PERSÉVÉRER DANS SON ÊTRE
SPINOZA
Né en 1632 à Amsterdam dans une famille juive venue du Portugal jusqu’aux Pays-Bas pour y jouir de la liberté religieuse, Spinoza mourra à La Haye en 1677 après avoir été banni de la communauté juive, exilé de sa ville natale, condamné comme hérétique et athée par les autorités politiques et religieuses de Hollande et contraint de renoncer, par prudence, à publier son œuvre majeure, l’Éthique.
Le lecteur de ce livre monumental est invité à suivre un chemin que Spinoza lui-même déclare « extrêmement ardu » : le chemin conduisant vers le vrai contentement ou « béatitude ». Trouver le chemin du vrai contentement était déjà le projet formulé dans un ouvrage de jeunesse, rédigé vers 1660 mais laissé inachevé : le Traité de la Réforme de l’Entendement. Dès cette date, Spinoza affirmait sa résolution de chercher un bien véritable, différent de ceux que les hommes recherchent communément. Qu’il s’agisse de la richesse, de l’honneur ou du plaisir des sens, tous ces biens sont tels qu’ils ne peuvent par principe appartenir à plusieurs, et s’avèrent en outre fragiles, périssables, soumis au pouvoir de l’événement : les convoiter ne peut donc que nous rendre méchants et malheureux. La résolution de Spinoza était de s’enquérir d’un bien qui serait susceptible, au contraire, de se communiquer, un bien dont la possession aurait pour fruit « une éternité de joie continue et souveraine ».
Pour effectuer cette conversion dans sa recherche du bien, l’être humain doit accomplir un travail de réforme intellectuelle : il doit comprendre pourquoi le fait de se détourner des biens incommunicables et périssables n’implique de sa part aucun renoncement, aucun sacrifice. Cette compréhension est l’enjeu ultime des démonstrations de l’Éthique. Ceux qui assimilent ces démonstrations atteignent la béatitude, les autres non : les premiers sont des « sages », les seconds demeurent des « ignorants ». Mais ce que Spinoza démontre également, et qu’il rappelle dans les dernières lignes de l’ouvrage, c’est que les premiers sont sages « par une certaine nécessité éternelle », alors que les autres, par la même nécessité, restent ignorants. L’Éthique ne devrait donc convaincre que les lecteurs qui sont prédestinés à l’être.
Or ceux qui sortent convaincus de la lecture de l’Éthique voudraient croire qu’ils le sont à cause de la force des démonstrations contenues dans ce livre, et non parce qu’ils étaient prédéterminés à penser ainsi. Quant à ceux qui entreprennent cette lecture, ils n’accepteront de suivre Spinoza que s’ils se sentent libres de le faire : pourtant, ils apprendront en le lisant qu’ils ne sont pas libres de le faire. Y a-t-il là une contradiction ? Peut-être cette liberté et cette non-liberté sont-elles la même chose considérée sous deux angles différents. Pour y voir plus clair, arrêtons-nous sur l’une des formules favorites de Spinoza dans l’Éthique, la formule « persévérer dans son être ».
« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être », écrit Spinoza au commencement de la troisième partie de l’Éthique. Il s’agit d’une sorte de loi régissant toutes les « choses », c’est-à-dire tout ce qui est « réel » au sens le plus large de ce mot : aussi bien les réalités physiques que les idées, les corps que les âmes, les États que leurs citoyens. Chacune de ces choses, nous dit Spinoza, tend obstinément à maintenir ce qu’elle est, autant que le lui permettent d’autres choses qui tendent tout aussi obstinément à maintenir ce qu’elles sont. Cela vaut pour les choses que nous nommons « fragiles », comme si elles portaient en elles l’éventualité de leur destruction. Ce que nous trouvons dans leur prétendue fragilité, c’est de la solidité : aussi faible que soit la résistance qu’elles opposent aux choses susceptibles de les briser, c’est dans les limites de cette résistance qu’elles sont ce qu’elles sont, ne cédant jamais qu’à plus fort qu’elles. De même, les êtres que nous nommons « mortels » comme s’ils étaient spontanément voués à mourir, les êtres humains par exemple, ne meurent que lorsqu’ils sont tués, détruits par des causes extérieures : ils meurent vaincus, par des maladies, par des ennemis, par le poids d’une situation qu’ils ne peuvent supporter. Il arrive que leur mort prenne l’aspect du suicide et nous fasse dire qu’un être humain « se donne la mort » : mais ce n’est jamais par sa propre nature, c’est toujours contraint par le monde extérieur qu’il le fait. À ne considérer que sa propre nature, en faisant abstraction de ce qui favorise ou contrarie son effort, l’être humain n’est pas destiné à vivre pour une durée limitée, mais à persévérer dans son être pour une durée indéfinie.
