PLATON : LA NÉCESSITÉ DES LOIS
Les Lois, livre IX, 874e-875c
Traduction de Léon Robin
Œuvres complètes de Platon, Éditions Gallimard, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", tome 2, 1950 p. 989-990
Il est, décidément, indispensable aux hommes de se donner des lois et de vivre conformément à ces lois ; autrement, il n’y a aucune différence entre eux et les animaux qui, sous tous les rapports, sont les plus sauvages. Et voici quelle en est la raison : il n’y a absolument pas d’homme qui naisse avec une aptitude naturelle, aussi bien à discerner par la pensée ce qui est avantageux pour l’humanité en vue de l’organisation politique, que, une fois cela discerné, à posséder constamment la possibilité comme la volonté de réaliser dans la pratique ce qui vaut le mieux. En premier lieu, il est difficile en effet de reconnaître la nécessité, pour un art politique vrai, de se préoccuper, non pas de l’intérêt individuel, mais de l’intérêt commun, car l’intérêt commun fait la cohésion des États, tandis que l’intérêt individuel les désagrège brutalement ; difficile en outre de reconnaître que l’avantage, à la fois de l’intérêt commun et de l’intérêt individuel, de tous les deux ensemble, est que l’on mette en belle condition ce qui est d’intérêt commun, plutôt que ce qui est d’intérêt individuel. En second lieu, à supposer que, d’aventure, on ait acquis dans les conditions scientifiques voulues la connaissance de cette nécessité naturelle ; à supposer, en outre de cela, que dans l’État on soit investi d’une souveraineté absolue et qui n’ait point de comptes à rendre, il ne serait jamais possible que l’on demeurât toujours fidèle à cette conviction, c’est-à-dire que, tout au long de la vie, on entretînt à la place maîtresse l’intérêt commun, et l’intérêt individuel en état de subordination à l’égard de l’intérêt commun. Tout au contraire, la mortelle nature poussera constamment l’homme à la convoitise du plus avoir et à l’activité égoïste ; cette nature qui fuit déraisonnablement la peine, qui déraisonnablement poursuit le plaisir, se fera de l’une et de l’autre de ces deux choses un écran en avant de ce qui est le plus juste et le meilleur ; produisant ainsi l’obscurité en elle-même, elle finira par emplir de tous les maux, à la fois elle-même et l’État dans son ensemble.
Platon entend exposer ici « la raison » pour laquelle « se donner des lois » et « vivre conformément à ces lois » est « indispensable aux hommes ». Plus exactement, il entend exposer la raison pour laquelle cette vie conforme aux lois est « décidément » indispensable : la raison en question apparaît comme une raison de « décider », de se déterminer par rapport à une alternative. « Vivre conformément aux lois » constitue l’une des deux branches de cette alternative. Les hommes sont alors censés obéir à des règles communes, identiques pour tous, des règles devant s’appliquer partout et toujours, sans tenir compte de la particularité de chaque circonstance. L’autre branche de l’alternative consiste au contraire, pour les hommes formant une « organisation politique », un « État », à obéir à l’un d’entre eux, à un homme investi du pouvoir de les commander en vertu de son aptitude à « discerner par la pensée » ce qui convient à l’État, puis de le « réaliser dans la pratique », bref en vertu de sa maîtrise d’un « art politique vrai », acquis « dans les conditions scientifiques voulues ». L’alternative oppose deux façons concurrentes d’obtenir la même « subordination », celle de « l’intérêt individuel » à « l’intérêt commun ». Cette subordination, le dirigeant politique avisé est censé la mettre en œuvre consciemment, intelligemment, sa compétence lui permettant d’en « reconnaître » la nécessité, de reconnaître, par conséquent, « que l’avantage, à la fois de l’intérêt commun et de l’intérêt individuel, de tous les deux ensemble, est que l’on mette en belle condition ce qui est d’intérêt commun, plutôt que ce qui est d’intérêt individuel ». Chaque citoyen, en fonction de la place qu’il occupe dans l’État, peut alors être orienté vers l’action qui assurera au mieux la « cohésion » de l’ensemble. C’est en revanche d’une façon aveugle, mécanique, en occultant toutes les particularités, en imposant à tous la même action, que la loi accorde la « place maîtresse » à ce qui est commun entre les hommes et évite que l’État se « désagrège brutalement ».
