ARISTOTE : AGIR EN ÉTAT D'IGNORANCE
Éthique à Nicomaque, livre III, chapitre 2
Traduction de Jules Tricot, Paris, Editions Vrin, 1983, p. 123-124
Il y a aussi, semble-t-il bien, une différence entre agir par ignorance et accomplir un acte dans l'ignorance : ainsi, l'homme ivre ou l'homme en colère, pense-t-on, agit non par ignorance mais par l'une des causes que nous venons de mentionner, bien qu'il ne sache pas ce qu'il fait mais se trouve en état d'ignorance. Ainsi donc, tout homme pervers ignore les choses qu'il doit faire et celles qu'il doit éviter, et c'est cette sorte d'erreur qui engendre chez l'homme l'injustice et le vice en général. Mais on a tort de vouloir appliquer l'expression involontaire à une action dont l'auteur est dans l'ignorance de ce qui lui est avantageux. En effet, ce n'est pas l'ignorance dans le choix délibéré qui est cause du caractère involontaire de l'acte (elle est seulement cause de sa perversité), et ce n'est pas non plus l'ignorance des règles générales de conduite (puisqu'une ignorance de ce genre attire le blâme) : ce qui rend l'action involontaire, c'est l'ignorance des particularités de l'acte, c'est-à-dire de ses circontances et de son objet, car c'est dans ces cas-là que s'exercent la pitié et l'indulgence, parce que celui qui est dans l'ignorance de quelqu'un de ces facteurs agit involontairement.
Contrairement à ce que semble suggérer sa première phrase, ce texte ne développe pas l'opposition entre « agir par ignorance » et « agir dans l'ignorance ». Le premier terme de cette opposition n'est en effet mentionné que pour être ensuite laissé de côté : c'est au second seul, à l'action accomplie « dans l'ignorance », ou « en état d'ignorance », qu'est consacré le reste du passage. Cette exclusion du premier terme au profit du second détermine l'objet du texte. Quand une action est commise « par ignorance », quand le mot « ignorance » sert, non à décrire ce qui accompagne cette action, mais à désigner sa « cause », il n'y a pas lieu de débattre sur son caractère volontaire ou involontaire. Une action dont l'ignorance est la cause ne saurait être jugée volontaire : nous n'en attribuons pas le mérite à son auteur si elle est bénéfique, nous ne la lui imputons pas davantage dans le cas contraire. Mais quand un homme agit mal sous l'emprise de l'ivresse ou de la colère, ce n'est pas l'ignorance, c'est cette ivresse ou cette colère qui est la cause de son action. En disant d'un tel homme qu'il « ne sait pas ce qu'il fait », nous le décrivons comme agissant, non « par » ignorance, mais en état d'ignorance, et nous pouvons alors nous demander si cette ignorance de ce qu'il fait lui fournit une excuse, annule sa responsabilité, ou si c'est au contraire de cette ignorance précisément qu'il doit être tenu pour coupable. Tel est le problème traité ici par Aristote.
Que l'ignorance soit intimement liée au mal moral, c'est ce qui est affirmé d'emblée, sans discussion, dès la deuxième phrase du texte : « tout homme pervers, écrit Aristote, ignore les choses qu'il doit faire et celles qu'il doit éviter ». Ne nous bornons pas, précise-t-il, à dire que cet homme est pervers et qu'il ignore. Il est pervers parce qu'il ignore : c'est « cette sorte d'erreur », et rien d'autre, « qui engendre » chez lui « l'injustice et le vice en général ». Thèse socratique : la vertu est le savoir, l'ignorance définit le vice. Reste toutefois à savoir s'il faut aller jusqu'à dire, avec Socrate, que « Nul n'est méchant volontairement ». La perversité engendrée par l'ignorance est-elle de ce fait « involontaire » ? Non, proteste Aristote, on a « tort » d'utiliser ce mot, tort de penser que c'est involontairement qu'un homme méconnaît « ce qui lui est avantageux », faute de savoir où est le vrai bien. Considérons en effet l'ignorance portant sur cet aspect essentiel de l'action qu'est le « choix délibéré ». Tout auteur d'une action digne de ce nom affronte une alternative et doit préférer une certaine voie à une autre voie possible. Celui qui, ignorant ce qu'il doit choisir, donne la préférence au mal sur le bien, peut-il prétendre que de ce fait la faute qu'il a commise est involontaire ? Peut-il raisonnablement se disculper sous ce prétexte ? Il faudrait alors poser en principe, contre le socratisme, que c'est plutôt le fait de savoir qui incrimine, que les seuls à devoir être réprouvés sont ceux qui font le mal en sachant parfaitement où est le bien. Il faudrait donc réserver la notion de « perversité » aux âmes tourmentées, aux délicats chez qui l'écart entre ce qui est fait et ce qui aurait dû l'être engendre de douloureux remords. Devraient en revanche être innocentés tous ceux qui vivent indifférents aux autres, insouciants des dégâts qu'ils laissent derrière eux, sans regret, remords ni repentir parce que jamais ils ne songent à autre chose qu'à la recherche de leur plaisir. Cette implication paradoxale, autodestructrice, du socratisme, la conscience morale populaire la rejette, y voyant une inversion scandaleuse des valeurs. Aristote ne fait ici qu'interpréter cette conscience quand il soutient que l'ignorance dans le choix délibéré, puisqu'elle définit la perversité de l'auteur de l'action, ne peut pas définir en même temps le « caractère involontaire » de cette action. Elle est l'ignorance de ce qu'il fallait justement savoir, de ce dont il fallait au moins se préoccuper. Car toute la faute, dans ce cas, consiste à ignorer.