Ce n’est pas seulement dans l’être, mais dans « son » être, que chaque chose s’efforce de persévérer : l’enjeu de son effort n’est pas la simple conservation, la simple survie, mais la réalisation de sa propre définition et de tout ce qui en résulte. S’il ne s’agissait que de persévérer dans l’être, s’il ne s’agissait, pour un être humain, que de se maintenir en vie, la seule conséquence à tirer de la formule de Spinoza serait qu’il faut y parvenir à n’importe quel prix, par n’importe quel moyen : aucune façon de persévérer ne pourrait être dite meilleure ou pire qu’une autre. Mais cette indifférence n’est plus concevable si l’on admet que l’être humain s’efforce de persévérer dans « son » être propre, de vivre selon son essence individuelle. Car il peut arriver que la réussite ou l’échec de cet effort dépende exclusivement du jeu des circonstances extérieures, d’événements qui se trouvent lui être tantôt favorables, tantôt défavorables. C’est même ce qui doit arriver le plus souvent, compte tenu de la situation naturelle de l’être humain dans le monde. Mais c’est pourtant ce que l’être humain devrait éviter pour vivre effectivement selon son essence individuelle : il devrait faire en sorte d’y parvenir à cause de cette essence et non à cause d’autre chose. À la façon passive dont l’homme persévère dans son être au gré des événements, la philosophie doit substituer une façon active de persévérer dans son être, indépendamment des événements. Si, comme le promet son titre, le livre de Spinoza contient une éthique, c’est parce que son objet est d’enseigner au lecteur comment persévérer activement dans son être.
Mais en même temps qu’elle implique ce projet éthique, la formule de Spinoza entraîne une autre conséquence qui paraît rendre un tel projet irréalisable, voire absurde. Car dans un monde où tout s’efforce de persévérer dans son être, nul n’a le pouvoir de faire autre chose que ce qu’il est déterminé à faire. Non seulement les actes d’un être quelconque, humain ou non, sont régis par la plus stricte nécessité, mais ils le sont doublement. À tout moment, il lui est impossible de faire moins que ce qu’il fait, parce qu’une tendance intérieure l’oblige à persévérer dans son être autant qu’il le peut ; et il lui est également impossible de faire plus que ce qu’il fait, parce qu’une pression extérieure le force à ne persévérer dans son être qu’autant qu’il le peut. Celui qui prend pour point de départ la formule de Spinoza sera donc conduit à nier, comme le fait Spinoza lui-même, l’existence de ce pouvoir de choisir qu’on appelle le « libre arbitre » et qui est pour beaucoup de philosophes la véritable définition de la liberté humaine. Mais ne sera-t-il pas alors conduit à nier également que l’être humain ait la moindre capacité de changer de comportement, de se réformer, de passer d’une façon passive à une façon active de persévérer dans son être, et même d’accepter ou de refuser un projet éthique ? Sitôt engagés sur le chemin que Spinoza nous invite à suivre, nous découvrons apparemment que ce chemin est impraticable et nous sommes tentés de renoncer.