Face à cette alternative, celui qui prétend « décider » en faveur de la loi devrait nous expliquer, semble-t-il, pourquoi il est préférable d’obtenir la nécessaire subordination de l’intérêt individuel à l’intérêt commun en suivant une procédure aveugle et mécanique, une procédure indifférente à la particularité des situations, plutôt que de s’en remettre à la sagesse stratégique d’un chef avisé. Or Platon ne propose ici rien de tel. Et c’est bien ce qui étonne dans ce texte prônant la conformité aux lois : on n’y trouve aucune appréciation positive de la loi en tant que telle, aucun argument susceptible de convaincre le lecteur qu’agir en toute circonstance comme tous sont tenus d’agir est le meilleur moyen de servir l’intérêt commun. Si les lois sont indispensables, explique Platon, c’est uniquement par défaut : non parce qu’elles organisent mieux l’État que le ferait l’homme digne de détenir le pouvoir central, mais parce qu’un pareil dirigeant est hélas introuvable : « il n’y a absolument pas d’homme » sur terre qui soit en mesure de l’être.
Pour que soit justifiée, faute de mieux, la nécessité des lois, cette non-existence d’un véritable homme d’État doit effectivement être « absolue », sans exception, sans appel. Qu’on ne puisse jamais rencontrer, où que ce soit et à n’importe quelle époque, un homme qui soit digne d’une telle tâche, cela ne se constate pas simplement, cela se déduit, estime Platon, de la « nature » humaine, de cette « mortelle nature » qui « poussera constamment l’homme à la convoitise du plus avoir et à l’activité égoïste ». Car s’il n’en était pas ainsi, si l’être humain, du seul fait qu’il est humain, n’était pas voué à toujours privilégier son intérêt individuel sur l’intérêt commun, le problème politique ne se poserait pas. La cohésion de l’État se réaliserait d’elle-même, et on n’aurait pas à se demander si la meilleure façon de l’assurer est d’en confier le soin à la sagesse d’un chef ou à l’action mécanique des lois. En posant cette alternative, on a déjà présupposé que chaque homme, livré à sa nature faute d’être soumis à un chef ou à des lois, serait incapable de subordonner son intérêt personnel quand il le faut. Or cette même incapacité doit affecter aussi bien le prétendu chef, l’homme chargé d’imposer aux autres la subordination à l’intérêt commun, tout en étant lui-même, faute d’être soumis à un autre chef ou à des lois, livré à sa nature. Poser l’alternative, c’est donc implicitement la détruire en disqualifiant d’emblée l’une des deux options. Voilà ce qui rend les lois « indispensables » : il n’y a pas, en réalité, d’autre solution.
