RYLE: L'erreur de catégorie

RYLE : L’ERREUR DE CATÉGORIE

La notion d’esprit, chapitre II

Traduction de Suzanne Stern-Gillet

Paris, Éd. Payot & Rivages, Coll. « Petite bibliothèque Payot », 2005, p. 89-90

 

 

Quand deux termes appartiennent à une même catégorie, il est normal de construire deux propositions coordonnées les incorporant. Ainsi, une personne pourrait dire qu’elle a acheté un gant pour la main droite et un gant pour la main gauche, mais non qu’elle a acheté un gant pour la main droite, un gant pour la main gauche et une paire de gants. « Elle est arrivée à la maison en pleurs et en chaise à porteurs », c’est là une plaisanterie bien connue qui est fondée sur l’absurdité qu’il y a à coordonner des termes appartenant à des types différents. Il eût été tout aussi ridicule de construire la disjonction « Elle est arrivée à la maison, soit en pleurs, soit en chaise à porteurs. » Or c’est ce que fait précisément le dogme du fantôme dans la machine en maintenant qu’il existe à la fois des corps et des esprits, des processus physiques et des processus mentaux, et qu’il y a des causes mécaniques et des causes mentales aux mouvements corporels. Je tenterai de démontrer que ces conjonctions, ainsi que d’autres de même type, sont absurdes. Toutefois – notons-le – ma démonstration n’indiquera pas que chacune des propositions liées de la sorte est absurde en elle-même. Par exemple, je ne nie pas qu’il y ait des processus mentaux consistant, par exemple, à effectuer une longue division ou à faire une plaisanterie. Ce que je prétends, c’est que la phrase « Des processus physiques ont lieu » n’a pas le même sens que la phrase « Des processus physiques ont lieu ». Les coordonner ou opérer entre elles une disjonction n’a donc aucun sens.

 

 

 

Ryle annonce ici ce qu’il « tentera de démontrer » dans la suite de l’ouvrage. La démonstration en question n’est donc pas contenue dans le présent texte : nous n’y trouvons que la conclusion que cette démonstration ne manquera pas, selon l’auteur, d’établir. Mais même seulement présumée, cette conclusion, telle que la formule le passage, est déjà digne d’intérêt par elle-même.

Ce que Ryle se propose de démontrer, c’est l’absurdité d’une doctrine qu’il attribue principalement à Descartes, et qui est devenue selon lui un « dogme », « le dogme du fantôme dans la machine ». Il s’agit, précise-t-il, de la théorie soutenant « qu’il existe à la fois des corps et des esprits, des processus physiques et des processus mentaux, et qu’il y a des causes mécaniques et des causes mentales aux mouvements corporels ». Corps « et » esprits, processus physiques « et » processus mentaux, causes mécaniques « et » causes mentales : les thèses incriminées par Ryle ont la forme de « conjonctions », de propositions prétendant décrire ou expliquer le comportement humain en répartissant ses éléments en deux entités reliées par le petit mot « et ». Celui qui admet la validité de ces conjonctions admettra du même coup la validité des « disjonctions » correspondantes : il admettra qu’on puisse légitimement se demander si tel aspect du comportement humain appartient au corps « ou » à l’esprit, relève d’un processus physique « ou » d’un processus mental. Et s’il lui faut expliquer d’où vient la différence entre un comportement intelligent et un comportement stupide, ne pouvant attribuer cette différence à des causes purement mécaniques, il l’imputera à la causalité alternative, non-mécanique, des causes mentales. Il supposera alors, logée à l’intérieur de la machine corporelle, une entité invisible dotée du pouvoir de modifier, par des voies mystérieuses, le fonctionnement de cette machine : bref, un « fantôme dans la machine ».