Spinoza doit nous convaincre qu’un projet éthique impliquant la réforme de l’individu est compatible avec l’idée que toutes les actions de cet individu sont strictement déterminées. Cette exigence semble d’autant plus difficile à satisfaire que la réforme proposée par Spinoza devrait représenter pour l’être humain une véritable libération. Passer d’une façon passive à une façon active de persévérer dans son être, c’est en effet passer d’un état où le succès de son effort dépend de causes extérieures à un état où ce succès ne dépend que de soi-même. C’est donc devenir libre, en un sens particulier du mot « liberté » : non pas le libre arbitre, le prétendu pouvoir de choisir en échappant à toute nécessité, mais le fait d’obéir uniquement à la nécessité interne de sa propre nature, sans devoir subir la contrainte d’une nécessité extérieure. L’homme n’est certes pas encore libre en ce sens, soutient Spinoza, mais il peut le devenir. L’être qui est déjà libre en ce sens, l’être qui n’a pas à devenir libre, c’est l’être que l’on peut concevoir seul, sans avoir besoin pour cela de concevoir d’autres êtres. Tel n’est pas le cas de l’être humain, union d’un corps déterminé et d’une âme déterminée. Il est impossible de concevoir un corps quelconque sans le situer dans l’ordre matériel par rapport à une infinité d’autres corps : c’est ce que Spinoza exprime en disant que tout corps est un certain « mode de l’étendue ». Toute âme, toute idée, est de même inconcevable sans ses relations dans l’ordre intellectuel avec une infinité d’autres idées, c’est un « mode de la pensée ». Pour concevoir un être libre, il faudrait concevoir un être qui n’a pas d’ « autre ». C’est ce que nous faisons, explique Spinoza, quand nous concevons la substance unique de tout ce qui est, la substance qui contient et produit en elle l’infinité des modes de l’étendue, l’infinité des modes de la pensée. Cette substance, nous pouvons l’appeler « Nature », ou « Dieu ». Dieu est le seul être à être seul, donc libre. Il persévère librement dans son être, sans subir la contrainte restrictive d’une nécessité extérieure, en ne suivant que sa propre nécessité.
C’est de la position de Dieu comme substance qu’il faut partir pour comprendre que le projet éthique de Spinoza n’a rien d’absurde et que le chemin qu’il propose peut être suivi. Car on comprend alors ceci : ce que chaque chose particulière, chaque mode de l’étendue ou de la pensée, subit comme une nécessité qui la pousse à persévérer dans son être en se heurtant à d’autres choses, c’est cela même qui constitue la liberté de Dieu. En d’autres termes, ce que nous appelons « non liberté » est exactement la même chose que ce que nous appelons « liberté » : l’esprit passe de l’une à l’autre par une simple commutation, selon qu’il dirige son attention vers Dieu ou vers l’un de ses modes. Et c’est également par une commutation que l’être humain, selon Spinoza, peut passer de la passivité à l’activité, de la non liberté à la liberté. Sans recourir à un mystérieux pouvoir de transcender ce qu’il est, sans rompre l’ordre du monde, sans jamais rien faire d’autre que ce qu’il est nécessairement déterminé à faire, mais en comprenant ce qu’il ignorait auparavant : que cette nécessité est l’expression en lui de la libre puissance de Dieu. L’homme se libère par la connaissance.
La connaissance qu’un être humain prend de son effort pour vivre selon son essence individuelle est en effet partie prenante à cet effort. Celui qui persévère activement dans son être sait qu’il persévère dans son être. À l’épanouissement de son corps, à l’autonomie de sa capacité d’agir, correspond dans son âme un épanouissement parallèle, une autonomie de la capacité de comprendre. L’idée qu’il forme de son effort est une idée complète, une idée à laquelle rien ne manque pour rendre compte de ce qu’elle contient : c’est ce que Spinoza appelle une « idée adéquate ». Inversement, celui qui n’a de son effort qu’une « idée inadéquate », une représentation mutilée, celui qui n’en perçoit par exemple que les effets sans avoir la moindre idée de leur cause, témoigne par là même de sa faible aptitude à vivre selon son essence propre. Tel est exactement l’état naturel de tout être humain. Il sait bien, dès sa naissance, qu’il désire certaines choses tandis que d’autres lui inspirent de la répulsion, mais il ne sait pas pourquoi. Ignorant que c’est uniquement parce que les unes favorisent son effort tandis que les autres le contrarient, il ne comprend pas que son désir n’a au fond rien à voir avec les choses qu’il désire, et que c’est en lui-même qu’il faudrait en chercher la racine. Alors qu’il est poussé vers ces choses à cause de sa plénitude d’être, il s’imagine qu’il est attiré vers elles parce qu’elles comblent son manque, son néant. Il ressent certes les conséquences naturelles de son effort : il éprouve de la joie quand sa puissance d’agir est augmentée, de la tristesse quand elle est diminuée. Mais tant qu’il a de ces sentiments une idée inadéquate, il est impossible qu’ils lui apparaissent comme des effets de sa tendance à réaliser sa propre définition. Il les rapporte plutôt aux événements, aux situations ou aux personnes qui leur sont associés dans son esprit. Ce sont ces événements, ces situations ou ces personnes qu’il considère comme les causes de ce qu’il éprouve, c’est d’eux qu’il se sent tributaire de sa joie ou de sa tristesse. Ces dernières deviennent alors, littéralement, des « passions », des formes passives et aliénées de son affectivité. L’être humain ne manque pas alors d’éprouver de l’amour pour tout ce qu’il associe à sa joie, de la haine pour tout ce qu’il associe à tristesse. Mais comme il ignore que la seule réalité qui ne peut jamais lui manquer se trouve en lui-même, plus son attention se focalise sur des causes qui ne sont liées qu’accidentellement au succès de son effort, plus la peur de les perdre contamine sa joie et pervertit son amour, renforçant sa tristesse et sa haine. C’est ce qui explique pourquoi la vie affective des humains est dominée par des passions tristes et haineuses qui les rendent ennemis les uns des autres, et même ennemis d’eux-mêmes quand la superstition religieuse s’en mêle en prêchant le renoncement et l’humilité à des êtres qui souffrent précisément de ne pas savoir comment désirer, comment s’affirmer.
