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SARTRE: La mauvaise foi
SARTRE : LA MAUVAISE FOI
L’ÊTRE ET LE NÉANT, Première partie, chapitre II, § II
Paris, Édition Gallimard, Collection « Bibliothèque des Idées », 1943, p. 106-107
Si j’étais triste ou lâche à la manière dont cet encrier est encrier, la possibilité de la mauvaise foi ne saurait même être conçue. Non seulement je ne pourrais échapper à mon être, mais je ne pourrais même imaginer que j’y puisse échapper. Mais si la mauvaise foi est possible, à titre de simple projet, c’est que, justement, il n’y a pas une différence si tranchée entre être et n’être pas lorsqu’il s’agit de mon être. La mauvaise foi n’est possible que parce que la sincérité est consciente de manquer son but par nature. Je ne puis tenter de me saisir comme n’étant pas lâche, alors que je le « suis », que si cet « être lâche » est lui-même « en question » dans le moment même où il est, s’il est lui-même une question, si dans le moment même où je veux le saisir il m’échappe de toutes parts et s’anéantit. La condition pour que je puisse tenter un effort de mauvaise foi, c’est qu’en un sens je ne sois pas ce lâche que je ne veux pas être. Mais si je n’étais pas lâche, sur le mode simple du n’être-pas-ce-qu’on-n’est-pas, je serais « de bonne foi » en déclarant que je ne suis pas lâche. Ainsi, ce lâche insaisissable, évanescent, que je ne suis pas, il faut, en outre, que je le sois en quelque façon. Et qu’on n’entende pas par là que je dois être « un peu » lâche, au sens où « un peu » signifie « dans une certaine mesure lâche – et non-lâche dans une certaine mesure ». Non : c’est totalement lâche, et sous tous les aspects, que je dois à la fois être et n’être pas. Ainsi, en ce cas, la mauvaise foi exige que je ne sois pas ce que je suis, c’est-à-dire qu’il y ait une différence impondérable qui sépare l’être du non-être dans le mode d’être de la réalité humaine.
Il faudrait manquer singulièrement d’expérience pour nier que la « mauvaise foi » existe, et il faudrait manquer singulièrement de logique pour nier que ce qui existe est « possible ». La mauvaise foi est indéniablement une possibilité humaine : l’être humain, nous le savons tous, est capable de nier l’évidence, de s’obstiner à vouloir croire ce qu’au fond il ne peut croire, de soutenir par exemple qu’il n’est pas lâche au moment même où sa lâcheté saute aux yeux. Ce fait étant incontestable, il devrait être permis d’en faire un critère décisif pour toute théorie formulée sur l’être humain, d’estimer qu’aucune théorie de ce genre ne sera recevable si elle ne peut rendre compte de la possibilité de la mauvaise foi. N’est-ce pas toutefois faire trop d’honneur à ce qui est quand même un défaut, une tentative méprisable de dissimulation de la part d’un être trop lâche pour prendre le risque de la sincérité ? Nous qui assimilons généralement la mauvaise foi, lorsqu’elle est effective, à un mensonge sur soi-même, pouvons-nous considérer sa simple possibilité comme le révélateur de ce que nous sommes vraiment ?
Que la possibilité de la mauvaise foi soit le révélateur de notre vérité, c’est ce qu’affirme Sartre dans ce passage. Elle est même, selon lui, le révélateur de notre vérité « ontologique », du « mode d’être de la réalité humaine », rien de moins. En d’autres termes, la manière dont, en tant qu’être humain, je suis ce que je suis, la manière dont je suis triste par exemple, ou lâche, c’est la manière dont je dois l’être pour que la mauvaise foi soit possible : mon mode d’être, c’est celui qu’elle exige. Or qu’exige la mauvaise foi pour être possible ? Elle « exige, répond Sartre en une formule étonnante, déconcertante, que je ne sois pas ce que je suis » : condition exceptionnelle, unique, distinguant radicalement l’être humain de tout le reste. Si cette condition exceptionnelle n’était pas remplie, si mon mode d’être était simplement, comme celui de n’importe quelle « chose » au sens très large du terme, « d’être ce que je suis » et de « ne pas être ce que je ne suis pas », si, par exemple, « j’étais triste ou lâche à la manière dont cet encrier est encrier, la possibilité de la mauvaise foi ne saurait même être conçue » : or cette possibilité est incontestable, ce qui réfute l’hypothèse.
