BERGSON : LE POSSIBLE ET LE RÉEL

La Pensée et le Mouvant, Premier chapitre

Œuvres de Bergson, Paris, Éditions P.U.F., 1963, pp. 1341-1342

 

 

Hamlet était sans doute possible avant d’être réalisé, si l’on entend par là qu’il n’y avait pas d’obstacle insurmontable à sa réalisation. Dans ce sens particulier, on appelle possible ce qui n’est pas impossible ; et il va de soi que cette non-impossibilité d’une chose est la condition de sa réalisation. Mais le possible ainsi entendu n’est à aucun degré du virtuel, de l’idéalement préexistant. Fermez la barrière, vous savez que personne ne traversera la voie : il ne suit pas de là que vous puissiez prédire qui la traversera quand vous ouvrirez. Pourtant, du sens tout négatif du terme « possible », vous passez subrepticement, inconsciemment, au sens positif. Possibilité signifiait tout à l’heure « absence d’empêchement » ; vous en faites maintenant une « préexistence sous forme d’idée », ce qui est tout autre chose. Au premier sens du mot, c’était un truisme de dire que la possibilité d’une chose précède sa réalité : vous entendiez simplement par là que les obstacles, ayant été surmontés, étaient surmontables. Mais, au second sens, c’est une absurdité, car il est clair qu’un esprit chez lequel le Hamlet de Shakespeare se fût dessiné sous forme de possible en eût par là créé la réalité : c’eût donc été, par définition, Shakespeare lui-même. En vain vous vous imaginez d’abord que cet esprit aurait pu surgir avant Shakespeare : c’est que vous ne pensez pas alors à tous les détails du drame. Au fur et à mesure que vous les complétez, le prédécesseur de Shakespeare se trouve penser tout ce que Shakespeare pensera, sentir tout ce qu’il sentira, savoir tout ce qu’il saura, percevoir donc tout ce qu’il percevra, occuper par conséquent le même point de l’espace et du temps, avoir le même corps et la même âme : c’est Shakespeare lui-même.

 

 

Ce texte dénonce une « absurdité », autrement dit une inversion complète du bon sens, quelque chose de plus grave, donc, qu’une simple erreur. Il ne s’agit pas, toutefois, d’une aberration exceptionnelle, imputable à quelques esprits égarés : le « vous » auquel Bergson attribue l’idée en question suggère au contraire une conception courante, notre conception à tous. De fait, ce qui est rejeté ici comme absurde, à savoir que « la possibilité d’une chose précède sa réalité », c’est bien ce que nous pensons généralement. Avant que la chose existe pour de bon, sommes-nous prêts à admettre, il faut qu’elle ait déjà été là, elle-même, en personne, mais seulement en puissance, sous la forme du « virtuel », de « l’idéalement préexistant », hantant le cerveau de quelque précurseur. Dans cette pure possibilité, ajoutons-nous, il y a évidemment moins que dans la réalité finale, puisqu’il lui manque l’élément de la « réalisation », élément qui viendra plus tard, sans coup férir, quand le temps aura fait germer ce qui ne demande qu’à germer. Si une telle idée est absurde, contraire au bon sens, comment se fait-il qu’elle soit si répandue ?

Qu’est-ce qui prouve, d’abord, qu’il s’agit bien d’une absurdité ? En guise de preuve, Bergson nous propose ici une sorte d’expérience de pensée, relative au Hamlet de Shakespeare, à une création littéraire par conséquent. Essayez, demande-t-il, d’imaginer, dans la tête d’un « prédécesseur » de Shakespeare, un Hamlet possible, virtuel, un Hamlet que Shakespeare n’aurait fait, ensuite, que réaliser. Bien entendu, précise-t-il, l’expérience n’est probante que si vous tenez compte de « tous les détails du drame », si vous les inscrivez tous, sans exception, dans cette préexistence idéale. Sinon, si vous vous contentez d’un schéma dramatique général, applicable à l’œuvre de Shakespeare comme à une infinité d’autres, si vous rognez tout ce qui fait l’originalité, la nouveauté de la pièce intitulée Hamlet, vous aurez simplement établi qu’elle faisait partie des pièces susceptibles d’être écrites un jour ou l’autre, qu’elle n’était donc « pas impossible », qu’aucun « obstacle insurmontable » ne l’empêchait d’exister : à ce compte, c’est un « truisme » de dire que le possible précède le réel, et l’expérience proposée perd toute pertinence. À l’inverse, plus vous redonnez de la valeur à cette expérience en faisant du Hamlet possible la forme virtuelle spécifique, exclusive, du Hamlet réel, plus vous mettez en lumière ce qui fait la nouveauté de cette œuvre, plus il devient « clair » que votre recherche d’un prédécesseur est absurde, ce que vise cette recherche ne pouvant être que l’unique cerveau capable de concevoir un tel drame dans l’intégralité de son contenu. Seul Shakespeare a pu créer la possibilité de Hamlet, du fait même qu’il en créait la réalité. Et voilà précisément ce que signifie le verbe « créer » : faire surgir une réalité, et faire surgir du même coup la possibilité de cette réalité. Car celui qui engendre une nouveauté ne peut manquer de renouveler, en même temps, le passé de cette nouveauté. Il a fallu ainsi que naisse, au 19e siècle, une littérature « romantique », pour qu’émerge, rétrospectivement, le «préromantisme » de la littérature du 18e siècle : comment une anticipation de ce genre aurait-elle pu se distinguer du reste, être repérable en tant que telle, comment aurait-elle pu exister, tant qu’on ne savait pas de quoi elle était l’anticipation ? Loin de précéder le réel, le possible ne peut donc survenir qu’après lui. Loin d’être « moins » que le réel, il est toujours forcément « plus » que lui, puisqu’il le contient, et contient en outre sa projection rétrospective. 