L’objectif de ma démonstration, annonce Ryle, est de démolir cette théorie en prouvant que les conjonctions « corps et esprit », « processus physiques et processus mentaux », ainsi que d’autres du même type, « sont absurdes », qu’une disjonction telle que « cause mécanique ou cause mentale » « n’a aucun sens ». À la racine de cette absurdité, de ce non-sens, il y a selon Ryle une erreur, l’erreur qui a abusé aussi bien les créateurs que les adeptes de la théorie du fantôme dans la machine, tous ceux qui ont fait de cette conception « dualiste » de l’être humain une sorte de doctrine officielle. Il ne s’agit pas d’une erreur sur le monde, d’une méconnaissance de la réalité : Ryle n’ambitionne pas de réfuter une théorie qu’il jugerait dépassée en invoquant contre elle les progrès les plus récents de la science. Il s’agit d’une faute concernant l’usage des termes, d’une transgression de la règle qui régit impérativement la formation de phrases sensées. Cette erreur d’un type très particulier, Ryle la nomme « erreur de catégorie ».

La règle que viole celui qui commet ce genre d’erreur est énoncée dans la première phrase du texte. Pour qu’il soit « normal », correct, légitime, de « construire » des « propositions coordonnées » incorporant « deux termes », il faut, affirme Ryle, que ces deux termes « appartiennent » à « la même catégorie ». Or ce n’est justement pas le cas, soutient-il, des termes « corps » et « esprit ». Ces deux termes appartiennent, en tant que termes, à deux catégories distinctes, et c’est cette différence de catégorie qui explique pourquoi ils sont « deux ». Leur dualité ne vient pas de ce qu’ils parleraient de deux réalités, chacun désignant une moitié de l’être humain ; elle vient de ce qu’ils parlent de deux façons différentes, sur deux registres distincts, de la même réalité. Utiliser le terme « corps », c’est parler de l’être humain tout entier sur un certain registre, utiliser le terme « esprit » c’est toujours parler de l’être humain tout entier, mais sur un autre registre. Méconnaître cette différence de catégorie, prétendre que l’être humain est à la fois corps « et » esprit comme s’il s’agissait d’exprimer sur un registre unique une réalité double (et non de parler d’une réalité unique sur un double registre), c’est émettre une proposition absurde. Absurde, et pas simplement « fausse ». Car il n’y a rien de proprement faux ici : le corps existe bel et bien, l’esprit aussi, c’est la conjonction « et » qui est dépourvue de sens.

Encore faut-il démontrer qu’il en est bien ainsi, que les termes « corps », « processus physiques », « causes mécaniques » d’un côté, « esprit », « processus mentaux » et « causes mentales » de l’autre, ne se réfèrent pas à une dichotomie structurant la réalité humaine, mais relèvent de deux registres différents du discours, de « catégories » différentes, et ne peuvent donc, sans absurdité, être coordonnés, que ce soit par la conjonction « et » ou par la disjonction « ou ». Cette démonstration, toute la suite de l’ouvrage lui sera consacrée. Dans le passage que nous expliquons, Ryle cherche avant tout à montrer la pertinence de la notion d’erreur de catégorie en l’illustrant par quelques exemples. L’usage de la conjonction « et » est légitime lorsqu’une personne dit, par exemple, qu’elle a acheté un gant pour la main droite « et » un gant pour la main gauche : les termes coordonnés appartiennent bien à la même catégorie, leur dualité correspond à une réalité double. La même conjonction cesse en revanche d’être sensée si la personne dit qu’elle a acheté un gant pour la main droite, un gant pour la main gauche « et » une paire de gants : au lieu de coordonner deux termes de même registre désignant deux réalités différentes, le « et » prétend alors, absurdement, coordonner deux termes désignant exactement la même réalité, mais de façon différente. Le second exemple proposé par Ryle présente cette fois une absurdité volontaire, un non-sens calculé pour produire l’effet comique d’un « coq à l’âne » : « Elle est arrivée à la maison en pleurs et en chaise à porteurs ». Au lieu de relier deux façons différentes d’exprimer la même réalité, la conjonction « et » relie cette fois deux faits sans le moindre rapport, pour l’unique raison que les termes décrivant ces deux faits sont introduits par la même préposition « en ».

