LE DÉSIR DE RECONNAISSANCE
HEGEL
Le 15 octobre 1806, au lendemain d’une bataille qui a vu l’écrasement de l’armée prussienne et marqué la fin du Saint Empire germanique, Napoléon traverse la ville d’Iéna. Un des spectateurs de cette scène note : « C’est un sentiment prodigieux de voir un tel individu qui, concentré sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine ». Ce spectateur, qu’anime une conscience aiguë du bouleversement que connaît alors le monde, c’est Georg-Wilhelm-Friedrich Hegel (1770-1831). Depuis 1801, Hegel est professeur à l’université d’Iéna : il le restera jusqu’en 1807, l’année même où paraît son premier grand ouvrage, la Phénoménologie de l’Esprit. Nommé plus tard professeur à Nuremberg, puis à Heidelberg et enfin à Berlin, il publiera la Science de la Logique en 1812 et 1816, l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques en 1817 et la Philosophie du Droit en 1821.
Revenons à la Phénoménologie de l’Esprit, livre dont le titre seul a de quoi nous impressionner, voire nous effrayer. Mais procédons par ordre. Il s’agit dans cet ouvrage de l’ « esprit », c’est-à-dire de ce qu’on oppose communément à la « matière ». Nous sommes alors tentés de penser que le livre de Hegel ne porte que sur une partie de la réalité, à l’exclusion de l’autre partie. Ce serait oublier qu’une telle séparation n’a de sens que pour l’esprit, que la matière ne se reconnaît pas comme telle ni ne reconnaît l’esprit comme son autre, alors que l’esprit se reconnaît et reconnaît la matière comme son autre. « Esprit » n’est pas le nom d’une partie de la réalité, c’est le nom de toute la réalité dans la mesure où elle se reconnaît elle-même. C’est le nom de l’absolu.
Se reconnaissant lui-même dans toute réalité, l’esprit est voué à s’apparaître à lui-même sous formes de « figures » différentes. La description de toutes ces figures, de tous ces phénomènes de l’esprit, mérite bien d’être nommée la « phénoménologie de l’esprit ». Une telle phénoménologie constitue le savoir suprême, puisqu’elle est la connaissance que l’absolu prend de lui-même. Son « auteur », Hegel en l’occurrence, n’est alors qu’une sorte de scribe, se bornant à rédiger son texte sous la dictée de l’absolu. Car telle est la philosophie : la retranscription de ce qui est, donc de ce qui a été, mais jamais la prescription de ce qui devrait être. La philosophie vient toujours après : elle est semblable, dira Hegel, à l’oiseau de Minerve, à la chouette, qui « ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit ».
Parmi les phénomènes de l’esprit, un de ceux qui manifestent le plus familièrement sa vocation à la reconnaissance est sans doute le désir que nous avons tous nous-mêmes d’être reconnus par d’autres êtres humains. Il n’est pas étonnant que Hegel accorde à ce phénomène une place de choix. Suivons-le dans sa description.
Nous souffrons de ne pas être reconnus. Nous ne souffrons pas seulement lorsqu’on bafoue notre dignité et que nous avons l’impression de ne compter pour rien. Même quand ses droits sont respectés, chacun de nous voudrait en outre que les autres partagent l’intime conviction de sa valeur unique, irremplaçable. Dans notre effort pour attirer sur nous l’attention, pour conquérir ou défendre cette réputation que nous appelons « gloire », « honneur » ou « prestige », nous nous rendons parfois admirables, mais souvent ridicules ou odieux. Depuis toujours, le désir de reconnaissance fournit d’excellents prétextes à la censure moralisatrice du comportement humain, et depuis toujours cette censure est complètement vaine, parce qu’il est impossible de comprendre l’être humain sans mettre au centre son désir d’être reconnu et l’ensemble des conséquences, aberrantes ou grandioses, de ce désir. C’est ce que montre Hegel dans un chapitre essentiel de sa Phénoménologie de l’Esprit.