Ayant compris pourquoi il est absurde de soutenir que le possible précède le réel, nous comprenons du même coup comment il se fait que cette thèse absurde soit malgré tout celle de tout un chacun. Car si la possibilité de Hamlet n’a pu apparaître qu’après-coup, une fois la pièce créée, c’est quand même avec la coloration du passé qu’elle est apparue. Hamlet n’ « était » pas possible avant d’être réel, mais il l’ « aura été » : la possibilité s’énonce au futur antérieur. De ce fait, la réalité de l’œuvre « aura été » prévisible, elle qui ne l’ « était » justement pas. L’absurdité visée par Bergson est donc inscrite au cœur de la vérité qu’il dévoile. Il est de la nature de la création de se rendre, par le bouleversement même qu’opère sa nouveauté, rétroactivement probable, normale, attendue. Il y a là une illusion inévitable, un mirage nécessaire du présent dans le passé.

Il est toutefois permis de s’interroger sur la portée universelle que Bergson attribue à sa critique. À cet égard, la référence à Hamlet apparaît à la fois comme un bon et un mauvais exemple. Un bon exemple parce qu’il s’agit d’une œuvre d’art, et que l’art est communément reconnu comme le domaine par excellence de la création : cette reconnaissance doit disposer le lecteur à accorder à Bergson le résultat de son expérience de pensée. Mais ce qui fait de Hamlet un exemple efficace risque par ailleurs de nuire à la validité de la conclusion qu’on en tire : cette subordination rétrospective du possible au réel, qui vaut pour l’œuvre d’art dans la mesure où cette dernière est créée, peut-elle valoir également en dehors du domaine de l’art ? Peut-elle valoir pour la vie, pour notre vie ? Notre vie est-elle une création permanente, une succession d’événements imprévisibles dont la nouveauté se projette après-coup dans le passé sous forme d’anticipations ? S’il en est ainsi, l’art cesse d’être pour nous un bon exemple : incités à croire que la création suppose toujours l’activité extérieure d’un créateur séparé de ce qu’il crée, nous risquons de ne pas voir que son véritable principe est au contraire immanent à la vie.

Le véritable principe de toute création, c’est le temps, plus exactement la réalité du temps, à savoir la durée. Le temps n’aurait aucune réalité si l’avenir était déjà présent, et il n’aurait qu’une réalité dérisoire si nous pouvions lire à coup sûr l’avenir dans le présent. Dans cette hypothèse, en effet, il serait toujours possible de réduire, sans rien modifier d’essentiel, le temps nécessaire pour passer de maintenant à plus tard. L’unique fonction du temps serait alors celle qu’exprime un mot qui revient à plusieurs reprises dans le texte : une fonction de « réalisation », d’actualisation des possibilités, des virtualités. Mais si nous prenons le temps au sérieux, si nous admettons qu’il fait vraiment quelque chose, qu’il modifie, transforme l’être vivant, l’être conscient, et qu’en s’unissant à un passé toujours plus riche chaque nouveau présent constitue avec lui une totalité radicalement différente de la précédente, nous comprenons que la fonction du temps n’est pas de réaliser, mais de créer. Soit la durée n’est rien, ou presque rien, soit elle est créatrice, par elle-même, sans avoir besoin d’un créateur extérieur. En conséquence, la constitution rétrospective du possible par le réel n’est pas seulement une propriété remarquable des œuvres d’art : c’est la loi même de la vie. Ignorer cette loi, vouloir que rien ne soit réel sans avoir été possible, c’est ignorer le temps, qui est le sens de la vie, et surtout ignorer le « bon » sens de ce sens, autrement dit la différence absolue de l’avant et de l’après, l’impossibilité pour l’avenir d’être déjà présent. C’est donc aller contre le bon sens : il s’agit bien d’une absurdité.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Bergson: L'idée de néant

Dans le chapitre "Explications de textes"

- Bergson: L'adaptation

- Bergson: La durée pure

Et dans le chapitre "Notions":

- Le Possible

- Le Temps

 

BIBLIOGRAPHIE

Frédéric COSSUTTA, Lire Bergson, "Le possible et le réel", Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Librairie du Collège international de philosophie", 1998

 

 

 

 

 

 

Commentaires

  • hubert larque

    1 hubert larque Le 15/12/2021

    Bonjour
    Je fais une recherche sur le vide au niveau de ce qu'en font les physiciens . Je sais ce qu'en dit Bergson dont j'ai l'oeuvre complète (y compris ce qu'il voulait ne pas être publier / relativité), mais n'arrive pas à situer où il le dit et comment exactement il le dit (citation sérieuse mais pas référencée précisément). Ni vide ni éther ne donne rien d'intéressant par l'index. Je peux sans doute faire une recherche sur les éditions numérisées, mais peut-être savez-vous où est ce que je cherche et pourriez me faire gagner beaucoup de temps. Idem pour Descartes.
    Cordialement
    pimbe-daniel

    pimbe-daniel Le 18/12/2021

    Bonjour. Votre question m'embarrasse un peu: étant sur le point de déménager, je me trouve momentanément privé de mes livres, déjà emballés dans des cartons. De mémoire, je peux seulement vous dire que vous trouverez les textes de Descartes relatifs au vide physique dans la deuxième partie des Principes de la philosophie. En revanche, si les passages de Bergson sur l'idée de néant sont bien connus (L'évolution créatrice et La pensée et le mouvant), je n'ai pas souvenir d'un texte précis concernant strictement le vide au sens des physiciens. Désolé.

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