Arrêtons-nous sur cette prétendue incompatibilité, affirmée dès la première phrase du texte, entre le mode d’être de la chose et la possibilité de la mauvaise foi. Elle ne sera pas admise par ceux qui font de la mauvaise foi, purement et simplement, un mensonge au sens ordinaire du terme. L’homme de mauvaise foi, diront-ils, n’est rien d’autre qu’un menteur. Il ment en disant qu’il n’est pas lâche alors qu’il sait l’être, et il ment encore en prétendant le croire alors qu’il n’en croit rien, ce qui nous fait dire justement que sa « foi » est « mauvaise ». Or si la mauvaise foi n’est qu’un mensonge, ajouteront-ils, loin d’être incompatible, comme le veut Sartre, avec le mode d’être de la chose, elle trouve dans ce mode d’être, dans l’opposition tranchée entre « ce que je suis » et « ce que je ne suis pas », dans l’opportunité offerte, à celui qui sait, de tromper celui qui ne sait pas, son terrain le plus favorable. Si j’étais lâche comme cet encrier est encrier, objecteront-ils, je pourrais justement envisager de tromper, en me prétendant courageux, ceux qui ne me connaissent pas, tout comme je puis dire, à celui qui ignore ce que c’est, que l’encrier sur ma table est un flacon de parfum.
Quelle idée Sartre se fait-il de la mauvaise foi pour affirmer d’emblée qu’elle n’est possible que si notre mode d’être n’est pas celui d’une chose ? Voyons comment il justifie cette thèse initiale : si j’étais lâche comme l’encrier est encrier, écrit-il, « non seulement je ne pourrais échapper à mon être, mais je ne pourrais même imaginer que j’y puisse échapper ». Que le mode d’être de la chose interdise au lâche d’échapper à sa lâcheté, c’est assez évident ; mais à en croire Sartre, ce mode d’être irait jusqu’à lui interdire le simple « projet » d’échapper à sa lâcheté. En utilisant le verbe « imaginer » pour désigner ce projet, Sartre montre de quelle façon il reprend à son compte l’association courante de la mauvaise foi à la fausseté : le lâche de mauvaise foi est pour lui un homme qui « imagine » pouvoir échapper à sa lâcheté, qui veut s’en persuader, cherche pour cela des raisons et se dispose à les accueillir complaisamment, sans se montrer trop regardant. Or comment pourrait-il espérer y parvenir s’il se savait définitivement lâche comme l’encrier est encrier ? Un tel mode d’être rendrait certes possible le mensonge ordinaire, le mensonge à autrui, la tromperie dans laquelle le trompé ignore ce que sait le trompeur, mais il rendrait du même coup inconcevable ce mensonge à soi-même qu’est la mauvaise foi : trompeur et trompé ne faisant qu’un, le premier ne saurait alors envisager de cacher quoi que ce soit au second. Ce qui interdirait au lâche d’échapper à sa lâcheté lui interdirait donc bien d’imaginer pouvoir le faire. Exprimons la même idée en termes positifs : ce qui permet au lâche d’imaginer pouvoir échapper à sa lâcheté, c’est qu’effectivement il peut échapper à sa lâcheté.