Le titre de ce chapitre est La vérité de la certitude de soi-même. Au moment où il va parler du désir de reconnaissance, Hegel nous annonce par son titre que ce qui est en jeu dans ce désir, c’est la vérité elle-même : chercher à se faire reconnaître, c’est une façon de chercher la vérité. Inversement, si quelqu’un renonçait à la reconnaissance, il renoncerait du même coup à la vérité. Serait-il alors dans l’erreur ? Non, il s’en tiendrait, nous dit Hegel, à la simple certitude de soi-même. Il aurait la certitude d’être un « moi », mais il ne ferait rien pour transformer cette certitude subjective en vérité objective, en vérité reconnue après avoir été exposée aux yeux de tous. Il ne ferait rien pour modifier la première image que les autres ont de lui, celle d’un être vivant, borné à une stature déterminée, à des traits déterminés, à un caractère déterminé. Il serait pourtant intérieurement convaincu que cet être vivant qu’ils voient, ce n’est pas vraiment lui. Il saurait que ces limites charnelles ne sont pas les siennes, il sentirait en lui la liberté de les transcender, mais il le garderait pour lui. Nous pouvons être tentés d’approuver un tel renoncement, en nous disant que c’est dans cette intériorité secrète que la valeur d’un être humain est la plus pure, et finalement la plus « vraie » : toute extériorisation, toute « objectivation » ne peut que la fausser, la compromettre en la soumettant aux aléas dégradants de l’action. Que répondre à cela ? Il n’y a rien à répondre, explique Hegel, il n’y a qu’à laisser cette prétention à la pureté se contredire elle-même, en suivant sa propre logique. Car que préserverait-il vraiment, celui qui voudrait ainsi préserver de toute manifestation extérieure la certitude intime de sa valeur humaine ? Il préserverait son animalité, rien de plus. Le propre de l’animal est en effet de vivre dans la coïncidence immédiate avec soi, sans distance, sans le recul permettant de parler de soi-même, de s’analyser, de se juger. L’animal éprouve le sentiment muet de soi, seul l’être humain accède à la conscience de soi, mais il ne peut y accéder que s’il sort de lui-même, s’il prend le risque de l’objectivation, s’il accepte de se faire reconnaître. Un être humain ne conquiert son humanité qu’en risquant de la perdre. Il la perd en revanche s’il veut la conserver : l’effort pour la maintenir pure est précisément ce qui la fait tomber dans son contraire. Ce processus inéluctable d’autocontradiction est la loi de toute réalité : Hegel le nomme la « dialectique ».
Le désir de reconnaissance n’est donc pas une aberration regrettable de notre comportement, mais ce qui fait de nous des êtres humains. Il en résulte trois conséquences. La première est que le désir de reconnaissance n’est pas pour nous un désir parmi d’autres, mais la loi de tous nos désirs, ce qui fait d’eux des désirs humains et non animaux. Alors qu’un animal désire seulement la possession de telle ou telle chose, un être humain désirera qu’on lui reconnaisse le droit à la possession de cette chose. Il pourra alors arriver qu’il désire une chose uniquement parce qu’on ne lui reconnaît pas le droit de la posséder : désir en apparence opposé au précédent, mais régi par la même loi, la loi selon laquelle chacun attend des autres qu’ils lui indiquent ce qui est à désirer. D’où une seconde conséquence : tout désir humain est un désir de désir, un désir dont l’objet véritable est le désir d’autrui, directement ou indirectement, positivement ou négativement. La différence que nous sentons tous entre les simples « besoins » et les « désirs » proprement dits s’explique par là. La faim est un besoin limité que nous assouvissons, comme tous les animaux, en consommant une nourriture quelconque, mais le désir de manger est susceptible de raffinements infinis parce qu’il est un désir de reconnaissance : son véritable objet n’est pas la nourriture, mais à travers elle le désir que nous supposons chez les autres. C’est parce que tous nos désirs sont au fond des désirs de reconnaissance que nous pouvons être conformistes ou anticonformistes, désirant nous faire admettre en nous identifiant à ce que les autres désirent, ou bien nous faire remarquer en nous identifiant à ce qu’ils ne désirent pas. La troisième conséquence, enfin, est celle que Hegel met particulièrement en valeur. Quand chacun, pour être reconnu, cherche à capter le désir d’autrui, il doit d’abord négliger le fait que ce désir est également un désir d’être reconnu. Chacun commence donc par vouloir être reconnu par l’autre sans reconnaître l’autre : le rapport primordial entre les hommes ne peut alors être qu’un conflit.