La fonction d’un exemple étant d’illustrer une loi sur un cas particulier significatif, on peut estimer que la loi « toute erreur de catégorie se traduit par une absurdité » trouve dans les exemples choisis par Ryle des illustrations pertinentes. Mais relativement à ce qu’il s’agit de prouver, à savoir que la théorie du fantôme dans la machine est absurde, il est permis en revanche de les juger inadéquats, ou du moins insuffisants. Du fait même qu’ils sont des exemples, ils ne peuvent manquer de suggérer que l’absurdité résultant de l’erreur de catégorie doit sauter immédiatement aux yeux, soit sous la forme de la pure ineptie (premier exemple), soit sous celle du comique (second exemple). Or ce n’est clairement pas le cas de la doctrine cartésienne selon laquelle l’homme est composé d’un corps et d’un esprit. Si cette doctrine, de l’aveu même de Ryle, est devenue un dogme, c’est bien parce qu’aucune répulsion n’avertissait ses partisans qu’une pareille façon de parler de l’être humain heurte le bon sens. Ryle doit l’admettre : le dogme du fantôme dans la machine ne paraît, ni inepte comme le premier exemple, ni ridicule comme le second. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il faut « démontrer » que ce dogme est une erreur de catégorie, démontrer par conséquent que sans jamais paraître inepte ni ridicule, il est aussi inepte au fond que le premier exemple, aussi ridicule que le second. La démonstration en question ne sera complète que si elle explique l’illusion qui nous fait juger pour le moins plausible l’hypothèse d’une cause invisible logée à l’intérieur du corps visible, dissimulant ainsi l’absurdité foncière d’une telle hypothèse.

Sur la forme que pourrait prendre cette démonstration, nous ne trouvons dans le texte qu’une brève indication, lorsque Ryle donne comme exemples de processus mentaux « effectuer une longue division » et « faire une plaisanterie ». À quelle catégorie appartiennent ces deux expressions ? Les verbes « effectuer » et « faire » dénotent ici la réussite d’une activité relevant à chaque fois d’une certaine compétence habituelle, la compétence qui fait dire de quelqu’un, même quand il n’est pas en train de calculer, qu’il est généralement « fort en calcul », et même quand il ne plaisante pas qu’il est d’ordinaire « spirituel ». Mais il est possible de parler tout autrement de l’individu qui fait une plaisanterie, de noter ses attitudes, le mouvement de ses lèvres, les sons qu’il émet, en n’utilisant que des noms, des verbes et des adjectifs appartenant à une catégorie différente, celle des termes purement descriptifs. Tant qu’on demeure sur ce nouveau registre, rien n’apparaît de la compétence habituelle de l’individu en matière de plaisanterie, ni de l’évaluation de sa réussite : les mêmes processus qui se donnaient comme « mentaux » se donnent désormais comme strictement « physiques ». Coordonner dans la même phrase, comme si l’on visait deux objets différents, ces deux catégories du discours, ces deux façons de parler de la même chose, c’est sans doute, jusqu’à un certain point, commettre la même faute que celle consistant à dire qu’une personne a acheté un gant pour la main droite, un gant pour la main gauche « et » une paire de gants. Mais jusqu’à un certain point seulement. Car dans l’exemple choisi par Ryle les deux proposition coordonnées n’ont pas seulement le même objet, elles en disent exactement la même chose : il revient au même de dire « gant pour la main droit et gant pour la main gauche » ou « paire de gants », ce sont des expressions synonymes. En revanche, il ne revient pas au même de parler en termes purement descriptifs de tel comportement humain ou de passer à un autre registre du discours, celui des termes désignant une compétence habituelle et sanctionnant une réussite : ce qu’on révèle de la réalité dans les deux cas est différent. Telle est la raison pour laquelle l’exemple de la paire de gants est ouvertement absurde, alors que de dogme du fantôme dans la machine, bien qu’il soit fondé lui aussi sur une erreur de catégorie, peut passer pour une théorie plausible. Puisque nous disons autre chose, lorsque nous parlons de l’être humain sur un registre qui le révèle en tant que corps, que ce que nous en disons lorsque nous parlons de lui sur le registre qui le révèle en tant qu’esprit, nous avons facilement l’illusion que le corps et l’esprit sont deux réalités différentes. Et comme nous rapportons malgré tout cette différence à l’unité de l’être humain, la thèse dualiste ne donne pas l’impression d’une conjonction burlesque, contrairement au le second exemple de Ryle, celui de la femme arrivée « en pleurs et en chaise à porteurs ».

