ÉPICTÈTE : CE QUI DÉPEND DE NOUS, CE QUI N'EN DÉPEND PAS
Manuel, § I
Traduction de J. Pépin
dans Les Stoïciens, Paris, Éditions Gallimard, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1964, p. 1111
Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l'opinion, la tendance, le désir, l'aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui. Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l'entrave, l'affliction, le trouble, tu accuseras dieux et hommes ; mais si tu prends pour tien seulement ce qui est tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui, personne ne te contraindra jamais ni ne t'empêchera, tu n'adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n'auras pas d'ennemi, car tu ne souffriras aucun dommage.
Isolée du reste, la célèbre première phrase de ce passage pourrait donner une impression de trivialité. Personne ne doute, en effet, qu'il y ait à tout moment une limite où s'arrête « ce qui dépend de nous », ce qui est en notre pouvoir, une borne marquant l'épuisement de notre sphère d'influence, et au-delà de laquelle triomphe la résistance, l'adversité du monde, bref « ce qui ne dépend pas de nous ». Si l'existence d'une limite de ce genre est pour chacun de nous hors de doute, l'endroit où il convient de la situer doit toutefois demeurer imprécis. En conséquence, jamais nous ne pourrons tirer d'une pareille certitude un principe capable de guider clairement notre action.
Ce qu'enseigne ici Épictète s'oppose point par point à tout cela. Entre « les choses » qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas, les premières lignes du texte nous interdisent de concevoir une limite mouvante, se déplaçant dans un sens ou dans l'autre au gré des rapports de force. Elles imposent au contraire l'idée d'un partage définitif, intangible, entre deux ordres de réalité qui ne sont pas sur le même plan. Et loin d'être une vérité bien connue de tous mais dont l'objet resterait imprécis, ce partage est présenté à l'inverse comme étant parfaitement déterminé en lui-même, mais tel que nous pouvons facilement nous tromper à son sujet. Or notre seul guide sûr dans la vie, indique la deuxième moitié du texte, est justement de ne pas faire erreur sur ce point, de savoir discerner à tout instant ce qui dépend de nous, afin de nous y consacrer exclusivement.
Mais revenons au point de départ, c'est-à-dire à la liste, formulée au commencement du texte, des choses qui dépendent de nous. Ce sont, écrit Épictète, l'opinion, la tendance, le désir, l'aversion ». L'ordre des mots est essentiel ici. Supposons qu'on prétende, sans mentionner préalablement « l'opinion » ni la « tendance », que mes « désirs » et mes « aversions » dépendent de moi. Dépendra-t-il donc de moi d'assurer la satisfaction de tous mes désirs et la suppression de tout ce que j'ai en aversion ? Dépendra-t-il de moi, pour atteindre cet objectif, de maîtriser l'univers entier ? L'idée même d'une distinction entre ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de moi perdrait alors toute signification. Ce que veut dire Épictète, c'est que si certains objets m'apparaissent désirables alors que d'autres me semblent répugnants, c'est parce que les premiers s'accordent à une certaine tendance spontanée qui est en moi, tandis que les seconds s'y opposent . Ce qui dépend premièrement de moi, c'est cette tendance. Cela vaut d'ailleurs pour tous les êtres vivants. L'animal qui se nourrit n'a pas pour véritable but l'absorption de nourriture, mais la réalisation d'une tendance spontanée qu'on appelle l'instinct de conservation : ce que cherche avant tout cet animal, c'est un accomplissement de soi. Pourquoi, demandera-t-on alors, la liste des choses qui dépendent de nous ne commence-t-elle pas par le mot « tendance », mais par le mot « opinion » ? Parce que nous sommes des animaux pensants, dont la tendance spontanée est d'adhérer à ce qu'ils croient vrai. On voit souvent les hommes se tromper, mais on n'a jamais vu – et on ne verra jamais – un être humain se diriger de lui-même vers le faux en le jugeant faux : l'erreur ne peut s'imposer qu'à celui qui la tient pour vraie. Ce qui, à chaque instant, dépend de chacun, c'est donc d'abord son opinion, ce qu'il croit vrai, puis sa tendance à suivre irrésistiblement cette opinion, et enfin son désir ou son aversion pour ce qui s'accorde ou s'oppose à cette tendance. Voilà ses « œuvres propres ».