N’est-ce pas éviter une absurdité pour tomber dans une autre ? Il est absurde, disions-nous à l’instant, de supposer qu’un homme pourrait se mentir en se faisant croire qu’il est capable de faire ce qu’il sait être parfaitement impossible. N’est-il pas tout aussi absurde de supposer qu’il aurait besoin de se mentir pour croire possible ce qu’il sait être possible ? Telle est l’objection que pourraient faire naître les phrases dans lesquelles Sartre énonce la « condition » du projet de mauvaise foi. À quelle condition, se demande-t-il, puis-je « tenter de me saisir comme n’étant pas lâche alors que je le ‘suis’ » ? À quelle condition une pareille tentative de fausser ma réalité peut-elle me venir à l’esprit sans paraître d’emblée vouée à l’échec ? Cela n’est concevable, répond Sartre, que si mon « être lâche », cet être qu’il s’agit pour moi de nier, au lieu de s’imposer comme un bloc de certitude absolue, « m’échappe de toutes parts et s’anéantit » au « moment même où je veux le saisir ». Mais alors, est-on tenté d’objecter, qu’ai-je besoin de me mentir pour m’imaginer ne pas être ce qu’en fait je ne suis pas ? Considérons toutefois les deux usages opposés du verbe « saisir » dans la phrase que nous venons de citer. Mon projet de mauvaise foi, dit d’abord Sartre, est de me « saisir comme n’étant pas lâche ». Comprenons : comme n’étant pas lâche à la façon dont un encrier « n’est pas » une table. Le seul « ne pas être » qu’on puisse tenter de « saisir », en effet, c’est celui de la chose : ce qu’elle n’est pas, une autre chose l’est. Quand la mauvaise foi dit « je ne suis pas lâche », elle veut donc dire qu’un autre adjectif devrait me caractériser, « courageux » par exemple. Or ce qui rend possible une telle prétention, poursuit Sartre, c’est que mon « être lâche » m’échappe « quand je veux le saisir ». Voilà un « ne pas être » tout différent, un « ne pas être » qu’on ne saurait « saisir » puisqu’il se définit précisément par sa nature insaisissable, et un « ne pas être » qui ne me fait pas devenir autre : « je ne suis pas lâche » ne veut plus dire maintenant que je serais autre chose que lâche, et surtout pas que je serais courageux, « je ne suis pas lâche » veut dire que je ne puis m’identifier totalement à ma lâcheté, me figer en elle, tout simplement parce qu’aucun être humain ne peut s’identifier à ce qu’il est, son mode d’être n’étant pas celui de la chose. Sartre peut alors ajouter : « La condition pour que je puisse tenter un effort de mauvaise foi, c’est qu’en un sens je ne sois pas ce lâche que je ne veux pas être ». « En un sens », certes, mais justement pas au sens où l’entend ma mauvaise foi, qui prend prétexte du fait que, faute de pouvoir m’identifier à ma lâcheté, « je ne suis pas lâche », pour me convaincre que « je ne suis pas lâche » et mérite donc d’être qualifié autrement. C’est en cela qu’il y a mensonge, suggère la phrase suivante : car « si je n’étais pas lâche sur le mode simple du n’être-pas-ce-qu’on-n’est-pas, (autrement dit sur le mode d’être de la chose) je serais 'de bonne foi' en déclarant que je ne suis pas lâche ». Ce qui fait que ma « foi » est au contraire « mauvaise », c’est le subtil décalage qui me fait transposer sur le mode de la chose une non-lâcheté qui n’est vraie que sur un mode différent. Il peut même arriver, forme plus subtile encore du mensonge de mauvaise foi, que la transposition porte sur l’ambiguïté même de mon être, sur le fait que je sois et en même temps ne sois pas. C’est le cas lorsque je parle de moi en tentant, comme on dit, de « faire la part des choses », lorsque je me reconnais, certes, « un peu » lâche, lâche « dans une certaine mesure », mais à condition qu’on me reconnaisse aussi « non-lâche dans une certaine mesure ». Que le « ne pas être » vienne ainsi arrêter l’être, le limiter, le mesurer, c’est une propriété caractéristique du mode d’être des choses. Mais il n’y a rien de tel dans le mode d’être de l’homme : le lâche est « totalement lâche, et sous tous les aspects » puisqu’il l’est par tous ses actes de lâcheté, et en même temps, sans que les deux dimensions se limitent réciproquement, il ne l’est pas du tout, puisqu’il ne saurait persévérer dans son « être lâche » par simple inertie, comme s’il s’agissait pour lui de réaliser une sorte d’essence, puisqu’il a besoin pour cela de continuer d’agir lâchement et peut à tout moment ne plus le faire.