D’autres, avant Hegel, ont soutenu le caractère primordial du conflit entre les hommes, mais ils ont généralement expliqué cet état de fait « par le bas », en invoquant des pulsions bestiales agressives que la raison ne parvient pas à contrôler. L’originalité de Hegel est de proposer au contraire une explication « par le haut », de présenter le conflit comme une lutte pour la reconnaissance de ce qui est proprement humain en l’homme, l’unique moyen qu’ait chacun de transformer en vérité la certitude de sa valeur transcendante dès lors que tous les autres aspirent à la même transformation pour leur propre compte : les hommes ne se battent pas parce qu’ils perdent leur humanité, ils se battent pour la conquérir. Cette explication par le haut ne réduit en rien la violence du conflit, bien au contraire. Car la lutte pour la reconnaissance, soutient Hegel, ne peut être qu’une lutte à mort. La mort n’est pas nécessairement l’enjeu d’un conflit animal, mais elle est nécessairement l’enjeu du conflit humain. Quand chaque adversaire veut forcer l’autre à le reconnaître, il doit lui apporter la preuve qu’il ne se réduit pas à son existence biologique, qu’il ne lui est même pas spécialement attaché, qu’il n’est donc pas attaché à la vie en général : il n’y a qu’une façon de le prouver, pour l’un comme pour l’autre, c’est d’accepter le risque suprême, le risque de la mort. Cela n’est pas réservé aux rares individus qui nous étonnent par les dangers insensés qu’ils affrontent volontairement. Il suffit qu’autrui me regarde pour que je me sente tenu de prouver quelque chose, de répondre d’une façon ou d’une autre à cette sorte de sommation. L’être humain est voué au risque, et la mort est à l’horizon de tous les risques.
Toutefois, remarque Hegel, si le désir de reconnaissance oblige les deux combattants à risquer leur vie, il leur interdit en même temps de le faire jusqu’au bout, puisqu’on ne saurait être reconnu par un mort, ni quand on est mort. Celui qui cherche à prouver sa valeur en risquant sa vie n’atteindra son but que s’il continue de vivre. Pour satisfaire son désir de reconnaissance, il devra donc à la fois nier et affirmer sa vie, la supprimer dans son état antérieur tout en la conservant de façon à intégrer le bénéfice de cette suppression dans un nouvel état, dépassant le précédent. Or cette négation « dialectique » de la vie n’est pas du tout celle que la mort est susceptible d’opérer. La mort nie la vie en la supprimant purement et simplement, et cette suppression détruit tout, en particulier la vérité que l’homme aurait voulu prouver en défiant la mort. Aussi sensé que soit le projet de se faire reconnaître par le risque de sa vie, ce projet révèle son côté absurde quand on comprend que celui qui perd la vie perd également la reconnaissance, alors que celui qui renonce à la reconnaissance conserve au moins sa vie. Les deux sacrifices opposés ne forment pas une véritable alternative, pas plus que pour le voyageur agressé au cri de « la bourse ou la vie ! » : il faudrait qu’il soit particulièrement stupide pour s’imaginer avoir le choix entre sauver sa vie en sacrifiant son argent « ou bien » sauver son argent en sacrifiant sa vie !
Le problème humain, le problème posé à l’être humain par le désir de reconnaissance, est donc bien un problème dialectique, un problème de contraires qui devront finir par s’unir, mais qui se présentent d’abord figés dans leur scission, dans l’opposition entre deux nécessités aussi impérieuses l’une que l’autre : d’un côté la nécessité de se prouver, de prouver sa valeur, sa liberté, en risquant sa vie ; de l’autre la nécessité de conserver une vie qui compte au moins autant pour chacun que sa liberté, sa valeur ou sa conscience de soi. Le désir de reconnaissance doit d’abord nous diviser, déchirer notre conscience entre ces deux nécessités qui sont, nous dit Hegel, les deux « figures » antinomiques de l’humain. La première de ces figures fait valoir le mépris de la vie : elle exprime ce qui en l’homme est prêt à poursuivre le combat pour la reconnaissance jusqu’au bout, jusqu’à la mort. La seconde figure fait valoir l’évidente supériorité de la vie sur toutes les valeurs qui ont besoin de la vie alors que la vie n’a pas besoin d’elles : elle exprime ce qui dans l’homme est prêt à tous les renoncements, à tous les sacrifices, à toutes les humiliations pour garder la vie sauve. La première figure est celle du maître, la seconde est celle de l’esclave.
En nommant de cette façon les deux figures, Hegel indique clairement la relation qu’elles doivent entretenir. Pour obtenir la reconnaissance promise à ce qui en l’homme transcende la vie, il ne suffit pas de se montrer prêt à continuer la lutte à mort, il faut en outre qu’ait lieu, à côté de soi, en face de soi, près de soi ou même en soi, la décision contraire d’arrêter le combat : si une telle décision n’avait lieu nulle part, si partout se manifestait la même disposition à perpétuer l’affrontement, cette disposition irait partout jusqu’au bout d’elle-même et l’humanité sombrerait dans le néant absurde de la mort. Si celui qui risque son existence biologique peut se maintenir dans la vie afin d’y recueillir le bénéfice de sa témérité, c’est grâce à la peur de mourir de son vis-à-vis. Celui qui est reconnu ne l’est donc pas par un égal, mais par un inférieur, par un être qui renonce de son côté à la reconnaissance. Il a besoin de cet inférieur, qui est l’intermédiaire nécessaire entre lui et la satisfaction de son désir. Il n’est reconnu qu’en mettant à son service un être qu’il n’a pas à reconnaître : il n’est reconnu que comme le maître d’un esclave.
