LE SOUCI
HEIDEGGER
Dans l’œuvre de Martin Heidegger (1889-1976), certains titres retiennent particulièrement l’attention. C’est le cas par exemple des Chemins qui ne mènent nulle part, recueil d’essais et de conférences publié en 1950. Les véritables chemins de pensée, estime Heidegger, ont ceci de particulier que nous ne les suivons pas pour aller quelque part en traversant au plus vite la forêt, mais pour nous enfoncer dans la forêt, et même nous y perdre. Pourquoi en est-il ainsi ? Qu’est-ce donc que penser, si cela doit conduire l’être humain à s’égarer au cœur de ce qu’il pense ? Tournons-nous vers un autre ouvrage de Heidegger, publié en 1954 sous le titre Qu’appelle-t-on Penser ? Penser, « penser à quelqu’un » par exemple, cela consiste à ne pas l’oublier, à ne pas le négliger, à s’occuper de lui. La pensée n’est pas une faculté, c’est une vocation : nous devons répondre à ce qui nous appelle à penser. Or tout nous appelle à penser, tout ce qui est, pourvu que nous le considérions dans son « être ». Penser, c’est répondre à l’appel de l’être, qui a besoin de nous pour ne pas tomber dans l’oubli.
Pourquoi cette pensée de l’être nous engage-t-elle sur des chemins qui ne mènent nulle part ? Nous trouvons un élément de réponse dans un essai daté de 1943 et intitulé De l’Essence de la Vérité. Heidegger y explique d’abord que la non-vérité est antérieure à la vérité comme le voilement est antérieur au dévoilement : nous devons supposer une dissimulation originelle de l’être si nous voulons comprendre notre difficulté d’accéder à la vérité. Mais, montre ensuite Heidegger, loin d’être abolie quand nous accédons à la vérité sur telle ou telle chose, cette dissimulation de l’être se renforce au contraire, car elle se double d’un oubli de l’être. Plus nous accumulons de vérités sur les choses, plus notre science se développe, plus l’être lui-même devient mystérieux, et plus ce mystère est oublié. Il appartient alors à la philosophie, non de dissiper le mystère, mais de l’affronter, c’est-à-dire de s’y enfoncer, de s’y perdre.
Ne pouvons-nous toutefois espérer de la philosophie la découverte d’une vérité autre que les vérités décevantes de la science, ne pouvons-nous espérer qu’elle atteigne la vérité de l’être lui-même ? Nous le pouvons, semble répondre cette fois l’ouvrage majeur de Heidegger, son chef d’œuvre, le livre qui sert de référence à tous les autres, y compris aux trois écrits que nous venons d’évoquer. Paru en 1927, ce livre inachevé, « Première partie » à laquelle manquera toujours la seconde, a pour titre Être et Temps et formule cette thèse : la vérité de l’être, c’est le temps. Armée de cette thèse, la pensée de l’être aurait dû, semble-t-il, pouvoir s’engager sur des chemins qui mènent quelque part. Or nous savons qu’il n’en est rien. Il nous faut maintenant tenter de comprendre pourquoi, en partant d’une notion centrale d’Être et Temps, la notion de « souci ».
On attribue au poète latin Hyginus un recueil de fables mythologiques dont l’une raconte qu’à l’origine de l’homme une querelle s’est élevée entre la Terre, qui avait fourni un morceau d’elle-même, le Souci, qui avait modelé ce morceau de terre pour lui donner forme humaine, et Jupiter, qui lui avait insufflé l’esprit : chacun exigeait de donner son propre nom à l’être ainsi créé. La querelle fut arbitrée par Saturne, qui décida qu’à la mort de cet être Jupiter recevrait son esprit et la Terre son corps, mais que durant sa vie c’est le Souci qui le posséderait. Quant à son nom, qu’il soit appelé « homme », car il est fait d’humus.
