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SPINOZA: La superstition
SPINOZA : LA SUPERSTITION
ÉTHIQUE, Appendice de la Première Partie
Traduction de Bernard Pautrat
Paris, Édition du Seuil, Coll. « Essais », 1999, p. 81-83
Il suffira ici que je prenne pour fondement ce qui doit être à la connaissance de tous : je veux dire que les hommes naissent tous ignorants des causes des choses, et qu’ils ont tous l’appétit de chercher ce qui leur est utile, chose dont ils ont conscience. Car de là suit, premièrement, que les hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leurs appétits, et que les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, ils les ignorent, et n’y pensent pas, même en rêve. Il suit, deuxièmement, qu’en tout les hommes agissent à cause d’une fin, à savoir à cause de l’utile dont ils ont l’appétit, d’où vient que des choses accomplies ils veulent toujours savoir les causes finales et rien qu’elles, et quand on les leur a dites ils sont contents ; c’est qu’ils n’ont plus alors de raison de douter. Et si nul ne peut les leur dire, il ne leur reste plus qu’à se tourner vers eux-mêmes, à réfléchir aux fins qui les déterminent eux-mêmes d’ordinaire à de tels actes, et à juger nécessairement du tempérament d’autrui à partir de leur propre tempérament. En outre, comme ils trouvent en eux et hors d’eux bon nombre de moyens qui contribuent grandement à leur procurer ce qui leur est utile, comme par exemple des yeux pour voir, des dents pour mâcher, des herbes et des animaux pour s’alimenter, un soleil pour éclairer, une mer pour nourrir des poissons, etc., de là vint qu’ils considèrent tous les étants naturels comme des moyens en vue de ce qui leur est utile ; et parce qu’ils savent que ces moyens, ils les ont trouvés et non pas disposés, ils y ont vu une raison de croire que c’était quelqu’un d’autre qui avait disposé ces moyens à leur usage. Car une fois qu’ils eurent considéré les choses comme des moyens, ils ne purent plus croire qu’elles se fussent faites elles-mêmes ; mais à partir des moyens qu’ils disposent d’ordinaire pour eux-mêmes, ils avaient dû conclure à l’existence d’un ou plusieurs recteurs de la nature, dotés de liberté humaine, ayant pour eux pris soin de tout, ayant tout fait pour leur usage. Et le tempérament de ces recteurs également, puisqu’on ne leur en avait jamais rien dit, ils durent en juger d’après le leur : et c’est ainsi que ce préjugé tourna à la superstition et fit dans les esprits de profondes racines, ce qui fut cause que chacun mit son zèle et tout son effort à comprendre les causes finales de toutes choses et à les expliquer. Mais quand ils cherchèrent à montrer que la nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire qui ne soit à l’usage des hommes), ils ne montrèrent rien d’autre, semble-t-il, sinon que la nature et les Dieux délirent tout autant que les hommes. Regarde, je t’en prie, où finalement la chose en est ! Parmi tant de commodités qu’offre la nature, il fallut bien qu’ils découvrissent bon nombre d’incommodités telles que tempêtes, tremblements de terre, maladies, etc., et ils posèrent que cela avait lieu parce que les Dieux avaient été irrités par les offenses commises envers eux par les hommes, autrement dit par les péchés commis contre leur culte ; et quoique l’expérience se récriât chaque jour et montrât, par une infinité d’exemples, que commodités et incommodités arrivent indistinctement aux pieux et aux impies, ils n’en renoncèrent pas pour autant à l’invétéré préjugé : il leur fut en effet plus facile de ranger cela parmi les autres choses inconnues dont ils ignoraient l’usage, et demeurer ainsi dans leur présent et inné état d’ignorance, que de détruire toute cette construction et en inventer en pensée une neuve. D’où vint qu’ils tinrent pour certain que les jugements des Dieux échappent de très loin à la prise des hommes : et cela seul eût suffi à faire que la vérité demeurât pour l’éternité cachée au genre humain s’il n’y avait eu la Mathématique, qui s’occupe, non pas des fins, mais seulement des essences et propriétés des figures, pour montrer aux hommes une autre norme de la vérité ; et outre la Mathématique, on peut encore assigner d’autres causes (qu’il est superflu d’énumérer ici) qui ont pu faire que les hommes ouvrissent les yeux sur ces préjugés communs avant de se laisser conduire à la vraie connaissance des choses.
Deux phrases successives, situées au milieu de ce passage, éclairent sa structure : la première récapitule ce qui la précède, la seconde annonce ce qui la suit.
