous en faisons, sans le confondre avec ce que nous vivons, grâce uniquement au pouvoir évocateur des mots.

     Le passé fait obstacle à nos efforts pour définir le temps lorsque nous le caractérisons par une négation particulière du verbe « être », en disant qu’il « n’est plus ». Il devient un point d’appui quand nous traduisons cette formule négative en lui substituant son équivalent positif, en disant que le passé est « présent à la mémoire » : ne plus être devient alors une façon d’être particulière. Pouvons-nous de même traduire le « ne pas être encore » du futur en disant qu’il est « présent à l’anticipation » ? Pas plus que la mémoire, l’anticipation n’est une perception, une vision : ce qui aura lieu demain ne se donne pas dès aujourd’hui, dans l’actualité même du présent, au regard perçant d’un visionnaire. Certes, le futur n’a pas encore eu lieu et ne saurait donc, comme le passé, laisser dans le présent ces signes caractéristiques que sont les traces, les vestiges, les empreintes. Il n’en a pas moins ses propres signes, causes et non effets, prémices, pressentiments, prémonitions et non résultats, préméditations et non bilans. L’aurore qui nous apparaît est un événement présent parmi d’autres, mais au lieu de la percevoir en tant que telle nous pouvons l’interpréter comme un signe annonciateur, et prédire le lever du soleil. C’est par cet acte de dire d’avance, en prononçant les mots ou en les formulant intérieurement, que le futur se présente à nous avec le caractère spécifique de ce qui n’est pas encore là, mais nous attend. L’usage ordinaire du français nous trompe sur ce point en associant généralement le verbe « prédire » à l’activité des voyantes et le verbe « prévoir » à celle des météorologues. Si nous tenons compte du sens des mots, nous conviendrons que ce sont au contraire les premières qui ont l’ambition de pré-voir, de voir dès maintenant l’événement futur tel qu’il sera, la fonction des seconds étant de pré-dire, de dire d’avance, en interprétant certains signes, ce qui ne peut pas encore être vu.

     Passé et futur existent, non tels qu’ils étaient ou seront, mais en tant que présents, dans la présence particulière que le pouvoir d’évocation du langage confère à leur « ne plus » et à leur « ne pas encore ». Ce que nous appelons le « présent » n’a donc pas le monopole de la présence : au lieu de dire le "passé", le "futur" et le "présent", affirme saint Augustin, nous ferions mieux de dire le "présent du passé ", le "présent du futur " et le "présent du présent " : trois présents, traduisant trois négations du verbe être par trois façons d’être différentes. Quelle est alors la façon d’être, la « présence » propre du présent ? Si le passé est présent grâce à cette activité interprétative qu’est la mémoire, si le futur est présent grâce à cette autre activité interprétative qu’est l’anticipation, le présent a ceci de particulier que sa présence n’est pas tributaire d’une activité interprétative : le présent, selon saint Augustin, c’est ce qui est présent directement à notre attention. Qu’est-ce donc que l’attention ? C’est cette part de notre activité que nous ne dirigeons pas vers des traces du passé pour les décrypter, ni vers des promesses du futur pour les élucider, mais vers ce qui, venant juste d’apparaître, n’est plus une promesse et n’a pas encore laissé de trace. Puisque la mémoire et l’anticipation ont vocation à s’étendre dans les deux directions opposées du passé et du futur, la première s’efforçant de remplir n’importe quel temps écoulé en comblant les lacunes de son récit, la seconde visant à couvrir n’importe quel temps à venir en complétant ses prédictions, leur double activité est susceptible d’investir entièrement n’importe quel espace de temps, aussi long soit-il, aussi bref soit-il. Il doit pourtant y avoir, au cœur de tout espace de temps, quelque chose qui ne peut pas s’étendre dans le temps et qui est plutôt de l’ordre du point : le point où l’attente se renverse en souvenir, où un ancien pressentiment se réalise et devient vestige. C’est sur ce nécessaire point de rencontre que se focalise l’attention. Quand l’âme est inattentive, quand elle n’assure pas, instant après instant, l’articulation de ses deux tensions opposées, alors le temps est, comme on dit, « perdu ».