Tel est l’état naturel des êtres humains : une servitude, une aliénation passionnelle dont la connaissance, selon Spinoza doit les libérer. Mais comment ? Quelle vérité faudrait-il donc enseigner aux hommes pour qu’ils cessent d’être ainsi asservis ? Il faudrait leur apprendre que ce qui est vraiment bon pour eux, ce n’est pas la chose extérieure qu’ils associent à leur joie et dont ils se rendent dépendants, c’est la conservation de leur être. Une telle vérité a-t-elle la moindre chance d’être efficace à l’égard des passions ? Lorsque la science nous apprend quelle est la vraie distance du soleil, nous ne cessons pas pour autant de le voir dans le ciel à une distance qui n’a aucune commune mesure avec elle. Une erreur a certes été corrigée, mais notre illusion subsiste, car elle contient quelque chose de réel : elle exprime la façon dont notre corps est affecté par la perception du soleil. Toute idée inadéquate, toute représentation mutilée de la réalité, n’en est pas moins une représentation de la réalité et contient de ce fait un élément irréductible qu’aucune connaissance ne saurait abolir. Or c’est le cas des passions qui asservissent l’être humain : elles expriment le fait irrémédiable que l’homme n’est qu’une petite partie de la Nature, qu’il dépend à jamais de toutes les autres parties et ne saurait donc prétendre, ni maintenant ni plus tard, être la cause exclusive de ce qui se passe en lui. Pour déraciner nos passions, comme pour arracher de nous les illusions perceptives, il faudrait que nous devenions autres. C’est ce que Spinoza exclut par principe : chacun s’efforce, non de devenir autre, mais de persévérer dans ce qu’il est.
Une nouvelle fois, nous sommes tentés de renoncer à suivre Spinoza parce que son projet éthique paraît incompatible avec le principe qu’il met en œuvre. Et une nouvelle fois, cette tentation vient de ce que nous croyons qu’un changement doit venir de l’extérieur et ne concevons pas la possibilité d’une transformation immanente, d’une commutation interne. La connaissance qui libère n’est pas celle qui viendrait du dehors corriger les passions en laissant subsister leur noyau irréductible de réalité, c’est celle qui prend pour objet ce noyau irréductible, autrement dit la passivité réelle de l’être humain. Ce dernier est affecté par une multitude de causes elles-mêmes affectées par d’autres à l’infini : l’idée qu’il prend de ses affections ne peut alors être que fragmentaire, inadéquate. Mais dès qu’il les connaît rationnellement, il découvre en chacune de ses affections des propriétés appartenant aussi bien aux causes qui l’affectent qu’à lui-même : le propre de la connaissance rationnelle est de dégager des propriétés communes aux choses qu’elle étudie. Cette recherche du commun ne se fait pas au détriment de l’individualité : elle la met au contraire en valeur puisqu’une propriété commune à deux choses est tout entière dans l’une comme dans l’autre. La connaissance rationnelle fait donc découvrir à l’être humain, en chacune de ses affections, quelque chose qui dépend entièrement de lui, qui résulte de sa nature propre. Il peut alors en former une idée complète, achevée, adéquate. Tout le secret de la commutation est là : l’idée adéquate surgit à l’intérieur de l’idée inadéquate, la possibilité de persévérer activement dans son être se révèle au cœur de la passivité elle-même.