Ce que j’ai montré jusqu’à présent, déclare Spinoza dans la première des deux phrases, c’est la façon dont un certain « préjugé », commun à tous les hommes puisqu’il est de naissance, « tourne » nécessairement à la « superstition ». La première partie du texte est donc elle-même divisée en deux, l’auteur étant tenu de nous expliquer, d’abord, pourquoi nous adhérons tous, depuis notre naissance, au préjugé en question, ensuite pourquoi ce préjugé universel doit engendrer, chez tous, ce qu’il qualifie de « superstition ».
Cette superstition à laquelle nous sommes tous condamnés, cette superstition qui est notre première vision du monde, notre philosophie originelle, il faut bien pourtant que certains parviennent à en sortir et à la rejeter, en particulier l’auteur du texte qui la dénonce, à savoir Spinoza lui-même. Mais comment y parviennent-ils ? Qu’est-ce qui peut avertir les hommes que ce qu’ils pensent spontanément sur les choses et sur eux-mêmes est faux, qu’est-ce qui peut les mettre sur la voie de la vérité ? Certainement pas « l’expérience », répond la deuxième partie du texte. Aussi flagrants que soient les démentis que l’expérience leur inflige, non seulement les hommes n’y voient pas une raison de renoncer à leur conception superstitieuse, mais ils y trouvent l’occasion de l’enrichir, de l’approfondir, de s’y enfermer toujours davantage, la superstition se nourrissant de ce qui s’oppose à elle de la même façon qu’un délire paranoïaque se renforce au gré des objections qu’on lui adresse : c’est d’ailleurs le verbe « délirer » qui vient sous la plume de Spinoza dans la seconde des deux phrases. En conséquence, la deuxième partie du texte, comme la première, devra être divisée en deux, l’auteur étant tenu, d’abord, de rendre compte de ce développement délirant qui immunise la superstition contre tous les démentis de l’expérience, mais ensuite d’indiquer quels autres principes ont pu malgré tout guider certains, dont lui-même, sur la voie de la vérité.
Revenons au commencement du texte, et au préjugé originel des hommes, préjugé dû, écrit Spinoza, à ce qu’ils « naissent tous ignorants des causes des choses » et qu’en même temps « ils ont tous l’appétit de chercher ce qui leur est utile, chose dont ils ont conscience ». La naissance d’un être humain, c’est l’apparition d’une conscience dont la lumière, projetée en avant, dirigée exclusivement vers ce qu’il désire, éclaire autour de lui un monde d’objets désirables, moins désirables ou indésirables, tandis que les causes de tout cela, les causes expliquant son désir d’une part, les causes expliquant les objets qui l’entourent d’autre part, sont forcément plongées pour lui dans la nuit de l’ignorance. De ce mixte de lumière et de complète obscurité résultent, dès la naissance, deux convictions antérieures à toute réflexion, à toute acquisition, deux convictions dont l’étroite association constitue « le préjugé » proprement dit. La première conviction originelle des hommes est qu’ils « se croient libres » : voyant clairement dans quelle direction leur désir les entraîne, mais n’ayant pas la moindre idée de la cause qui les y pousse, ils s’imaginent qu’ils s’y dirigent d’eux-mêmes, à leur guise. Il s’agit là d’une croyance fausse, mais aussi, en un sens, d’une croyance satisfaisante : ignorant leur propre ignorance, ne pensant « pas même en rêve » à ces causes qu’ils ne connaissent pas, les hommes ne souffrent pas de ce qui leur manque. Ils en souffrent d’ailleurs d’autant moins que cela ne les empêche pas de tout expliquer à leur manière. Uniquement conscients de ce qu’ils désirent, exclusivement éclairés, à chaque instant, sur la « fin » qu’ils sont déterminés à poursuivre, sur « l’utile dont ils ont l’appétit », il leur vient spontanément à l’esprit que c’est « à cause » de cette fin qu’ils agissent. Ayant ainsi trouvé le moyen, en baptisant « cause » ce qui est un effet, d’expliquer leurs actions sans avoir à apprendre quoi que ce soit, il étendent naturellement ce mode d’explication à tout ce qui les entoure, à toutes les « choses accomplies » : elles aussi, se disent-ils, ont dû être accomplies « à cause d’une fin ». Telle est leur seconde conviction originelle, le second versant de leur préjugé : ce qu’il faut connaître pour comprendre le monde, pensent-ils, ce sont les « causes finales ».
