PASCAL: La règle de méthode

PASCAL : LA RÈGLE DE MÉTHODE

De l’esprit géométrique

Œuvres complètes de Pascal

Paris, Éditions du Seuil, Coll. « L’Intégrale », 1963

 

C’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement : et de là vient qu’il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible ; au lieu qu’en effet il ne connaît naturellement que le mensonge, et qu’il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux.

Et c’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle est. Appliquons cette règle à notre sujet.

Il n’y a point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’infini. On ne peut non plus l’être sans ce principe qu’être homme sans âme. Et néanmoins il n’y en a point qui comprenne une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vérité que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c’est-à-dire qui n’ait aucune étendue.

 

Le plan de ce passage semble limpide. Pascal expose ici la « règle » que devrait suivre quiconque veut s’assurer de la vérité. Cette règle, il la justifie dans le premier paragraphe, puis il l’énonce formellement dans le deuxième et l’applique enfin, dans le troisième, au « sujet » dont traite l’opuscule d’où le texte est tiré.

À y regarder de plus près, l’enchaînement des idées n’est pas tout à fait aussi simple. Ce qui est énoncé formellement au deuxième paragraphe, ce qui sera appliqué au troisième, ce n’est pas la formulation la plus générale que Pascal peut donner à sa règle, c’est seulement la formulation qu’il lui donne dans un cas bien déterminé, à savoir, précise-t-il, « toutes les fois qu’une proposition est inconcevable » : ce cas n’est certes pas unique (« toutes les fois »), mais il s’agit quand même d’un cas particulier eu égard à l’ensemble des propositions auxquelles nous pouvons avoir affaire, qui ne sont pas toutes « inconcevables ». La règle qu’il recommande dans tous les cas, relativement à toutes les propositions, concevables ou non, Pascal nous l’a donnée quelques lignes plus haut, à la fin du premier paragraphe : l’homme, écrit-il, « ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux ». Nous devons nous défier de tout sentiment d’évidence, de toute appréhension prétendument immédiate de la vérité, et n’établir cette dernière qu’indirectement, grâce au détour qui nous permet de savoir qu’une proposition est forcément vraie, alors même que nous ne voyons pas en quoi elle l’est, dès lors que la proposition contraire est fausse. Mais que dois-je faire lorsque je suis confronté à une proposition inconcevable ou « incompréhensible » ? Dans ce cas comme dans tous les autres, soutient Pascal, je dois « prendre pour véritables les choses dont le contraire me paraît faux », en l’occurrence « examiner le contraire » de cette proposition inconcevable ou incompréhensible, et si je trouve ce contraire « manifestement faux » ne pas hésiter à « affirmer », comme une vérité assurée, ladite proposition, nonobstant son caractère inconcevable ou incompréhensible. La règle énoncée au deuxième paragraphe du texte ne fait donc que spécifier, dans le cas particulier de l’inconcevable ou incompréhensible, la règle plus générale que Pascal énonçait dès la fin du premier. De ces deux énoncés successifs, lequel faut-il privilégier ? Le premier, sommes-nous tentés de penser : n’est-il pas évident que ce qui mérite d’être appelé « règle de méthode », c’est le précepte le plus général, celui qui vaut dans tous les cas, celui qu’on doit appliquer chaque fois que la question se pose de savoir ce qu’il faut « prendre pour véritable », que ce soit en géométrie ou ailleurs, que la proposition considérée soit compréhensible ou non ? Pascal, curieusement, ne l’entend pas ainsi : loin de privilégier le premier énoncé, il ne le mentionne que pour pouvoir formuler ensuite, puis appliquer, ce qui est à pour lui « la » règle à prendre en compte, à savoir le précepte relatif au cas particulier des propositions inconcevables ou incompréhensibles. Voilà ce qu’il nous faut expliquer.

