INTRODUCTION
De Platon à Lévinas, trente philosophes sont étudiés ici en tant que « maîtres à penser ». Il n’est peut-être pas inutile d’indiquer au préalable le sens exact que prend pour nous cette expression et d’énoncer les quelques thèses sur lesquelles son usage repose.
La première de ces thèses est très simple : c’est pour nous instruire, et pour nulle autre raison, que nous lisons les philosophes. Précisons : nous ne lisons pas Platon ou Épicure, Hobbes ou Schopenhauer, pour nous instruire sur eux, comme s’il s’agissait de monuments historiques qu’une personne cultivée se doit de visiter. Nous les lisons pour nous instruire sur ce dont ils parlent, sur la justice ou sur la mort, sur le pouvoir ou sur l’amour. Nous les lisons parce qu’ils nous enseignent quelque chose sur tout cela, parce qu’il vaut mieux savoir qu’ignorer, parce que nous en savons davantage avec eux que sans eux. Ils sont pour nous des maîtres au sens où l’est un instituteur, non au sens où le serait un chef, un meneur d’hommes, un gourou, un directeur de conscience.
Mais comment devons-nous les lire, ces philosophes que nous lisons pour nous instruire et pour nulle autre raison ? La bonne façon de les lire est évidemment celle qui favorise notre instruction, la mauvaise celle qui nuit à notre instruction : il n’y a pas pour nous d’autre règle de méthode. D’où cette deuxième thèse : c’est avec confiance et générosité que nous devons lire les philosophes si nous voulons tirer le meilleur profit de l’enseignement qu’ils peuvent dispenser. Quand ce qu’écrit l’un d’eux paraît faux ou absurde, nous avons plus à gagner à lui faire confiance qu’à nous croire nous-mêmes : nous augmentons nos chances d’apprendre quelque chose en pariant qu’une lecture plus complète dissipera notre première impression. Et quand il semble se contredire lui-même, c’est dans l’intérêt de notre instruction que nous devons faire preuve de générosité en cherchant si un examen approfondi de ses propositions ne permettrait pas de surmonter cette incohérence apparente.
L’importance de notre thèse vient de ce que la thèse opposée est parfaitement fondée. Il existe une excellente raison d’affirmer le contraire de ce que nous venons d’affirmer, de soutenir qu’un lecteur de Descartes, de Kant ou de Bergson devrait, précisément dans l’intérêt de son instruction, aborder ces auteurs avec méfiance, voire hostilité, faire preuve d’une sorte de mauvaise volonté systématique et ne laisser passer aucune absurdité, aucune contradiction apparente, sans la sanctionner aussitôt. Car si l’on attend d’un scientifique qu’il apprenne de ses erreurs, qu’il accepte de s’incliner devant le verdict impitoyable de l’expérience et sache renoncer à une théorie maintes fois confirmée le jour où elle est mise en échec sur un point précis, pourquoi dispenserait-on le philosophe de soumettre sa prétention de savoir à l’unique test auquel ses écrits soient exposés, celui du sentiment de vérité ou de fausseté, de cohérence ou d’incohérence, qu’éprouve un lecteur pointilleux ? Faire preuve en l’occurrence de confiance et de générosité, n’est-ce pas autoriser tous les faux fuyants, toutes les échappatoires ? En voulant mettre la philosophie à l’abri, en la rendant inaccessible à l’éventualité d’une réfutation, ne vide-t-on pas de toute substance sa revendication de vérité ?
Il n’y a rien à objecter à cet argument : rien, sinon l’existence imprévisible de ces êtres d’exception que sont les « grands » philosophes. Un penseur médiocre tentera effectivement de sortir de ses impasses en imaginant de piètres faux fuyants qui rendront son propos confus ou insignifiant. Confronté à une difficulté analogue, le penseur de génie la surmonte en inventant une nouvelle façon de voir les choses, en créant une de ces idées qui nous déconcertent à l’extrême la première fois que nous les rencontrons, mais qu’il nous semble après coup avoir toujours pressenties. Ce qui n’est chez le premier qu’une échappatoire, une esquive, se transforme miraculeusement chez le second en une façon d’avancer sur un certain chemin, de frayer une voie possible pour l’exploration du vrai. Si notre désir d’apprendre nous recommande la vigilance à l’égard du premier, il nous incite au contraire à suivre le second sur son chemin : nous avons tout à y gagner.