Les causes finales « et rien qu’elles », précise Spinoza. Les hommes se ferment ainsi à la recherche des vraies causes, à toute véritable curiosité, à toute évolution, ils se bloquent sur leur situation de naissance et son mélange de conscience et d’ignorance, de lumière et d’obscurité. Mais ce blocage, ils ne s’en aperçoivent pas : il leur est dissimulé par toute une pseudo-recherche, une fausse curiosité, une évolution factice, par le « zèle » et « l’effort » que chacun met à « comprendre les causes finales de toutes choses et à les expliquer ». Deux cas peuvent alors se présenter. Les hommes peuvent naître dans un monde où le « zèle » et « l’effort » ont déjà atteint leur objectif, où des personnes autorisées sont déjà en place pour leur enseigner, précisément, « les causes finales de toutes choses ». Dans ce cas c’est très simple : une fois qu’on « les leur a dites », ces prétendues causes finales, « ils sont contents », prouvant ainsi que ce n’est pas la vérité qui les intéresse, mais de pouvoir se satisfaire de leur état. Mais l’intention de Spinoza est de reconstituer la genèse de ce qu’il appelle « superstition ». Il préfère donc traiter le deuxième cas, envisager ce qui se passe si « nul ne peut les leur dire », si les hommes doivent élaborer eux-mêmes leur conception du monde avec pour seuls outils conceptuels leurs deux certitudes de naissance, la certitude qu’ils sont libres et la certitude que les seules causes sont les causes finales. Certains que tout ce qu’ils accomplissent l’a été librement en vue d’une certaine fin, et jugeant « nécessairement du tempérament d’autrui à partir de leur propre tempérament », ils sont disposés à croire que toutes les choses accomplies l’ont été également par des êtres libres poursuivant certaines fins. Or ils remarquent l’existence, « en eux et hors d’eux », de « bon nombre de moyens qui contribuent grandement à leur procurer ce qui leur est utile », des yeux pour voir par exemple. Que les yeux permettent de voir, on ne peut l’expliquer réellement qu’en étudiant leur structure : c’est « à cause de » cette structure, « parce que » nos yeux sont constitués de telle façon, que nous voyons. Mais le premier mouvement de l’humanité, notre premier mouvement à tous, est de chercher une tout autre explication, compatible avec notre ignorance originelle des causes : puisque nous avons des yeux « pour » voir, pensent les hommes, puisque nos yeux sont par essence des « moyens », certes des moyens qui nous ont été donnés, des moyens que nous n’avons pas « disposés » nous-mêmes, mais des moyens que nous aimerions disposer si nous en étions privés, il faut « croire que c’est quelqu’un d’autre qui a disposé ces moyens à notre usage ». À des êtres qui ignorent les causes mais sont conscients de leurs désirs, le monde apparaît nécessairement comme un ensemble de moyens, et l’explication qui s’impose à eux consiste ainsi à affirmer « l’existence d’un ou plusieurs recteurs de la nature », un Dieu ou des Dieux, dotés d’une liberté comparable à celle que ces êtres s’imaginent posséder, d’un tempérament comparable au leur, et qui ont « pour eux pris soin de tout », « tout fait pour leur usage ».
Telle est donc la « superstition » : une explication religieuse du monde. Cette pseudo-explication, les hommes n’ont pas besoin qu’on la leur inculque : ils la forment d’eux-mêmes, en développant le préjugé qui est le leur à la naissance. À ce moment du texte, nous ne pouvons déterminer s’il s’agit pour Spinoza de critiquer une fausse religion au nom de la vraie, ou si son intention est d’établir la fausseté de toute religion. Quoi qu’il en soit, il s’agit clairement pour lui de dénoncer une explication erronée, et la question se pose de savoir comment certains – Spinoza lui-même en tout cas – ont pu se débarrasser d’une erreur aussi universellement enracinée. Que des Dieux aient « tout fait pour notre usage », cette conviction ne devrait pas résister longtemps, est-on tenté de penser, à la constatation des nombreuses « incommodités » que nous réserve la nature, « tempêtes, tremblements de terre, maladies, etc. ». Mais l’expérience n’est d’aucun poids contre une théorie à laquelle l’être humain s’accroche, trouvant en elle l’expression la plus juste de sa nature première. Voyant que le monde leur offre aussi bien du nuisible que de l’utile, les hommes n’en déduisent pas que les catégories « d’utile » et de « nuisible » sont sans pertinence pour penser le monde. Cela signifie au contraire, estiment-ils, que les Dieux tutélaires peuvent décider librement, soit de nous être utiles, soit de nous être nuisibles, utiles pour répondre au culte qui leur est rendu, nuisibles lorsqu’ils sont « irrités par les offenses commises envers eux ». La superstition trouve ainsi, dans ce qui aurait dû la réfuter sans appel, une raison de se renforcer, de se développer. Mais ce développement est celui d’une idée fixe, d’une pensée obstinée à ignorer toute occasion d’apprendre, décidée à ne trouver partout que des confirmations, d’une pensée folle par conséquent, d’un délire.