Plus l’être humain entretient de rapports, plus il est affecté par ces choses extérieures qui le dominaient auparavant, plus il est maintenant en mesure d’y trouver des propriétés communes et de former des idées adéquates. À l’alternance de joie et de tristesse que lui imposaient les événements peut alors se substituer une unique joie : la joie de connaître. Car l’âme humaine, comme toute chose, s’efforce de persévérer dans son être, et son être consiste précisément à connaître ce qui affecte le corps auquel elle est unie. L’homme qui connaît rationnellement ses affections ne peut donc manquer de sentir que sa puissance d’agir est augmentée, et que c’est à lui-même qu’il le doit. La joie qu’il en éprouve est une joie active : la passion de joie s’est commuée pour lui en action. Et les propriétés communes étant, par définition, toujours et partout présentes, cette joie de connaître est capable de constance, contrairement à la joie passive qu’il ressentait quand les circonstances, sans qu’il sache pourquoi, allaient dans le sens de ses efforts. La connaissance rationnelle écarte ainsi de lui le fond d’inquiétude qui caractérisait sa servitude.
La commutation des passions en actions ne modifie en rien les lois de la vie affective, en particulier la loi qui détermine l’être humain à éprouver de l’amour pour tout être auquel sa joie se rattache comme à sa cause. À quel être l’homme peut-il donc rattacher la joie de connaître, la joie de découvrir des propriétés communes aux choses qui l’affectent et à lui-même ? La recherche des propriétés communes à tous les corps, modes de l’étendue, le conduit à l’étendue elle-même. La recherche des propriétés communes aux âmes, modes de la pensée, le conduit à la pensée elle-même. L’une et l’autre le conduisent à la substance unique qui produit en elle les modes de l’étendue et de la pensée. C’est à Dieu que l’être humain rapporte en fin de compte la joie de connaître, c’est Dieu seul qui devient pour lui l’objet d’amour, d’un amour excluant toute haine, toute jalousie et toute mesquinerie. Loin de devoir être surmontée par une répression, ou par un effort de modération, la passion amoureuse ne l’est que par l’amour lui-même, quand il est poussé à son terme, libéré de ses entraves.
Nous pouvons dire que l’homme parvenu à ce stade est « libre » au sens où son effort pour persévérer dans son être s’accorde désormais à la nécessité extérieure au lieu de la subir comme une contrainte. Mais sa libération exige encore davantage que cet accord : elle exige qu’il n’ait plus affaire qu’à la seule nécessité de sa propre nature. Cela lui est impossible dans son existence temporelle, quand il doit réaliser son essence individuelle en affrontant la concurrence d’une infinité d’autres choses s’efforçant également de réaliser leur essence individuelle. Il n’y a que dans l’éternité qu’une telle concurrence disparaît et que chaque essence individuelle s’affirme indépendamment des autres, comme une conséquence absolument nécessaire, mais aussi absolument libre, de l’essence de Dieu. Connaître Dieu par l’intermédiaire des propriétés communes à toutes les choses doit préparer l’individu à le connaître d’une façon plus directe et plus intérieure : en comprenant que c’est de Dieu que vient pour l’éternité son affirmation de soi-même. Quand il accède à cette dimension d’éternité, sa joie de connaître devient « béatitude », bonheur d’être ce qu’il est, quoi qu’il arrive. L’amour de Dieu cesse alors d’être seulement un amour envers Dieu : l’homme comprend finalement que Dieu s’aime lui-même en toute chose qui persévère dans son être.
En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Explications de textes":
- Spinoza: Comment la démocratie disparaît
- Spinoza: L'idée, l'image, le mot
- Spinoza: La privation
- Spinoza: La superstition
Et dans le chapitre "Notions":
- La Cause finale
- Le Corps
- La Démonstration
- Le Désir
- La Folie
- Le Hasard
- L'Imitation
- Le Jugement
- La Liberté
- Le Mal
- La Méthode
- La Paix
- Les Passions
- Le Suicide
- La Vérité
BIBLIOGRAPHIE
SPINOZA, Oeuvres complètes, sous la direction de Pierre-François Moreau, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Épiméthée", en cours de parution, 2005-2020
Daniel PIMBÉ, Spinoza, Paris, Éd. Hatier, Coll. "Profil d'un auteur", 1999
Pierre-François MOREAU, Spinoza et le spinozisme, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Que sais-je?", 2003
Etienne BALIBAR, Spinoza et la politique, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Philosophies", 1985
Alexandre MATHERON, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éd. de Minuit, Coll. "Le sens commun", 1969
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