     Mesurons le chemin parcouru. Au moment où nous posions le problème du temps, nous avions trois bonnes raisons de juger qu’aucun espace de temps, même très bref, ne peut être présent tout entier à notre âme : la première raison était qu’une partie de cet espace de temps a forcément déjà disparu, la deuxième qu’une autre partie n’est pas encore apparue, la troisième que ce qui nous est présent se réduit à un point. Ces trois raisons sont certes toujours aussi valables, mais nous avons appris, en suivant saint Augustin, à les traduire en langage positif, à les « retourner ». Au lieu de prouver qu’aucun espace de temps n’est présent à notre âme, ces trois raisons prouvent maintenant que notre âme est triplement présente à n’importe quel espace de temps : grâce à sa tension vers le présent du passé, grâce à sa tension vers le présent du futur, grâce à sa tension vers le présent du présent. Ayant ainsi retourné les raisons qui nous faisaient douter de notre capacité à appréhender un espace de temps, pouvons-nous également retourner la raison qui nous a fait douter de notre capacité à mesurer un espace de temps ? Rappelons cette raison. Il est impossible, disions-nous, de distinguer un long passé d’un court passé, ou un long futur d’un court futur, puisque ni le passé ni le futur n’existent : le néant abolit toutes les différences de grandeur. Comment retourner une telle raison ? En la traduisant d’abord, comme nous avons appris à le faire. Ne parlons donc plus de passé ni de futur, cherchons plutôt la différence entre temps long et temps court dans ce qui est présent à notre mémoire ou à notre anticipation. À son commencement, un espace de temps n’est pour nous qu’un ensemble d’attentes. Au fur et à mesure que le temps s’écoule, de plus en plus de ces attentes disparaissent, remplacées par autant de souvenirs : en prenant en charge ce que visait l’anticipation, notre mémoire s’agrandit de ce que cette dernière a perdu. Nous ne pouvons être attentifs au point de passage de l’une à l’autre sans être également attentifs à ce perpétuel transfert, jusqu’à ce que toute anticipation soit épuisée et que le l’espace de temps soit intégralement présent à la mémoire. Cela veut dire que nous évaluons la proximité du futur par l’appauvrissement de son attente et l’éloignement du passé par l’enrichissement de son souvenir. Il est donc bien vrai que nous mesurons le temps en nous-mêmes, et que pour ce faire nous nous appuyons précisément sur la propriété du temps qui semble d’abord le rendre rebelle à toute mesure : son flux perpétuel, son écoulement incessant.

     Tous les obstacles semblent désormais levés. Mais pour bien juger où nous en sommes vraiment, imaginons un esprit sachant déchiffrer les vestiges et scruter les prémonitions avec une ampleur et une pénétration telles que rien ne lui échapperait du passé ni du futur. On dira peut-être que cette supposition est extravagante, tant notre aptitude moyenne au souvenir et à l’anticipation est éloignée du pouvoir de ce génie, capable de se rendre présent à la totalité des siècles déjà accomplis et encore à accomplir. Pourtant, affirme saint Augustin, la différence entre la connaissance acquise par cet être imaginaire et la nôtre est en réalité insignifiante si on les rapporte toutes deux au seul véritable point de comparaison, à Dieu et à sa connaissance éternelle du futur et du passé. Car c’est là qu’est l’abîme : entre notre présence au temps, due au rassemblement de trois présents, à la synthèse laborieuse de trois activités différentes et même concurrentes de l’âme, et l’acte absolument simple qui saisit toute la création dans un présent unique. Et qu’on ne dise pas de notre génie supposé qu’il serait plus proche que nous de la science divine : c’est au contraire en multipliant et diversifiant les rapports entre les trois tensions, donc en s’éloignant toujours davantage de l’unité créatrice, que l’homme peut progresser dans son appréhension du temps.

     Comme nous pouvions nous y attendre, le problème du temps n’est donc pas supprimé par sa solution : celle-ci n’a fait qu’approfondir le conflit entre notre existence temporelle et notre aspiration à l’éternité. Certes, nous ne sommes plus inhibés quand on nous demande ce qu’est le temps. Les analyses précédentes nous permettent de lui faire une place au sein de la création. Cette place, le lieu où séjourne le temps, c’est clairement l’âme. Là où il n’y a pas d’âme, le temps n’est rien, car il compte pour rien. Il n’y a ni passé, ni futur, ni même véritable présent pour un être incapable d’activité spirituelle, incapable de reconnaître et d’interpréter les empreintes de ce qui fut et les annonces de ce qui sera, incapable de les transformer en récits ou en prédictions, en mémoire et en anticipation, incapable également d’être attentif au point de passage de l’une à l’autre. Mais si le temps doit sa consistance à la tension de l’âme dans trois directions opposées, vers trois présents concurrents, cette triple tension, ajoute saint Augustin, est nécessairement pour l’âme une « distension », une dispersion de son effort pour accéder à la présence. L’âme court toujours le risque de se perdre en faisant vivre le temps, d’errer dans les regrets du passé et l’inquiétude du futur en oubliant de se concentrer sur ce qui est devant elle. C’est par le temps et sa triple présence que l’âme humaine est reliée à son créateur, mais c’est à cause du temps qu’elle s’en éloigne. C’est dans le temps qu’elle doit aller vers lui, et c’est contre le temps qu’elle doit lutter pour l’atteindre. La distension de l’âme est au cœur de toute expérience religieuse.

 

En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Conférences":

- Temps et sens des catégories chez Kant

Dans le chapitre "Explications de textes":

- Augustin: La volonté divisée

- Heidegger: Le temps, critère ontologique

- Kierkegaard: Ce qui "arrive"

- Nietzsche: La volonté et le temps

- Bergson: La durée pure

Et dans le chapitre "Notions":

- La Mémoire

- La Mesure

- Le Progrès

- Le Temps

 

BIBLIOGRAPHIE 

AUGUSTIN, Oeuvres, sous la direction de Lucien Jerphagnon, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 3 tomes, 1998-2002

Jean-Claude ESLIN, Saint Augustin, L'homme occidental, Paris, Éd. Michalon, Coll. "Le bien commun", 2002

Dominique DOUCET, Augustin, L'expérience du verbe, Paris, Éd. Vrin, Coll. "Bibliothèque des philosophes", 2004  

 

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