Ce caractère d’idée fixe délirante est encore plus manifeste lorsque la superstition, après avoir retourné à son profit l’objection des « nombreuses incommodités » en les interprétant comme des punitions infligées par des Dieux qui nous jugent, se trouve confrontée à un nouveau démenti flagrant de l’expérience, laquelle nous montre, « par une infinité d’exemples, que commodités et incommodités arrivent indistinctement aux pieux et aux impies ». Que le cours du monde ne donne pas le moindre signe d’une quelconque justice dans la répartition des biens et des maux, cela devrait clairement inciter les hommes, suggère Spinoza, à « détruire toute cette construction », à cesser de chercher des causes finales inexistantes, à comprendre que les fins ne sont pas des causes mais des effets, et à se consacrer plutôt à l’étude des vraies causes. Mais ils préfèrent prendre une autre voie, opter pour une solution « plus facile », à savoir la solution la plus facile de toutes : l’ignorance. Cette ignorance dont ils subissent les effets depuis leur naissance, ils finissent, à force de s’y enfermer, par la vouloir en tant que telle, par la choisir, en décrétant que ce cours du monde si manifestement étranger à tout souci de justice est en fait la réalisation d’une justice divine parfaite, mais d’une justice dont les motifs « échappent de très loin à la prise des hommes ». Quand l’humanité est ainsi convaincue que « les voies du Seigneur sont impénétrables », la boucle est bouclée : ce qui était né de l’ignorance aboutit à l’ignorance. Le délire superstitieux atteint alors son apogée en condamnant « la vérité » à demeurer « pour l’éternité cachée au genre humain ». Car c’est bien ce qui est en jeu lorsqu’on creuse un abîme infranchissable entre les jugements des Dieux et les jugements des hommes, lorsqu’on accorde aux premiers le monopole d’une « vraie » justice qui « échappe » et échappera toujours aux seconds. Si le mot « religion » désigne le lien entre l’homme et Dieu, la superstition détruit ce lien : ce qui est dénoncé dans ce texte, ce n’est pas la religion en tant que telle, c’est la fausse religion.
Que les hommes, déjà prisonniers depuis toujours d’un système d’interprétation absurde, en viennent ainsi à ne plus même croire en leur propre pouvoir de discerner le vrai, cela devrait, semble-t-il, leur fermer définitivement l’accès à la connaissance. C’est au contraire quand ils sont parvenus à ce point extrême que le salut peut surgir, qu’une lumière nouvelle peut leur révéler qu’en réalité ils savent parfaitement discerner le vrai et le distinguer du faux. Ils le savent en effet quand, loin de toute spéculation sur les causes finales, ils conçoivent « l’essence » d’une « figure » géométrique et en déduisent en toute certitude, avec une confiance que rien ne peut entamer, les « propriétés ». C’est là, quand ils prennent confiance en leur pouvoir, que les hommes commencent à se délivrer de la superstition, et c’est d’abord la « Mathématique » qui leur donne une telle confiance. Cette puissance libératrice initiale, la Mathématique la doit, certes, à la nature particulière de ses objets, ce qui explique pourquoi « d’autres causes » doivent s’y adjoindre. Car opposer à l’interprétation « finaliste » du monde la science mathématique du cercle ou du triangle ne suffit pas ; il faut pouvoir lui opposer une connaissance mathématique des choses et de l’homme : on comprend que Spinoza ne souhaite pas entrer ici dans le détail de son élaboration. Quoi qu’il en soit, les « autres causes » restent secondes, tributaires de « la Mathématique » et de la nouvelle « norme » qu’elle « montre aux hommes ». Puisque ces derniers naissent et grandissent dans l’erreur, puisqu’ils sont condamnés à juger avant de savoir juger, il leur sera impossible de « se laisser conduire à la vraie connaissance des choses » si la norme mathématique ne leur a pas, « avant », ouvert les yeux « sur ces préjugés communs ».
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Spinoza : Persévérer dans son être
Dans le chapitre « Conférences » :
- La Providence chez les Stoïciens
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Spinoza : La privation
- Spinoza : L’idée, l’image, le mot
- Spinoza : La disparition de la démocratie
- Leibniz : Le meilleur des mondes
- Leibniz : Liberté humaine et justice divine
- Hume : Le pire des mondes
Et dans le chapitre « Notions » :
- La Cause finale
- La Démonstration
- Le Désir
- La Folie
- L’Ignorance
- L’Imaginaire
- Le Jugement
- La Liberté
BIBLIOGRAPHIE
Éric DELASSUS : Penser avec Spinoza. Vaincre les préjugés. Analyse et commentaire de l’Appendice de la première partie de l’Éthique, Paris, Éditions Bréal, Coll. « La philothèque », 2014
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