Or la reconnaissance qui pourrait nous satisfaire définitivement, c’est celle que nous témoigneraient des êtres que nous jugerions dignes de nous reconnaître, autrement dit des êtres que nous reconnaîtrions en retour. Une reconnaissance unilatérale, comme celle que le maître obtient de son esclave, ne comblera personne, ni l’esclave, ni même le maître. Ainsi, alors que les êtres humains ne semblent pouvoir se faire reconnaître que dans une lutte à mort, le seul résultat de cette lutte est apparemment de le leur interdire. Pour que leur aspiration soit satisfaite, le résultat en question devrait même être inversé, remplacé par son contraire exact : il faudrait substituer, à l’inégalité foncière du maître et de l’esclave, une réciprocité universelle des consciences, chaque conscience ne se sentant vraiment reconnue qu’à la condition de reconnaître toutes les autres. La relation dissymétrique entre le maître et l’esclave est-elle susceptible de se transformer d’elle-même, par sa logique propre, en son contraire ? Y a-t-il une dialectique du maître et de l’esclave ?
Considérons la servitude de l’esclave sous ses deux faces : peur de mourir et attachement à la vie. Considérons ces deux faces, non plus du point de vue du maître, mais du point de vue de l’esclave lui-même. La peur de mourir ne se réduit pas à ce qu’en perçoit le maître du haut de son orgueil. Elle n’est pas seulement une méprisable lâcheté qui fuit le combat et renonce à la reconnaissance, elle est également une expérience humaine fondamentale, une source irremplaçable de savoir. Elle apprend à l’esclave que toute sécurité est illusoire, car la mort n’est pas un danger particulier qu’il pourrait prévenir grâce à d’intelligentes précautions. Elle lui apprend à unir dans la même dérision toutes les formes de vie, de la meilleure à la pire, puisque toutes sont indifféremment soumises à ce maître absolu qu’est la mort. Elle lui apprend à ne tenir à rien, à ne compter sur rien, elle dissout en quelque sorte tous ses intérêts vitaux. Ce que l’esclave apprend grâce à sa peur, c’est donc exactement ce que cette peur l’empêche d’abord de montrer aux autres : que son « moi » n’est lié à aucune des incarnations qui sont menacées d’une façon si radicale, qu’il échappe à toutes à la fois, parce qu’il est une pure conscience de soi. Au moment même où sa peur semble l’exclure de l’humanité en le détournant du risque de la preuve ostensible, elle le cultive en secret. En dérobant sa certitude intime à la reconnaissance publique, elle approfondit cette certitude et la rend précisément digne d’être reconnue, bien plus digne que ne l’est la confiance en soi irréfléchie de l’homme téméraire, du maître.
Mais comment l’esclave pourrait-il faire reconnaître cette profondeur, lui qui a sacrifié ouvertement sa liberté à sa vie et mérite donc d’être traité comme une chose parmi les choses ? En manifestant son attachement à la vie, il a admis sa dépendance à l’égard du monde extérieur. Il a refusé l’action d’éclat qui permet au maître de se délivrer d’un seul coup de la pression des choses, de leur résistance, de leur adversité, en affichant la transcendance de l’humain. S’il doit vaincre à son tour cette pression, cette résistance, cette adversité, ce ne sera pas de façon spectaculaire, en leur imposant sa loi, mais patiemment et douloureusement, en suivant la leur : l’extériorisation propre à un esclave ne peut être que de l’ordre du travail. Or dans le travail, note Hegel, l’être humain voit son désir retardé : en s’opposant à ses efforts, la chose travaillée le contraint à remettre à plus tard le moment de la satisfaction, le moment où il pourrait affirmer sa supériorité en la consommant. Le travail fait souffrir l’esclave parce qu’il met son désir « en souffrance » : seul le maître connaît une jouissance sans retard puisqu’un esclave travaille pour lui.