Le mensonge ordinaire est généralement cynique : le menteur sait qu’il ment, il se sait en faute par rapport à l’idéal de véracité. Le propre de la mauvaise foi est au contraire son aptitude à se dissimuler efficacement qu’elle est de mauvaise foi. Par rapport à quel idéal l’homme de mauvaise foi pourrait-il se sentir en faute ? On a coutume de nommer cet idéal « sincérité ». Or si c’est un idéal, pour un lâche, que d’avouer sincèrement « je suis lâche », s’il a besoin pour cela d’un effort sur lui-même, c’est bien parce qu’il n’est pas « lâche » purement et simplement : la sincérité irait sans dire et n’apparaîtrait jamais comme un idéal si l’être humain était ce qu’il est « comme l’encrier est encrier ». Ce qui permet à la mauvaise foi de se dissimuler si facilement sa faute, c’est donc, comme l’écrit Sartre, que « la sincérité est consciente de manquer son but par nature ». Elle ne le manque pas par accident, comme un archer qui raterait la cible faute de s’être assez entraîné, mais pourrait espérer l’atteindre une autre fois. Non, la sincérité manque son but du simple fait qu’elle le conçoit comme un but : tenter de l’atteindre suffit à prouver qu’on ne peut pas l’atteindre. Mais allons plus loin. Si le lâche ment lorsqu’il déclare « je ne suis pas lâche » sous prétexte qu’en « un sens » il ne l’est pas, ne ment-il pas tout autant lorsqu’il affirme « je suis lâche » sous prétexte qu’en « quelque façon » il l’est ? Dans les deux cas, ce qui est vrai d’un certain mode d’être est transposé faussement sur un autre mode d’être. L’auteur de la première phrase voudrait s’innocenter de sa lâcheté en la prétendant inexistante, l’auteur de la seconde fuit tout autant sa responsabilité en présentant sa lâcheté comme une essence inéluctable, une fatalité.
Nous trouvions étrange, en introduction, que la mauvaise foi puisse être, en tant que pure possibilité l’expression pertinente de ce que nous sommes vraiment, et en tant que réalité effective un mensonge. C’est bien ce qu’enseigne le texte de Sartre. Rien ne témoigne mieux de ce qu’est réellement mon mode d’être que ma capacité de me croire non-lâche quand je le suis ; mais en même temps, lorsque je mets en œuvre cette capacité, rien n’occulte mieux ma vérité, rien ne m’assimile davantage à une chose. Cette trahison d’un possible par sa réalisation prend tout son sens si nous introduisons une notion qui n’est pas présente dans le texte, mais que la lecture du texte impose à l’esprit, la notion de liberté. Dire que l’homme « échappe à son être », qu’il « n’est pas ce qu’il est », c’est dire, en effet, qu’il est libre, radicalement libre, tenu à tout moment de décider de ce qu’il est sans jamais pouvoir se laisser aller à être par simple inertie. Ainsi chargé du pouvoir angoissant de décider de tout, il peut toutefois s’en servir pour décider de ne plus décider, pour se débarrasser de son fardeau en se faisant chose, que ce soit par la dénégation de mauvaise foi (« je ne suis pas triste », « je ne suis pas lâche ») ou par l’aveu de mauvaise foi (« je suis triste », « je suis lâche »). La non-liberté fait partie des possibilités offertes à un être libre : c’est ce qui rend la mauvaise foi si vraie et en même temps si mensongère.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Sartre : Lire et écrire
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Sartre : La négation
Et dans le chapitre « Notions » :
- L’Angoisse
- La Liberté
- Le Possible
- La Responsabilité
- La Vérité
BIBLIOGRAPHIE
Yoann MALINGE et Olivier D’JERANIAN (dir.), Lire l’Être et le Néant de Sartre, Paris, Éd. Vrin, Coll. « Études et commentaires », 2023
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