La façon dont un être humain réagit à la maladie qui le frappe dépend de lui, puisqu'elle tient à l'opinion qu'il se fait de cette maladie. Ce qui ne dépend pas de lui, en revanche, c'est l'objet de cette opinion, à savoir sa maladie elle-même. Cette maladie ne dépend pas de lui en ce sens qu'elle dépend d'autre chose que lui. À tout moment, chaque partie de l'univers doit réagir, selon sa tendance spontanée, à ce qui résulte pour elle de l'action des autres parties de l'univers, donc à des choses qui ne sont pas ses œuvres propres, mais qui sont, dit Épictète, « propres à autrui ». On peut certes utiliser dans les deux cas le même verbe « dépendre », qui marque la nécessité. Mais quand il s'agit de ce qui dépend d'autrui et non de nous, cette nécessité est extérieure et prend la forme d'une fatalité déconcertante, incompréhensible : les choses qui ne dépendent pas de nous, écrit Épictète, sont « fragiles, serves, facilement empêchées ». Contraints de réagir à une telle fatalité, nous avons toutefois la liberté de le faire à notre manière, selon notre propre nécessité, la nécessité interne de notre tendance : les choses qui dépendent de nous sont donc « naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ».
Cela établi, il est possible d'aborder l'aspect étonnant, donc particulièrement digne d'intérêt, des premières lignes du texte : le fait qu'Épictète, après avoir énoncé la liste des choses qui dépendent de nous, en propose une autre, celle de choses qui ne dépendent pas de nous : « le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges ». La première liste était parfaitement légitime en tant que liste : les choses qui dépendent de nous forment un ensemble clos et ordonné. Mais une fois délimitée la sphère de ce qui nous est propre (opinion, tendance, désir, aversion), tout le reste, tout ce qui nous affecte en provenant du reste de l'univers, fait partie des choses qui ne dépendent pas de nous. Un ensemble aussi indéfini ne saurait être formulé en liste, à moins de faire l'objet d'une sélection. À quel principe peut bien obéir la sélection, parmi l'infinité des choses qui ne dépendent pas de nous, du « corps », des « richesses », des « témoignages de considération » et des « hautes charges » ? Ces choses, nous sentons qu'un être humain pourrait facilement se tromper à leur propos, croire à tort, qu'elles dépendent de lui : le corps, parce qu'il le considère comme « sien », les richesses, les témoignages et les charges parce qu'il estime que son intelligence et ses efforts devraient lui permettre de les obtenir. La seconde liste proposée par Épictète n'est donc pas innocemment descriptive : elle vise à corriger, à redresser d'éventuelles erreurs. Elle indique que notre texte s'adresse à un lecteur qu'il s'agit de réformer.
La raison en est évidente. Alors que n'importe quel être dans l'univers accomplit nécessairement ce qui dépend de lui, répondant avec spontanéité à ce qui lui arrive fatalement, l'être humain, et lui seul, est appelé à faire la même chose en connaissance de cause. Lui seul a besoin en effet, pour réaliser ce vers quoi il tend, de le croire vrai. Lui seul a donc besoin, pour faire ce qui dépend de lui, d'être convaincu que c'est bien cela qui dépend de lui. Et lui seul peut se tromper à ce sujet, confondre les choses qu'il devrait distinguer. On le voit, les premières lignes du passage font plus que nous apprendre à reconnaître correctement ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Elles expliquent du même coup pourquoi nous avons besoin qu'on nous l'apprenne.
Un nouveau personnage doit donc faire son apparition dans la seconde partie du texte : celui qui est censé avoir lu la première partie. C'est à lui qu'Épictète va s'adresser directement, substituant un « toi » au « nous » des lignes précédentes. Les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas, la première partie les exposait sur le mode de l'« il y a », sur le ton de la constatation, mentionnant que ce qui dépend premièrement de nous est notre opinion, ce que nous croyons vrai. Or ce que tu dois croire vrai, dit maintenant Épictète à son lecteur, c'est précisément ce que tu viens de lire : il dépend de toi de croire que la seule chose dépendant de toi, la seule dont tu doives te soucier, c'est ton opinion, par exemple ton opinion sur la richesse, et certainement pas la richesse elle-même, dont tu dois penser qu'elle ne dépend absolument pas de toi et ne mérite donc pas que tu t'en soucies. C'est comme si le texte se reflétait en lui-même, remplaçant la forme indicative des premières phrases par une forme impérative (« Rappelle-toi donc ceci ... »), redoublant chaque énoncé de fait par un commandement, une injonction positive ou négative : injonction négative de « ne pas prendre pour » libres les choses « qui sont » naturellement serves, injonction positive de « prendre pour » tien seulement « ce qui est » tien, donc de « prendre pour » propre à autrui « ce qui est, de fait », propre à autrui.