Heidegger cite cette ancienne fable dans Être et Temps, la présentant comme une façon naïve d’exprimer certaines des thèses qu’il y développe. Le point essentiel à ses yeux est la décision de Saturne fixant la destinée de chaque être humain : il sera toute sa vie possédé par le souci. Une telle affirmation paraît excessive : ne sommes-nous pas, dans notre vie, tantôt soucieux et tantôt insouciants, tantôt pris par les soucis, tantôt délivrés d’eux ? Mais peut-être est-ce justement cela, la « possession » de l’homme par le souci : l’insouciance humaine est l’insouciance d’un être toujours susceptible d’être soucieux, et par là même absolument différent des êtres qui ne connaissent pas le souci et ne peuvent donc pas non plus ressentir son absence. Ce que Saturne décide, selon la fable, c’est que l’homme ne pourra vivre sans que sa vie même lui apparaisse comme une tâche qu’il lui appartient d’assumer ou de ne pas assumer : d’où l’alternance de souci et d’insouciance qui constitue le « souci » au sens large. Exprimons la même idée d’une façon différente : l’homme est le seul être qui ait à se soucier de ce qu’il est. Telle est exactement la thèse de Heidegger.
Si le propre de l’homme ne consiste pas dans ce qu’il est, mais dans le souci qu’il doit avoir de ce qu’il est, les mots « homme » et « humain » risquent de nous induire en erreur puisqu’ils évoquent une « nature humaine » déjà acquise. De ce point de vue, l’autre aspect remarquable de la fable est l’ambiguïté du jugement rendu par Saturne. D’un côté il donne raison au Souci contre Jupiter et la Terre : c’est le Souci qui possède l’homme pendant sa vie. De l’autre, il lui donne tort quant à l’attribution du nom : l’homme s’appelle « homme » parce qu’il est fait de terre (humus). Le nom « homme » désigne ainsi ce dont l’homme est fait. Or si l’homme est possédé par le Souci, sa marque distinctive ne devrait pas être ce dont il est fait, mais ce qui l’appelle à décider personnellement de ce qu’il est. Par quel nom désigner cela ? Pour que l’homme, contrairement à toutes les choses qui se bornent à être ce qu’elles sont, puisse avoir à se soucier de son être, il faut bien qu’il soit d’emblée éclairé sur ce que veut dire « être ». L’homme est donc le lieu où la vérité de l’être se révèle : voilà ce que Heidegger désigne par le mot allemand Dasein (Da = là, Sein = être).
Certains jugeront insupportable cette prétention d’imposer un mot contre l’usage commun, et renonceront à suivre un philosophe capable de torturer ainsi la langue. Mais leur réticence pourrait au contraire les aider à comprendre le chemin que Heidegger doit tracer pour être un véritable maître à penser. Car en proposant le mot Dasein pour spécifier le mode d’être exceptionnel de l’homme, Heidegger s’engage à expliquer ensuite pourquoi les hommes ne ressentent guère le besoin d’une telle spécification et conçoivent sans difficulté leur être sur le modèle des choses qui sont simplement ce qu’elles sont. Comment une telle confusion peut-elle se produire dans le lieu même où la vérité de l’être se révèle ?
Acceptons de partir du mot Dasein. Nous ne pouvons plus alors parler d’un être humain comme nous parlons d’une chose : nous ne pouvons plus distinguer son « essence », l’ensemble des propriétés censées caractériser son humanité, de son « existence », le fait qu’il réalise ces propriétés ici et maintenant. Puisqu’il a à être ce qu’il est, le Dasein ne se définit pas par sa réalité, mais par sa possibilité : il n’a justement pas d’autre essence que d’exister, toujours projeté en avant de lui-même vers sa possibilité. Il ne peut toutefois exister ainsi sans éprouver en même temps le contrepoids de son projet dans ce que Heidegger appelle sa « facticité », l’évidence abrupte du fait accompli. À l’injonction de se prendre en charge répond en lui, à tout moment, le sentiment d’être « jeté » là où il est, sans y être pour rien. C’est cette tension entre son existence et sa facticité qui le voue en permanence au souci.
Toutefois, existence et facticité ne suffisent pas. Étant défini par sa possibilité, le Dasein doit inclure, non seulement la possibilité d’être soi-même, mais aussi celle de ne pas être soi-même. Car si c’est à l’homme que la vérité de l’être se révèle, c’est à l’homme également qu’elle doit se dissimuler.
