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KANT : LE « TYPE » DE LA LOI MORALE
Critique de la raison pratique, Première partie, Livre I, chapitre II
Traduction de Luc Ferry et Heinz Wismann
dans Œuvres philosophiques de Kant, Paris, Éditions Gallimard, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", tome 2, 1985, p. 692-693
La règle de la faculté de juger sous des lois de la raison pure pratique est celle-ci : demande-toi toi-même si, en considérant l’action que tu as en vue comme devant arriver d’après une loi de la nature dont tu serais toi-même une partie, tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté. Et, de fait, c’est d’après cette règle que chacun juge si les actions sont moralement bonnes ou mauvaises. Ainsi l’on dira : Comment ! si chacun se permettait de tromper, lorsqu’il croit y trouver son avantage, ou se tenait autorisé à attenter à sa vie, dès qu’il s’en trouverait entièrement dégoûté, ou voyait avec une parfaite indifférence les maux d’autrui, et si tu faisais partie d’un tel ordre de choses, y serais-tu avec l’assentiment de ta volonté ? À la vérité, chacun sait très bien que, s’il se permet secrètement quelque tromperie, tout le monde n’en ferait pas autant pour cela, ou que, s’il est, sans qu’on s’en aperçoive, insensible pour les autres, tout le monde ne se montrera pas aussitôt dans la même disposition à son égard ; aussi cette comparaison de la maxime de ses actions avec une loi universelle de la nature n’est-elle pas non plus le principe déterminant de sa volonté. Mais une telle loi n’en est pas moins un type pour le jugement de nos maximes suivant des principes moraux. Si la maxime de l’action n’est pas constituée de façon à soutenir l’épreuve consistant à revêtir la forme d’une loi de la nature en général, elle est moralement impossible. C’est ainsi que juge le sens commun lui-même, car la loi de la nature sert toujours de fondement à ses jugements les plus courants, même aux jugements d’expérience. Il l’a donc toujours devant les yeux, sauf que, dans les cas où il s’agit de juger la causalité par liberté, il ne fait de cette loi de la nature que le type d’une loi de la liberté ; car, s’il n’avait pas sous la main quelque chose qui pût lui servir d’exemple dans des cas empiriques, il ne pourrait mettre en usage dans l’application la loi d’une raison pure pratique.
« Et si tout le monde en faisait autant ! », a-t-on coutume de dire à quelqu'un pour lui faire admettre qu'il a mal agi. Voilà, ajoute-t-on, ce qu'il faut toujours se demander avant d'agir : pourrais-je accepter que la « maxime » de l'action que j'envisage soit universellement adoptée ? Si j'en suis incapable, si je ne peux vouloir agir ainsi qu'à la condition que les autres ne suivent pas mon exemple, j'avoue du même coup que l'action projetée, aussi utile, profitable, plaisante qu'elle puisse être par ailleurs, n'en est pas moins une mauvaise action sur le plan de la morale. Car tel est le critère permettant, sur ce plan précisément, de distinguer le bien du mal.
Ce critère présente deux aspects difficiles à concilier. D'un côté, son application n'exige aucune formation particulière. Dans la formule « Suppose que tous en fassent autant ! », c'est la conscience morale la plus commune, la plus populaire, qui parle. Et il est à la portée de n'importe qui de savoir si, oui ou non, il voudrait d'un monde où tous feraient ce qu'il a fait. De même que juridiquement nul n'est censé ignorer la loi, le critère proposé signifie ainsi que personne ne saurait moralement se disculper d'une mauvaise action en prétendant n'avoir pas compris, faute d'éducation suffisante, qu'elle était mauvaise. Mais d'un autre côté, même s'il est relativement aisé de reconnaître de cette façon les bonnes et les mauvaises actions, cette reconnaissance n'en est pas moins indirecte, détournée, fort différente de celle qui nous permet d'appréhender immédiatement, par le simple examen d'une chose quelconque, si cette chose est « bonne » ou « mauvaise » au sens non moral de ces termes. Pourquoi est-il impossible, en morale, de percevoir également le bien et le mal comme des traits de la réalité, des propriétés des actions concernées, pourquoi faut-il passer par le détour d'une supposition, et d'une supposition dont le caractère fictif est totalement assumé, puisqu'on sait fort bien que « tout le monde », en fait, n'agira pas ainsi, et qu'on ne demande même pas que cette éventualité soit vraisemblable ?