Considérons de plus près l’incapacité politique naturelle qui, selon Platon, affecte tout homme, et par conséquent aussi l’homme censé neutraliser les effets de cette incapacité chez les autres. Il s’agit d’une double incapacité, ce que le texte met en lumière, d’abord par la formule « aussi bien … que … », ensuite par le balancement « En premier lieu … En second lieu … ». L’incapacité est double parce qu’elle concerne à la fois la connaissance et l’action, la faculté de concevoir ce qu’il faudrait faire et le courage de le réaliser. Non seulement aucun homme ne naît apte à reconnaître sans erreur « ce qui est avantageux pour l’humanité », mais en outre, si « d’aventure » quelqu’un pouvait acquérir cette aptitude, il lui manquerait à coup sûr « la possibilité comme la volonté » de mettre en œuvre sans jamais faillir ce qu’il sait être bon. Qu’une seconde incapacité vienne ainsi s’ajouter à la première, cela indique clairement que la première incapacité n’est pas dirimante aux yeux de Platon : s’il jugeait absolument impossible qu’un être humain apprenne à discerner le bien commun et devienne convaincu de sa nécessité, il n’éprouverait pas le besoin de stigmatiser la faiblesse et l’inconstance qui empêchent cet être humain, « une fois cela discerné », de demeurer « fidèle » à sa « conviction ». Reconnaître la nécessité de subordonner l’intérêt individuel à l’intérêt commun n’est donc pas impossible à l’homme : c’est seulement, convient Platon, « difficile », comme est difficile tout ce qui relève de l’éducation. Mais s’il arrive que l’éducation parvienne à combler, laborieusement, les insuffisances intellectuelles qui limitent l’individu à sa naissance, il n’est en revanche « jamais possible » qu’elle surmonte ce qui est inscrit dans sa condition de mortel, dans « cette nature qui fuit déraisonnablement la peine, qui déraisonnablement poursuit le plaisir » : la faiblesse congénitale du vouloir interdira, même au plus sage, de maintenir fermement son cap « tout au long de la vie ».
Si la nature humaine rendait chacun de nous aussi radicalement incapable de discerner le bien commun qu’il est incapable de le réaliser, nul ne pourrait prétendre être « investi » dans l’État « d’une souveraineté absolue ». L’existence de cette prétention, et son apparente légitimité, viennent de ce que la reconnaissance du bien commun est certes difficile, rare, exceptionnelle même, mais pas impossible : un individu peut alors croire être lui-même cette exception, être le chef dont la masse des autres a besoin, chef qui n’a pas, pour sa part, besoin de chef, et n’a donc « point de comptes à rendre » à qui que ce soit, ce qui est la définition de la souveraineté. Nous l’avons compris : c’est ce gouvernement du plus sage qui aurait dû être, aux yeux de Platon, la meilleure solution, de loin supérieure à celle qui consiste à se donner des lois et à s’y conformer. Mais dès lors que la capacité d’appréhender ce qui est juste s’accompagne chez l’homme d’une tendance irrésistible à le bafouer, dès lors qu’être investi de la souveraineté absolue signifie en fait avoir licence d’utiliser la puissance publique pour son profit personnel, bref de se comporter en tyran, la meilleure solution se renverse en la pire. Car la tyrannie n’est pas seulement pire que la solution concurrente, celle des lois : solution médiocre, mais prudente, permettant au moins de borner le pouvoir des gouvernants en les soumettant aux mêmes règles que celles qui s’imposent aux gouvernés. La tyrannie est également pire que le problème qu’elle prétend résoudre, le problème posé par l’incapacité de la plupart des hommes à reconnaître la nécessité de subordonner l’intérêt individuel à l’intérêt commun. De cette incapacité, nous pouvons dire qu’elle empêche l’être humain de réaliser naturellement sa vocation d’animal politique, qu’elle le condamne donc, si rien n’est fait pour y remédier, à vivre comme un animal sauvage, farouche, isolé des autres. Mais quand le remède consiste, pour les hommes, à être unis par la volonté capricieuse d’un tyran, à subir ensemble son bon plaisir, nous devons dire qu’ils vivent, non en société, mais en horde, comme des loups : il n’y a alors, souligne Platon, « aucune différence entre eux et les animaux qui, sous tous les rapports, sont les plus sauvages ». Si telle est la seule véritable alternative aux lois, ces dernières sont bien « indispensables ».
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Platon: Les ombres
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Hobbes: Royauté et tyrannie
- Platon: La réminiscence
- Platon: Au moins deux fonctions de l'âme
- Platon: Le nom et la chose
- Platon: La participation
Et dans le chapitre "Notions":
- L'Autorité
- Le Droit
- L'Etat
- La Loi
- La Souveraineté
BIBLIOGRAPHIE
André LAKS, Médiation et coercition, Pour une lecture des Lois de Platon, Lille, Éd. Presses Universitaires du Septentrion, Coll. "Cahiers de philologie", 2005
Ajouter un commentaire