Voyons comment s’opposent ces deux éventualités. Si c’est bien de « son » être que le Dasein a la charge, il doit y avoir des possibilités qui lui sont propres, qu’il ne partage pas avec les autres. Or parmi toutes les possibilités d’un existant, souligne Heidegger, celle qui lui est la plus propre est la possibilité de ne pas exister, de mourir. Il s’agit bien d’une possibilité, et même d’une pure possibilité. Tant qu’un homme existe, sa propre mort est la seule possibilité qui doive demeurer pour lui une possibilité : jamais il ne l’expérimentera en tant que réalité. Cette possibilité, en outre, ne saurait être déléguée : un être humain peut mourir pour d’autres, mais il ne peut pas mourir de la mort d’un autre. Si le choix qu’un homme fait parmi ses possibilités d’existence est vraiment le sien, c’est uniquement parce qu’à tout moment il est confronté à la possibilité absolument « sienne » de ne pas exister. Loin de le paralyser, l’angoisse devant sa propre mort doit le disposer à se soucier de son être. L’existence du Dasein est donc une existence orientée, c’est un « être vers la mort ».
Or quand nous considérons ce qu’on dit généralement sur la mort, nous y trouvons tout le contraire de ce qui vient d’être énoncé. Au lieu de reconnaître en nous l’ « être vers la mort », on prétend que c’est la mort qui vient vers nous, comme un événement qui nous atteint les uns après les autres. Au lieu de voir dans la mort une possibilité, on la présente comme la réalité la mieux attestée de notre condition. Au lieu de mettre en valeur le caractère unique d’un « pouvoir mourir » propre à chacun, on affirme que la mort est la loi à laquelle nous devons tous nous soumettre. Et tout cela est vrai. Cette deuxième approche de la mort ne s’oppose pas à la précédente comme l’erreur s’oppose à la vérité : si c’était le cas, il serait possible de la rejeter après en avoir reconnu la fausseté. Mais ce qu’on dit couramment sur la mort ne donne aucune prise à la critique. Quand l’être humain considère, non sa propre mort, ni même celle de quelqu’un d’autre, mais la mort anonyme, la mort de tout le monde et de personne, ce qu’il doit en dire est ce que tout le monde dit anonymement, sans que personne n’ait à le penser : sur le fait qu’ « on » meurt, la vérité se trouve nécessairement dans ce qu’ « on » dit. Ce qui menace le Dasein, ce n’est donc pas l’erreur, c’est l’« inauthenticité », la tentation d’oublier ce qui lui revient en propre, de parler comme on parle, de penser comme on pense, d’être comme on est.
L’homme peut ainsi exister d’une façon authentique ou d’une façon inauthentique. Il suffit toutefois de considérer sérieusement cette alternative pour détruire l’apparent équilibre entre les deux possibilités qu’elle oppose. Car l’existence inauthentique est nettement privilégiée. C’est autour d’elle que se construit l’environnement familier aux êtres humains, un environnement dans lequel rien de bouleversant n’est censé se produire. Le sentiment que tout est normal imprègne ce curieux phénomène qu’est la « vie quotidienne » : l’homme est le seul être à avoir une vie de tous les jours consistant à occulter la possibilité d’une autre vie. Et c’est seulement sur fond de quotidienneté, et en rupture explicite avec elle, qu’apparaissent parfois des éclairs d’authenticité, lorsque la familiarité avec le cours normal des choses se disloque et que le Dasein éprouve un sentiment d’étrangeté devant le fait d’exister et surtout un sentiment d’angoisse devant son intime possibilité de ne plus exister.
L’inauthenticité est si massive, si prépondérante chez l’homme, que nous devons y voir davantage qu’une simple tentation : une déchéance générale, une pente que tous les humains dévalent, ce qui doit bien se rapporter d’une certaine façon à la structure du Dasein. Toujours projeté en avant de lui-même, ce dernier ne vit pas seulement dans le monde : il fait face au monde, il rencontre le monde. Voué à rencontrer les choses qui l’entourent, il est par là même voué à se laisser accaparer par elles. Cette préoccupation, cet affairement quotidien, constitue le « souci » au sens ordinaire, c’est-à-dire inauthentique, de ce terme : le souci de l’homme « soucieux » de tout ce qui lui arrive, et de ce fait totalement « insouciant » à l’égard de la mort, sa possibilité la plus propre. Quand le Dasein se laisse accaparer par les choses, quand il se perd en elles, il conçoit son être sur le modèle de la chose qui est ce qu’elle est, il oublie qu’il a, lui, personnellement, à se soucier de ce qu’il est. C’est ainsi que la vérité de l’être se dissimule pour lui, d’une dissimulation qui n’a rien d’accidentel puisqu’elle appartient à sa déchéance, laquelle se déduit de son concept.