L'erreur que ces injonctions visent à conjurer va toujours dans le même sens. Les hommes se trompent en s'imaginant plus vaste qu'il ne l'est le domaine des choses qui dépendent d'eux, en n'acceptant pas la réduction de ce domaine au pouvoir de l'opinion, donc au pouvoir de penser correctement, pouvoir qui leur paraît dérisoire, comparé à celui d'acquérir la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges. Il faut penser correctement pour comprendre que penser correctement suffit. L'erreur va donc toujours dans le même sens, et elle a toujours également le même effet. Cet effet est évidemment nul sur les choses qui ne dépendent pas de nous. Par définition, ces choses sont indifférentes aux idées que nous en avons, aux erreurs que nous commettons sur elles : elles arrivent comme elles doivent arriver, dotées des caractères naturels de la fatalité : fragiles, serves, facilement empêchées. Mais dès que quelqu'un commet l'erreur de « prendre pour sienne» une de ces choses, il prend effectivement pour sienne sa fragilité, son inconstance, ce qui lui fait connaître le « trouble ». La facilité avec laquelle cette chose peut être empêchée devient alors ce qui l'« entrave » personnellement, de même que la servitude de la chose devient sa servitude. Ce qui arrive n'est plus pour lui le simple thème sur lequel il doit, instant après instant, exercer sa tendance propre : ce qui arrive, désormais, « lui » arrive. On peut certes dire que cela lui arrive en bien comme en mal : toutefois, faute d'une quelconque maîtrise du cours des événements, ce qui lui arrive de bon n'est jamais assez solide pour extirper de son esprit l'inquiétude de l'événement contraire, donc pour lui éviter l'« affliction ». En croyant agrandir la sphère de ce qui est « sien », il s'est livré au contraire à une puissance étrangère, imprévisible, tout en se privant de son unique pouvoir, ce qui ne lui laisse que la ressource pathétique d'accuser « dieux et hommes ».
Que l'homme soit le seul être dans l'univers à pouvoir connaître ce trouble et cette affliction, le seul à pouvoir souffrir d'être entravé par ce qui arrive, le seul susceptible d'en vouloir aux autres et aux dieux, cela pourrait nous faire croire que notre condition est la pire de toutes. Pensons au contraire que l'homme est de ce fait, au milieu d'une infinité d'êtres s'accordant mécaniquement à leur destin, le seul à qui la responsabilité d'un tel accord est confiée : il faut que l'être humain puisse être malheureux pour qu'il dépende de lui de ne pas l'être. Si Épictète, s'adressant directement à son lecteur, lui annonce d'abord les maux qui le menacent au cas où il prendrait à tort pour sien ce qui est propre à autrui, et ensuite seulement le bénéfice qu'il tirera d'une juste appréhension du partage entre les deux domaines, c'est que ce bénéfice n'apparaît comme tel qu'à la lumière des maux qu'il exclut. Quand la tranquillité muette des choses et des animaux prend chez l'homme, et chez l'homme uniquement, la forme d'une sérénité explicite, consciente d'elle-même, cette sérénité ne peut s'exprimer qu'en phrases négatives telles que celles qui terminent notre texte : « personne ne te contraindra jamais ni ne t'empêchera, tu n'adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n'auras pas d'ennemi ; car tu ne souffriras aucun dommage ».
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Épictète : Bien jouer son rôle
Dans le chapitre « Conférences » :
- La Providence chez les Stoïciens
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Cicéron : La consolation
- Marc Aurèle : On peut toujours ce qu'on doit
- Sénèque : Le philosophe et l'homme d'État
Et dans le chapitre « Notions » :
- La Douleur
- Le Jeu
- Les Passions
- La Sagesse
- Le Suicide
BIBLIOGRAPHIE
Pierre DULAU, Commentaire du Manuel d'Épictète, Paris, Éditions Gallimard, Coll. "Folio plus philosophie", 2009
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