Quel est donc l’avantage de la règle particulière sur la règle générale ? La lecture des deux énoncés successifs indique clairement la réponse : alors qu’en général la méthode proposée restreint le domaine des vérités dont l’homme peut s’assurer, dans le cas particulier de l’incompréhensible elle élargit au contraire ce domaine. Le premier énoncé de la règle est en effet purement restrictif. S’adressant à un homme enclin à accepter tout ce qui lui paraît vrai, il lui prescrit davantage de vigilance  : « ne » prend pour véritables « que » les choses dont le contraire te paraît faux. Dans le cas des propositions incompréhensibles, la même méthode prend à l’inverse l’aspect d’un encouragement, d’une libération. C’est à un homme exagérément méfiant ou timoré que Pascal semble cette fois s’adresser, lui annonçant qu’il « peut hardiment », sans crainte, affirmer la proposition qui le déconcerte, « tout incompréhensible qu’elle soit », pourvu seulement que le contraire de cette proposition se révèle faux. Certes, la règle conserve en un sens sa fonction restrictive, éliminant toute proposition qui serait inconcevable à cause de son absurdité, incompréhensible par pur galimatias. Résisteront en revanche à l’examen du contraire les propositions qui sont, si l’on peut dire, « positivement » inconcevables ou incompréhensibles, parce qu’elles dépassent notre faculté de concevoir, notre pouvoir de comprendre. Ces vérités exorbitantes sont celles qu’il nous importe le plus de connaître, bien davantage que toutes les vérités découvertes dans les sciences. Elles nous dépassent, mais elles ne nous échappent pas pour autant. Leur statut transcendant ne les affranchit pas de la loi commune à toutes les vérités : quelles qu’elles soient, leur contraire doit être faux, et d’une fausseté reconnaissable. Incapables de les comprendre, nous sommes toutefois capables de les affirmer, en utilisant la méthode qui nous permet, en général, de nous assurer de toutes les vérités d’ordre inférieur.

Venons-en à la justification de cette méthode. S’il est nécessaire, dans tous les cas, de suivre la règle prescrivant de n’admettre comme vrai que ce dont le contraire se révèle faux, c’est, explique Pascal dès le commencement du texte, parce que l’homme est affecté d’une « maladie naturelle » qui lui fait « croire qu’il possède la vérité directement ». À la racine de cette maladie, il y a un simple handicap : il se trouve que l’homme est privé de la faculté de « posséder la vérité directement », et qu’il ne peut donc la posséder, au mieux, qu’indirectement, en suivant le chemin détourné qui lui permet de conclure, lorsque le contraire d’une proposition est faux, que cette proposition doit être vraie. Encore faut-il, pour que ce chemin détourné soit lui-même praticable, que la fausseté de la proposition contraire soit reconnue, et reconnue cette fois sans détour, reconnue par simple inspection. L’homme serait dans une situation désespérée si, privé de la faculté de posséder directement le vrai, il était symétriquement privé de la faculté de détecter directement le faux, ce qui lui interdirait l’accès indirect à la vérité. Tel n’est pas le cas, indique Pascal. Certes, la nature n’a pas doté l’homme des deux pouvoirs, elle ne lui en a accordé qu’un seul, de façon déséquilibrée : « il ne connaît naturellement que le mensonge ». Nous sommes unilatéralement, exclusivement, réceptifs aux signes de la fausseté. Il suffit par exemple qu’un énoncé conduise à une absurdité pour que nous sachions, en toute certitude, que cet énoncé est faux, que c’est donc l’énoncé contraire que nous devons admettre, alors même que cet énoncé contraire ne nous offre aucun indice décisif de sa vérité. Faute de mieux, cette asymétrie fondamentale entre la reconnaissance du faux et celle du vrai sauve la possibilité de la connaissance humaine.