Mais quelle est donc cette vérité paradoxale qui semble ne se donner à l’homme que pour mieux lui échapper ? Continuons à nous laisser guider par le concept de Dasein, en le considérant dans l’intégralité de ses traits caractéristiques, tenant compte à la fois de son existence, de sa facticité et de sa déchéance. Nous pouvons rassembler les trois aspects du Dasein dans cette unique formule, qui énonce en quelque sorte la structure du souci : « être en avant de soi déjà jeté dans un monde où on s’est laissé accaparer par des objets de rencontre ». Or que signifie « être en avant de soi-même », sinon être toujours à venir ? Que signifie « être déjà jeté », sinon être toujours passé ? Et que signifie « être accaparé par des objets de rencontre », sinon être toujours présent ? La structure du souci, c’est la structure du temps, l’articulation des trois dimensions temporelles que sont l’avenir, le passé et le présent. Déjà, dans la fable latine c’est le dieu du temps, Saturne, qui décidait que l’homme aurait toute sa vie à se soucier de son être. Risquons alors une hypothèse : la vérité de l’être, ce serait le temps. Telle est l’hypothèse défendue dans le livre qui a pour titre Être et Temps.
Puisque le Dasein, par définition, est ouvert à ce que veut dire « être », chacun de nous devrait, selon cette hypothèse, reconnaître le temps comme la vérité de l’être. En est-il ainsi ? Considérons les mots qui nous viennent d’emblée à l’esprit quand notre intention n’est pas seulement de parler d’une chose, mais de parler de la façon d’être de cette chose, d’envisager cette chose « en tant qu’elle est », du point de vue de son être, lorsque nos paroles visent ce que Heidegger appelle un « étant ». Considérons en particulier la façon dont nous exprimons la différence entre deux réalités qui ne « sont » manifestement pas de la même façon, comme par exemple un théorème mathématique et un phénomène biologique. Notre seul critère est alors le temps : nous disons que la vérité du théorème mathématique est indépendante du temps tandis que c’est dans le temps qu’a lieu le phénomène biologique. Nous opposons selon le même principe l’étant éternel qu’est Dieu et l’étant temporel qu’est l’homme.
Si cet usage fournit un indice que le temps est bien pour nous la vérité de l’être, comment une telle vérité en vient-elle alors à se dissimuler ? Il suffit pour le comprendre de tirer les conséquences de l’usage du temps comme critère de distinction entre les diverses régions de l’étant. Une fois que nous avons fait la différence entre ce qui est dans le temps et ce qui est hors du temps, une fois que nous avons distingué, à l’intérieur de la première région, la temporalité de la nature et celle de l’histoire, et à l’intérieur de la seconde région l’intemporalité des mathématiques et l’éternité de Dieu, le tableau qui se présente à nous relègue le temps d’un seul côté, du côté des choses dites « temporelles », le côté opposé apparaissant maintenant comme n’étant justement pas « temporel », n’ayant aucun rapport avec le temps. Ainsi, ce qui nous a servi de critère pour différencier deux régions semble après coup n’appartenir qu’à une seule des deux, la région dans laquelle le moment présent est toujours fugitif, toujours condamné à disparaître pour être remplacé par un autre. C’est dans l’autre région, pensons-nous alors, que se trouve l’être véritable, l’être qui ne risque pas de ne plus être ce qu’il a été, ou de ne pas être encore ce qu’il sera. C’est donc hors du temps, finalement, que nous cherchons la vérité de l’être : celle-ci s’est dissimulée.
Quel est le lien entre cette dissimulation et la déchéance du Dasein ? L’homme à qui la vérité de l’être se dérobe, c’est l’homme déchu, l’homme que son existence inauthentique conduit à privilégier la dimension du présent : présent de la rencontre, présent de la préoccupation toujours renouvelée. Il conçoit le temps à partir de l’instant présent, comme une succession d’instants qui n’accèdent à la présence que pour en être aussitôt exclus. Le temps exprime alors pour lui l’imperfection d’être, l’impuissance à se maintenir dans la présence : c’est un fleuve emportant indifféremment les hommes et les choses, tout ce qui est voué à la disparition. Quand on relie de cette façon le temps et la finitude, on interprète cette dernière de façon négative, par contraste avec la perfection infinie de l’être véritable, de l’être hors du temps, Dieu. Mais c’est au contraire positivement, répond Heidegger, que la finitude du Dasein est reliée au temps, et nous n’avons pas besoin de comparer l’homme à Dieu pour concevoir ce lien. Le temps authentique n’est pas une succession d’instants, mais une structure dans laquelle l’avenir commande le passé et le présent : c’est parce que l’homme existe en se projetant en avant de lui-même que le passé de sa facticité et le présent de sa préoccupation peuvent apparaître. Ce privilège de l’avenir dans la structure du temps n’aurait aucun sens s’il s’agissait d’un avenir illimité. Ce qui donne tout son sérieux au souci qu’un homme a de ce qu’il est, ce qui fait de l’avenir l’enjeu de son existence, c’est sa perpétuelle confrontation à une limite infranchissable, absolue : sa propre mort. Seule la perspective de la mort peut engendrer et aiguiser le contraste entre le « pas encore » du projet et le « déjà » d’un fait accompli sur lequel il ne sera plus possible de revenir. Et c’est bien cette perspective qui, seule, fait du présent un temps à la fois soucieux et insouciant.