Telle est la question traitée dans ce texte de Kant. Le détour qui vient d'être évoqué s'y manifeste par trois expressions contenant le mot « loi ». D'abord, dans les tout premiers mots et dans les tout derniers, l'expression « loi de la raison pure pratique ». Ensuite, dans le cours du texte, et soulignées, les expressions « loi de la liberté » et « loi de la nature ». Remettant à plus tard l'explication plus précise des deux premières expressions, nous pouvons pour le moment les considérer comme synonymes : elles désignent l'une et l'autre la loi « morale », la loi régissant, non pas ce qui est, ce qui existe dans le monde, mais ce qui devrait ou ne devrait pas y être accompli. Il y a clairement une différence absolue entre cette loi morale, loi du devoir-être, loi de ce qui est « à faire », et une « loi de la nature » régissant par définition ce qui est déjà fait, ce qui est toujours arrivé et arrivera toujours, qu'on le veuille ou non : aucun passage, aucune communication ne semble concevable entre ces deux genres de lois. Et pourtant, note Kant, lorsqu'il s'agit pour nous de savoir « si les actions sont moralement bonnes ou mauvaises », autrement dit si elles s'accordent ou non à la loi de ce qui « devrait être », au lieu de répondre en examinant cette loi, en scrutant son contenu, c'est à l'autre genre de loi, c'est à la loi de la nature que nous nous référons. Car que signifie, si on l'exprime conceptuellement, le précepte ordinaire « Suppose que tout le monde en fasse autant » ? Il signifie : « demande-toi toi-même si, en considérant l’action que tu as en vue comme devant arriver d’après une loi de la nature dont tu serais toi-même une partie, tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté .»
Deux termes du texte, le mot « règle » et le verbe « juger » permettent de préciser l'étrange détour qui nous conduit ainsi à chercher si une action s'accorde à un certain type de loi (la loi morale) en la supposant soumise à un type de loi tout différent (une loi de la nature). Ces deux termes sont liés : « juger » renvoie en effet à la fonction du juge, qui est d'appliquer la loi, et qui doit pour cela disposer d'une certaine « règle » déterminant si le cas qui se présente est bien soumis à cette loi. Or quand j'imagine mon action accomplie par tout le monde, quand je suppose qu'elle pourrait se produire « d'après une loi de la nature », je ne considère pas proprement cette loi de la nature en tant que loi, mais en tant que simple règle me permettant d'appliquer la loi morale ; ou, comme l'écrit Kant, en tant que « règle de la faculté de juger sous des lois de la raison pure pratique ». C'est ce qui explique pourquoi la supposition « tout le monde agit comme moi » reste une pure fiction. Si on la prenait sérieusement pour une loi, elle serait aussitôt réfutée, puisque tout le monde, en fait, n'agit pas comme moi. À ceux qui lui enjoignent de se demander s'il voudrait que chaque être humain s'autorise à tromper autrui, le trompeur aurait alors beau jeu de répondre qu'il sait très bien que, « s'il se permet secrètement quelque tromperie, tout le monde n'en fera pas autant pour cela », réponse qui est évidemment à côté de la question. Et s'il arrivait, au contraire, que tout le monde trompe naturellement tout le monde, la tromperie n'en deviendrait pas morale pour autant. On n'oppose pas au trompeur la supposition d'une loi naturelle de la tromperie pour qu'il en fasse « le principe déterminant de sa volonté », mais pour qu'il sache comment appliquer ce principe au cas de la tromperie.
Si nous ne disposions pas d'une telle règle, notre situation en morale serait donc comparable à celle d'un juge conscient de devoir appliquer la loi, mais incapable de déterminer si l'action à juger lui est conforme ou non. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi ne pouvons-nous pas déduire directement, de l'exigence morale elle-même, un critère d'application à la réalité empirique ? Revenons sur les deux expressions qui désignent, dans le texte, le concept de la loi morale. L'une de ces expressions est « loi de la raison pure pratique ». Lorsque la « raison », l'exigence de cohérence, de non-contradiction, concerne l'action (et non la connaissance), Kant la qualifie de « pratique ». Et il la qualifie de « pure » lorsqu'elle est sans mélange, lorsqu'elle impose cette exigence de cohérence sans la mettre au service de quoi que ce soit d'autre, d'un désir, d'une passion ou d'un intérêt. La raison pratique est « impure » quand elle s'adresse à l'individu comme à un être déterminé, par sa nature et par les circonstances, à agir en vue de telle ou telle fin, pour atteindre telle ou telle satisfaction : chacune de ces actions est à la fois la cause d'une série indéfinie d'effets ultérieurs et l'effet d'une série indéfinie de causes antérieures. La raison pratique est pure, en revanche, quand elle s'adresse à l'individu comme à un être dont l'action relève d'une « causalité par liberté », produisant ses effets sans être elle-même l'effet de causes antérieures : la « loi de la raison pure pratique » est donc en même temps « loi de la liberté ». Quand elle est impure, la raison pratique recommande à l'individu de ne jamais utiliser un moyen incompatible avec la fin qu'il poursuit. Quand elle est pure, elle lui enjoint, en tant que libre législateur, de ne jamais enfreindre sa propre législation. Dans le premier cas, l'exigence de cohérence n'a rien de particulièrement moral, mais il est facile de savoir si elle est satisfaite : chacun peut aisément juger, à partir de son expérience de la vie et du monde, si tel moyen permet ou non d'atteindre telle fin. Il n'en va pas de même, à première vue, dans le second cas : comment savoir si, en commettant un mensonge par exemple, j'obéis ou je désobéis à ma propre législation ?