De même que nous avons le devoir de savoir ce qu'il faut choisir face à telle ou telle alternative, nous avons celui de connaître les « règles générales de conduite ». Ici encore, il suffit de se laisser guider par la conscience morale commune. Jamais l'ignorance des règles générales de conduite ne sera reçue par elle comme une excuse valable, une bonne raison de blanchir celui qui n'aurait pas observé ces règles Le principe juridique « Nul n'est censé ignorer la loi » est également un principe moral. Jugeant que cette autre forme d'ignorance est encore une ignorance coupable, une ignorance de ce que l'homme doit savoir, la conscience commune prononce contre elle un « blâme », et Aristote considère manifestement ce blâme comme un argument suffisant.
Pourtant, il est vrai, la même conscience commune nous incline parfois à « la pitié et l'indulgence » lorsque nous découvrons que l'auteur d'une action ne savait pas ce qu'il faisait. L'ignorance peut donc motiver aussi bien cette indulgence que le blâme, et cela, montre Aristote, n'a rien de contradictoire : il ne s'agit pas, en effet, de la même ignorance. L'ignorance dont nous avons parlé jusqu'à présent, celle qui porte sur le choix délibéré ou sur les règles générales de conduite, bref celle qui concerne ce qu'il faut faire ou ne pas faire, nous pouvons l'appeler « l'ignorance du droit ». Or on n'ignore pas le droit par mégarde : le verbe « ignorer » reçoit dans ce cas un sens actif, comme quand on dit « je l'ignore » pour signifier son mépris envers une certaine personne. L'ignorance qui excuse, celle qui « rend l'action involontaire », ce n'est pas l'ignorance de celui qui méprise, c'est l'ignorance de celui qui se méprend, c'est la bévue, la « gaffe ». Ce n'est pas l'ignorance du droit, c'est l'ignorance du fait, celle qui porte seulement, nous dit le texte sur les « particularités de l'action », à savoir « ses circonstances ». Font partie des circonstances d'une action la personne particulière que cette action affecte, l'instrument particulier qu'elle mobilise, le résultat particulier qu'elle atteint, la façon particulière dont elle est exécutée. Ignorer telle ou telle de ces circonstances peut conduire l'auteur de l'action à prendre son ami pour un ennemi, à utiliser une arme chargée en croyant qu'elle ne l'est pas, à tuer quelqu'un en voulant le sauver, etc.. Dirons-nous de cet homme qu'il a ignoré ce qu'il aurait dû savoir ? Cela reviendrait à poser l'omniscience comme une exigence morale, ce qui est absurde. Se laissant toujours guider par la conscience morale commune, Aristote conclut que « celui qui est dans l'ignorance de quelqu'un de ces facteurs [les circonstances particulières] agit involontairement ».
Il y a donc bien une ignorance qui nous excuse, mais il y en a une autre qui nous accuse. À la lumière de cette distinction, revenons sur la célèbre formule socratique « Nul n'est méchant volontairement ». Plus exactement, considérons le caractère énigmatique de cette formule. Nous ne pouvons la lire sans éprouver d'abord le sentiment qu'elle est une formule d'excuse universelle, qu'elle signifie au fond qu'il n'existe nulle part de véritable méchanceté. Nous nous ravisons ensuite, comprenant que cette première réaction exprimait notre intime conviction que la véritable méchanceté devrait être volontaire, ce que la formule socratique, précisément, nie. Nous accédons ainsi à une seconde lecture, selon laquelle la formule n'excuse rien du tout, mais définit au contraire ce qu'il convient d'accuser, de réprouver, d'incriminer dans la méchanceté : non pas une prétendue mauvaise volonté, mais l'ignorance, racine de tout mal. Cette seconde lecture s'avère toutefois aussi difficile à maintenir que la première, et risque de nous y ramener : car comment l'ignorance pourrait-elle être ce qui accuse le méchant, elle qu'on invoque si souvent comme une excuse ? Quiconque veut penser sérieusement le principe socratique est pris dans une sorte de tourbillon. L'intérêt philosophique du texte d'Aristote est de stabiliser, si l'on peut dire, la théorie de la vertu-science, d'empêcher que l'ignorance soit présentée à la fois comme ce qui accuse et ce qui excuse. D'une part l'ignorance est bien la racine du mal quand elle est ignorance du choix délibéré, ou ignorance des règles générales de conduite, mais elle est alors volontaire. D'autre part l'ignorance est bien involontaire, mais elle ne porte alors que sur les cironstances particulières de l'action. Dans le premier cas, nous ne pouvons pas dire du méchant qu'il agit involontairement. Dans le second, nous ne pouvons pas dire, de celui qui agit involontairement, qu'il est méchant. Le socratisme est donc, en un sens, réfuté, mais pour être sauvé.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Aristote : La fatigue d'être
Dans le chapitre « Conférences » :
- La métaphysique d'Aristote
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Aristote: Le juste milieu
- Aristote : Acte et mouvement
- Aristote : Les futurs contingents
- Aristote : La justice des échanges
Et dans le chapitre « Notions » :
- L'Ignorance
- Le Mal
- La Volonté
BIBLIOGRAPHIE
René-Antoine GAUTHIER, La morale d'Aristote, Paris, P.U.F., Coll. "Sup", 1985
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