Il n’est pas tout à fait suffisant, lorsqu’on définit l’erreur de catégorie, de dire qu’elle consiste à mettre sur le même plan, que ce soit pour les conjoindre ou les disjoindre, deux termes appartenant à des catégories différentes. Il faut indiquer en outre laquelle de ces deux catégories « absorbe » l’autre, si l’on peut dire. S’il est vrai que c’est dans le registre descriptif que nous allons chercher nos mots pour parler de l’être humain en tant que corps, tandis que notre discours sur l’être humain en tant qu’esprit se nourrit plutôt de termes exprimant ses capacités habituelles, ses compétences et ses réussites, sur quel registre supposé commun prétendons-nous parler conjointement du corps « et » de l’esprit ? Manifestement sur le premier, sur le registre descriptif : nous posons alors l’esprit comme une réalité certes différente du corps, et même opposée à lui, mais dont on est censé parler comme on parle du corps. Que l’absorption se produise dans ce sens et non dans le sens inverse, que l’erreur de catégorie consiste ici à vouloir parler de l’esprit comme on parle du corps (et non à vouloir parler du corps comme on parle de l’esprit), qu’elle soit donc exclusivement une erreur sur l’esprit (non sur le corps), c’est ce qu’indique le titre de l’ouvrage consacré à sa réfutation, La notion d’esprit. C’est aussi ce qu’indique particulièrement, vers la fin de notre passage, le moment où Ryle, après avoir convenu qu’il existe des processus mentaux, précise toutefois, contre les partisans du dogme cartésien, que la phrase « Des processus mentaux ont lieu » n’a pas le même sens que la phrase « Des processus physiques ont lieu ». Que se passe-t-il si nous acceptons l’idée qu’un processus mental, un de ces processus que l’on désigne par une formule non descriptive telle que « effectuer une longue division » ou « faire une plaisanterie », mérite d'être appelé "processus" au « même sens » que le processus physique désigné par une formule descriptive quelconque, par exemple « remuer les lèvres », « agiter les bras » ? Nous croyons alors que les processus mentaux sont, comme les processus physiques, des objets susceptibles d’être décrits. Mais constatant l’impossibilité où nous sommes de décrire l’invention d’une plaisanterie comme nous décrivons le mouvement des lèvres de celui qui la raconte, nous imaginons qu’un processus mental diffère d’un processus physique en ce qu’il est certes descriptible en droit, mais caché en fait, que seuls ses effets sont perceptibles, chacun ne pouvant accéder qu’à ses propres processus mentaux, lesquels sont donc incommunicables. Nous imaginons donc, exactement, un fantôme dans la machine.

 

     En lien avec cette explication, on pourra lire, dans la chapitre « Penser avec les maîtres » :

          - Descartes : Le malin génie

     Dans le chapitre « Explications de textes » :

          - Descartes : Deux usages du mot « substance »

          - Husserl : L’expérience d’autrui

     Et dans le chapitre « Notions » :

          - Le Corps

          - La Machine

 

BIBLIOGRAPHIE

Daniel C. DENNETT, La conscience expliquée, traduction de Pascal Engel, Paris, Ed. Odile Jacob, 1993

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