Cette opposition entre délai nécessaire et satisfaction immédiate est le moment crucial de la dialectique du maître et de l’esclave. Considérons de plus près le retard que la chose travaillée impose au travailleur. Il est vrai que ce retard lui prend son temps, mais il est également vrai qu’il lui donne du temps : le temps de transformer la chose qu’il ne peut consommer. Plus la chose travaillée est résistante, hostile aux efforts de l’esclave, plus le temps qu’elle lui prend est douloureux, mais plus le temps qu’elle lui donne est fécond, car les transformations qu’il parvient à opérer n’en sont que plus durables : ce sont les matières dures qui gardent la trace de nos gestes. Grâce à l’adversité tenace des choses, les capacités humaines les plus discrètes, les plus réfléchies, les plus étrangères aux vertus ostentatoires du maître, trouvent la possibilité de s’inscrire dans des formes permanentes, de se rendre visibles à tous, de se faire reconnaître par tous dans les produit qui les reflètent. Et dès que nous le confrontons à ce mode patient d’objectivation, nous voyons le prestige du maître se renverser en son contraire. Au moment où il affiche la pureté de son humanité en refusant fièrement toute soumission aux choses matérielles, le maître en est réduit à n’avoir avec elles qu’un rapport de consommation immédiate, de jouissance bestiale. Et au moment où il croit témoigner de son souverain mépris pour tout ce qui est inférieur à la conscience humaine, c’est le meilleur de cette conscience, son intelligence la plus aiguë, la plus ingénieuse, qu’il ignore superbement. Reconnu d’emblée et sans équivoque, mais d’une façon unilatérale, donc insatisfaisante, le maître reste étranger à la façon dont l’esclave se fait reconnaître à travers les produits de son travail. Or c’est seulement de cette façon indirecte, soutient Hegel, c’est seulement en se donnant à contempler dans les transformations qu’ils imposent à leur monde commun, que les hommes parviendront à la réciprocité universelle qui peut satisfaire leur désir de reconnaissance. De ce monde commun, le maître est condamné à disparaître.
Si nous voulons aller droit au résultat, nous dirons donc que ce n’est pas en l’emportant sur autrui dans une lutte à mort, mais en collaborant avec lui dans la transformation laborieuse du monde, que l’être humain transformera en vérité sa certitude intérieure et se fera reconnaître. Ce résultat, toutefois, nous ne le devons pas à la valeur des arguments présentés « contre » la lutte ou « pour » le travail. En tant que maître à penser, Hegel n’argumente pas à proprement parler : il ne réfute pas, par exemple, la lutte pour la reconnaissance, il la laisse plutôt se réfuter elle-même et se transformer en reconnaissance par le travail. Et c’est pour cette raison que nous ne devons pas vouloir aller droit au résultat, comme si nous pouvions faire l’économie des idées fausses afin d’accéder directement au vrai. Aucun résultat ne doit être conçu en dehors de ce dont il résulte.
En lien avec cette étude, on pourra lire, dans le chapitre "Conférences":
- La Phénoménologie de l'Esprit (1): Le chapitre sur la certitude sensible
- La Phénoménologie de l'Esprit (2): La place de la Phénoménologie de l'Esprit dans le système du savoir.
- La Phénoménologie de l'Esprit (3): Le plan de la Phénoménologie de l'Esprit
- L'esthétique de Hegel
- La Preuve Ontologique
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Hegel: La loi du talion
- Hegel: Le héros et son valet de chambre
- Hegel: Le droit de la guerre
- Hegel: La ruse de la raison
Et dans le chapitre "Notions"
- L'Animal
- L'Art
- Le Châtiment
- Le Désir
- La Dialectique
- L'Etat
- L'Habitude
- L'Histoire
- Les Passions
- Le Progrès
- Le Travail
- La Vérité
BIBLIOGRAPHIE
HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Éd. Vrin, Coll. "Textes philosophiques", 2006
HEGEL, Introduction à la philosophie de l'histoire, trad. M. Bienenstock (dir.), Paris, Éd. Le livre de poche, Coll. "Les classiques de la philosophie", 2011
HEGEL, Principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. Kervégan, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Quadrige", 1998
HEGEL, Cours d'esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Paris, Éd. Aubier, Coll. "Bibliothèque philosophique", 3 vol., 1995-1997
Jean-François MARQUET, Leçons sur la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, Paris, Éd. Ellipses, Coll. "L'université philosophique", 2009
Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Éd. Gallimard, Coll. "Tel", 1985
Eric WEIL, Hegel et l'État, Paris, Éd. Vrin, Coll. "Collège philosophique", 1966
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