Mais s’il en est ainsi, si l’homme ne peut pas faire autrement que de passer par le faux pour atteindre le vrai, il ne devrait pas être nécessaire de le lui enjoindre. Pourquoi lui imposer par une règle formelle le chemin qu’il est par nature prédisposé à suivre ? Parce qu’incapable de posséder la vérité directement, il « croit » en être capable. L’homme n’est pas seulement handicapé, il est « malade ». On appelle « maladie » la perversion de notre nature lorsque cette perversion est elle-même naturelle. Naturellement, nous l’avons vu, l’homme passe de la fausseté qu’il sait détecter à la vérité qu’il accepte de confiance, aveuglément, dès lors qu’il a la preuve que le contraire est faux. Ce mouvement naturel qui va des yeux ouverts vers les yeux fermés, la maladie le conserve, mais elle le pervertit : c’est maintenant la confiance qui croit voir et la défiance qui se veut aveugle. L’homme commence par accepter tout ce qu’il comprend, prenant la facilité avec laquelle il conçoit une chose pour la mesure de la vérité de cette chose, et cela l’autorise ensuite à « nier tout ce qui lui est incompréhensible », à le rejeter sans examen. La maladie transforme ainsi un homme certes handicapé, mais capable de contourner son handicap, de dépasser ses limites, en un homme fermé sur ses préjugés, trop confiant envers ce qui lui est familier et par suite trop défiant à l’égard de ce qui le déconcerte. Il importe d’avertir cet homme trop confiant que la clarté et la distinction ne suffisent jamais pour posséder la vérité, que le détour par la fausseté du contraire est toujours nécessaire. Mais il importe également – et surtout - d’assurer à cet homme trop défiant que la clarté et la distinction ne sont jamais nécessaires pour posséder la vérité, que le détour par la fausseté du contraire suffit toujours. Voilà ce qui justifie les deux énoncés successifs de la règle.

Après avoir formulé ces deux énoncés en privilégiant la règle relative aux propositions inconcevables ou incompréhensibles, Pascal applique cette règle à la proposition qui constituait son thème de réflexion avant qu’il n’aborde l’exposé de sa méthode : la proposition « l’espace est divisible à l’infini ». Il s’agit d’une proposition « positivement » incompréhensible, et cela par définition. Parler de l’infini, de ce qui dépasse toute mesure, échappe à toute proportion, c’est parler expressément de ce qui ne saurait être compris. Mais si nul ne comprend comment la division de l’espace peut se poursuivre sans fin en trouvant toujours de l’espace à diviser, « on comprend parfaitement » en revanche, souligne Pascal, la fausseté de la proposition contraire selon laquelle cette division devrait avoir un terme, aboutir à une « partie » d’espace qui serait enfin « indivisible », radicalement différente par conséquent de tout ce qui a été divisé avant elle, privée de la propriété qui permettait jusque-là toutes les divisions, une partie d’espace qui serait donc « sans étendue ». Admettre cette proposition contraire, ce serait soutenir que l’espace est intégralement constitué de morceaux de non-espace, bref que « l’espace n’est pas espace » : cela revient à énoncer une pure et simple contradiction, la marque la moins discutable de la fausseté. L’asymétrie fondamentale entre la reconnaissance du vrai et celle du faux nous fournit ainsi une « raison », certes indirecte, d’affirmer la divisibilité infinie que nous ne comprenons pas.

Cette raison indirecte est-elle toutefois « suffisante » comme le prétend Pascal ? Elle suffit à celui qui en a spécifiquement besoin, c’est-à-dire au « géomètre », à l’homme qui, lorsqu’il démontre telle propriété du cercle ou du triangle, doit nécessairement supposer que si l’on divisait indéfiniment l’espace on trouverait toujours un espace identique, avec des cercles et des triangles dotés des mêmes propriétés. Il n’y a « point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’infini », car c’est là le « principe » sans lequel on ne saurait être géomètre, de même qu’on ne saurait « être homme sans âme ». Pour autant, il n’y a également point de géomètre « qui comprenne une division infinie », puisqu’il est de la nature de l’infini de n’être pas compris. Être géomètre, c’est devoir se fier aveuglément à un principe qu’on ne comprend pas. Ce dont le géomètre a besoin, c’est donc d’une raison qui puisse, sans avoir à l’éclairer, « l’assure de la vérité » de ce principe. Telle est exactement la raison formulée par Pascal en application de sa règle de méthode.

 

          En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

                    - Pascal : Faute de mieux

          Dans le chapitre « Explications de textes » :

                    - Pascal : Définition et propositions

                    - Pascal : Le pari

                    - Descartes : La méthode

                    - Kant : La réalité objective de la géométrie

                    - Schopenhauer : La démonstration euclidienne

          Et dans le chapitre « Notions » :

                    - La Démonstration

                    - L’Espace

                    - La Forme

                   - L’Intuition

                   - La Méthode

                    - La Raison

                    - La Vérité

 

BIBLIOGRAPHIE

               Martine PÉCHARMAN (dir.), Pascal, Qu’est-ce que la vérité ?, Paris, Éd. P.U.F., Coll. « Débats philosophiques », 2000

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