Suivre les grands philosophes sur les chemins qu’ils ont tracés, faire pour chacun d’eux la preuve qu’il y a plus à apprendre en continuant à le suivre qu’en y renonçant, voilà ce qui est proposé ici. Puisque ces philosophes sont des maîtres, soyons leurs élèves. Leurs élèves, non leurs disciples. Le disciple, c’est celui qui finit par penser comme le maître après avoir suivi les leçons du maître. L’élève est celui qui consent à penser avec le maître pour pouvoir suivre les leçons du maître. Telle est exactement notre situation : quand nous suivons Aristote et Spinoza, Hegel et Sartre, sur les chemins qu’ils nous ouvrent, quand nous acceptons, avec confiance et générosité, de tenir ces chemins pour de véritables chemins, des voies d’exploration et non de simples tactiques destinées à échapper aux difficultés, nous ne pensons certes pas comme eux, mais nous pensons avec eux, et cela seul nous permet de profiter de leur enseignement. C’est en ce sens précis que nous pouvons les nommer des maîtres « à penser ».
Certes, chacun de ces maîtres trace son propre chemin, et les chemins sont parfois fort divergents entre eux. Nul ne saurait prétendre être le disciple des trente auteurs étudiés dans ce cours de philosophie. Mais rien n’empêche d’être en même temps à l’école de deux philosophes qui furent historiquement tout à fait opposés, Épicure et Épictète par exemple, ou Hegel et Schopenhauer. Car ce qui rend les uns et les autres capables de nous instruire, c’est ce qu’ils ont tous en commun, ce qui les distingue tous de la pensée médiocre ou vulgaire : ils vont tous « jusqu’au bout ». Voilà ce que nous apprenons quand nous suivons l’un d’entre eux sur son chemin : nous apprenons jusqu’où va ce chemin, où il nous mène. Or cela, nous ne le savons pas par nous-mêmes. S’il nous arrive parfois d’emprunter tel ou tel chemin de pensée, jamais nous n’avons l’audace, la persévérance, le courage qui nous permettrait d’atteindre son terme, de découvrir le territoire vers lequel nous dirigent les quelques pas que nous faisons. Telle est notre troisième thèse : les grands philosophes sont des maîtres à penser parce qu’ils ont eu cette audace, cette persévérance, ce courage. Ils sont allés jusqu’au bout de leur chemin et peuvent nous enseigner ce qu’on y trouve. Si ce qu’ils écrivent nous déconcerte et heurte notre bon sens, c’est parce que le bon sens est la pensée qui ne fait jamais que quelques pas sur les chemins qu’elle emprunte. En réalité, nous pouvons nous fier aux grands philosophes : ce qu’ils nous disent est vrai.
Aussi loin qu’un philosophe soit allé, il n’a fait que poursuivre avec ténacité une de nos éventuelles orientations, une de ces impulsions qui sollicitent parfois notre esprit et que nous n’osons pas transformer en un véritable chemin. Aussi grande que soit la distance que ce philosophe a parcourue, des raccourcis sont donc, par principe, toujours possibles, non pour mettre la philosophe à notre portée, comme on dit, mais parce que notre portée peut à tout moment s’élargir. De tels raccourcis ne constituent en rien une « vulgarisation ». La science peut être vulgarisée, la philosophie jamais. La science est vulgarisée quand on expose dans la langue de tous les jours des théories que les scientifiques formulent mathématiquement parce qu’ils les conçoivent mathématiquement : pour cette raison, on ne dira jamais d’un vulgarisateur, même talentueux, qu’il a fait œuvre de science. En revanche on appelle « philosophie » l’activité consistant à commenter ce qu’un philosophe a écrit, à disséquer minutieusement son système et à le confronter à d’autres systèmes. On peut alors nommer « philosophie » une autre activité encore, une activité certes moins patiente, mais non moins rigoureuse, l’invention de raccourcis pour ceux qui s’engagent sur les chemins de la pensée. Un raccourci n’est pas un résumé : l’objectif n’est pas de ne rien perdre, ni même de perdre le moins possible, de ce qu’a pu écrire tel ou tel, mais d’éclairer ce que son chemin a d’unique et de montrer où il nous conduit. Voilà ce qui est entrepris dans ce cours de philosophie.