La seule façon de le savoir est d'imaginer mon mensonge s'insérant dans une nature où mentir serait la loi, où aucune parole, en conséquence, ne serait jamais crue, et de découvrir aussitôt que mon projet de mentir, d'abuser autrui en lui faisant croire à la vérité de ce que je sais être faux, n'aurait plus aucun sens dans une telle nature. Cela seul peut me révéler ce que je veux vraiment en tant que menteur potentiel : je veux que les paroles soient crues, toutes les paroles, partout et toujours, je veux donc que la véracité soit la loi, afin de pouvoir profiter pour ma part d'une transgression exceptionnelle de cette loi. En d'autres termes, je suis bien un législateur désirant enfreindre sa propre législation. Ainsi, au moment où je découvre que la maxime de mon action « n’est pas constituée de façon à soutenir l’épreuve consistant à revêtir la forme d’une loi de la nature en général », je découvre du même coup ce qu'aucun examen interne de cette maxime n'aurait pu me montrer : qu'elle est une mauvaise maxime sur le plan moral.
C'est donc bien la transformation de l'action en loi de la nature qui rend perceptible sa conformité ou non conformité à ce qu'exige la loi morale. Pour exprimer ce rapport particulier entre les deux genres de lois, Kant utilise un terme assez déroutant : la loi de la nature, écrit-il, est « un type pour le jugement de nos maximes suivant des principes moraux ». D'ordinaire, nous utilisons le mot « type », ainsi que l'adjectif « typique », quand un cas particulier illustre si parfaitement un principe général qu'il semble en être l'incarnation. Ici, c'est la soumission à un certain genre de loi qui est typique de l'obéissance à un autre genre de loi. Qu'une personne soit disposée ou non à ce que son comportement soit celui de tous, voilà qui est typique de sa moralité.
Nous remarquions avec étonnement, au commencement de cette explication, que la formule « Suppose que tous en fassent autant » est d'un usage courant, populaire même, alors qu'elle propose un critère plutôt indirect et complexe du bien et du mal. Cela vient, selon Kant, de ce que cette formule est celle du « sens commun » : « C'est ainsi, écrit-il, que juge le sens commun lui-même ». Alors que nos cinq sens enferment chacun de nous dans sa subjectivité, l'autorisant uniquement à porter sur le monde des « jugements de perception » (du genre : « Quand je vois le soleil éclairer cette pierre, je la sens plus chaude »), le sens « commun » mérite d'être nommé ainsi parce qu'il ouvre la possibilité d'un monde commun à tous, d'un monde sur lequel nous pouvons communiquer, nous accorder ou nous opposer, donc d'un monde objectif. C'est ce monde objectif que je vise lorsque j'énonce, non de simples jugements de perception associant mes sensations personnelles, mais des « jugements d'expérience » (du genre « Le soleil échauffe la pierre ») stipulant une relation universelle et nécessaire, reconnaissable par tous, entre certains objets de l'univers, autrement dit une loi de la nature. On comprend pourquoi Kant affirme ici que les « jugements les plus courants » du sens commun ont pour « fondement » la loi de la nature, loi que le sens commun a forcément « toujours devant les yeux ». Qu'en est-il alors des jugements qui permettent aux hommes de communiquer, non pas sur le monde tel qu'il existe déjà, mais sur ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire dans ce monde, bref sur ces objets particuliers qu'on appelle le « bien » et le « mal » ? Qu'en est-il du problème spécial que pose cette sorte de jugements, de la difficulté de « mettre en usage dans l’application la loi d’une raison pure pratique » ? Non seulement le sens commun sait résoudre ce problème, surmonter cette difficulté, mais il est le seul à le savoir, car lui seul, en tant que maître des jugements d'expérience, dispose de ce qui peut « servir d'exemple dans des cas empiriques » : la loi de la nature qu'il a toujours « devant les yeux » à titre de loi, il l'a de ce fait toujours « sous la main » à titre de règle d'application. Ne nous étonnons donc pas qu'il soit si commun de prendre cette loi de la nature pour type de la loi morale.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Kant : Le sens des limites
Dans le chapitre « Conférences » :
- Temps et sens des catégories chez Kant
- Sur un prétendu droit de mentir
- La foi chez Kant
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Kant : La réalité objective de la géométrie
- Kant: Les jugements synthétiques a priori
- Kant : Le jugement de goût
- Kant: Péché d'action et d'omission
Et dans le chapitre « Notions » :
- L'Expérience
- Le Jugement
- La Liberté
- La Loi
- Le Mal
- L'Objectivité
- La Raison
- La Volonté
BIBLIOGRAPHIE
Jean BEAUFRET, Kant et la notion de "Darstellung", dans Dialogue avec Heidegger II, Philosophie moderne, Paris, Éditions de Minuit, Coll. "Arguments", 1973
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