Si nous admettons avec Heidegger que le propre de l’homme est d’avoir un certain savoir de l’être, autrement dit une « ontologie », nous pouvons résumer de cette façon tout ce qui précède : notre ontologie est oublieuse de son fondement, puisqu’elle repose sur l’idée que le temps est la vérité de l’être et qu’elle aboutit à la négation de cette idée. Dans ces conditions, quelle tâche assigner à la philosophie, sinon celle de rendre à l’ontologie le fondement qu’elle ne cesse d’oublier ? Au commencement de Être et Temps, Heidegger explique ainsi que son projet est de constituer une « ontologie fondamentale » à partir de l’analyse du Dasein et de son souci de ce qu’il est. Le concept authentique de temps, qui se dégage de cette analyse, devrait en effet permettre de montrer en quel sens tout étant, y compris l’étant dit intemporel ou éternel, est en réalité « temporel » relativement à son être.
Poursuivre un tel objectif revient à vouloir écarter le voile qui nous cache la vérité. Cette volonté est unanime chez les philosophes, et plus généralement chez tous les hommes qui, prétendant énoncer le vrai, ne peuvent soutenir leur prétention sans le dissocier clairement du faux, du trompeur, de l’illusoire. Mais une dissociation de ce genre a-t-elle sa place sur le chemin que Heidegger nous invite à suivre ? Nous l’avons vu : ce qui nous masque la fonction ontologique du temps, ce n’est rien d’autre que cette fonction même, quand elle s’effectue. En d’autres termes, la vérité de l’être se dissimule par le mouvement de sa révélation. Il n’y a rien ici à éliminer ou à incriminer, ni cause d’erreur, ni puissance trompeuse, ni obstacle. Incriminer la déchéance du Dasein n’aurait de sens que si nous pouvions, elle aussi, la mettre à part, la dissocier du reste. Mais ce n’est pas le cas : la déchéance appartient au Dasein comme la dissimulation appartient à la vérité. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Être et Temps, dont l’introduction formule le projet d’une ontologie fondamentale, est à cet égard un livre inachevé, un fragment. Si tel est bien le cas, ce n’est pas seulement ce livre, c’est la philosophie de Heidegger elle-même qui doit demeurer fragmentaire, tendue vers une révélation et se heurtant à la dissimulation que cette révélation porte en elle. C’est par cet inachèvement, paradoxalement, que Heidegger va jusqu’au bout de son chemin, c’est par lui qu’il est un maître à penser. Pour reprendre l’image qui lui a inspiré le titre d’un autre de ses ouvrages, le chemin en question n’est pas la route qui traverse ou contourne une forêt pour nous mener quelque part, mais un de ces chemins qui s’enfoncent au cœur de la forêt, et nous y laissent.
En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Explications de textes":
- Heidegger: Le temps, critère ontologique
- Heidegger: La vérité
- Heidegger: La technique moderne
Et dans le chapitre "Notions":
- L'Angoisse
- L'Existence
- Le Jugement
- Le Possible
- La Technique
- Le Temps
- La Vérité
BIBLIOGRAPHIE
HEIDEGGER, Etre et temps, trad. F. Vezin, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Tel", 1986
HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Tel", 1962
Alain BOUTOT, Heidegger, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Que sais-je?", 1989
Françoise DASTUR, Heidegger et la question du temps, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Philosophies", 1990
Jean BEAUFRET, Dialogue avec Heidegger, Paris, Éd. de Minuit, Coll. "Arguments", 4 vol., 1973-1985
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