LOCKE : NOMS ET ESPÈCES
Essai sur l’entendement humain, Livre III, chap. 6, § 39
Traduit à partir du texte anglais de l’édition Everyman’s Library, 1947, tome 2, p. 65
Il y a des montres qu’on munit de quatre roues, d’autres de cinq : est-ce là, pour l’ouvrier, une différence spécifique ? Certaines montres ont des cordes et des fusées, et d’autres n’en ont pas ; certaines ont leur balancier libre, dans d’autres il est réglé par un ressort en spirale, dans d’autres encore par des soies de porc : quelques-unes de ces différences, ou toutes ensemble, suffisent-elles pour former une différence spécifique aux yeux de l’ouvrier qui connaît, avec plusieurs autres, chacun de ces mécanismes différents appartenant à la constitution interne des montres ? Il est certain que chacun d’eux diffère réellement des autres : mais quant à savoir s’il s’agit ou non d’une différence essentielle et spécifique, cela dépend uniquement de l’idée complexe à laquelle on donne le nom de montre ; tant que ces mécanismes sont conformes à l’idée que ce nom représente, et dès lors que ce nom ne recouvre pas, en tant que nom générique, des espèces différentes, ils ne sont pas essentiellement ou spécifiquement différents. Si toutefois quelqu’un souhaite faire des divisions plus précises sur la base des différences qu’il connaît dans la structure interne des montres, et donner à ces idées complexes plus précises les noms qui s’imposent, de nouvelles espèces apparaîtront alors à ceux qui possèdent ces idées ainsi que leurs noms, ceux qui sont capables, grâce à ces différences, de distinguer les montres en plusieurs sortes ; alors le mot montre sera un nom générique. Pour autant, ce ne seront pas des espèces distinctes pour ceux qui, ignorant l’horlogerie et les mécanismes internes des montres, n’auront que l’idée de leur forme et de leur dimension extérieures, jointe à celle d’indiquer l’heure commodément. Car à leurs yeux, tous ces autres noms ne seront que des termes synonymes pour exprimer la même idée et ne signifieront rien de plus ni rien d’autre que montre. Il en va exactement de même, je pense, pour les choses naturelles. Nul ne doute qu’il y ait (si j’ose dire) des roues et des ressorts différents à l’intérieur d’un homme raisonnable et d’un imbécile, ni qu’il y ait une différence de structure entre un singe et un imbécile. Mais que l’une de ces différences soit essentielle ou spécifique, ou que toutes les deux le soient, c’est ce que nous n’apprenons que de leur conformité ou de leur non-conformité avec l’idée complexe que le nom homme représente ; cela seul, en effet, peut déterminer si l’un de ces deux êtres est un homme, si tous les deux le sont, ou si aucun des deux ne l’est.
À quoi reconnaît-on une « différence spécifique » ou « essentielle », une différence entre deux « espèces », deux essences, et non entre deux individus de la même espèce, partageant la même essence ? Il ne suffit évidemment pas que ces deux individus « diffèrent réellement », par leur « constitution » ou « structure » interne, pour que nous les rangions dans deux espèces « distinctes ». Un « homme raisonnable » a beau être constitué autrement qu’un « imbécile », nous les tenons l’un et l’autre pour des hommes, alors qu’une différence pourtant comparable (suggère le texte) entre cet imbécile et un « singe » nous apparaît comme l’indice d’une frontière séparant deux espèces. Pourquoi ?
Telle est la question que Locke traite ici, sur deux exemples successifs. D’abord, et plus longuement, sur l’exemple d’un certain type d’objets artificiels, à savoir plusieurs montres se distinguant par leur « mécanisme » interne : faut-il considérer ces diverses montres comme des individus appartenant tous, malgré leurs différences, à l’espèce « montre », ou bien comme les échantillons de certaines espèces dont chacune serait définie par le mécanisme en question ? Ayant dégagé le principe qui permet, selon lui, de trancher la question, Locke affirme ensuite que ce même principe, « exactement » le même, demeure valable quand on passe des objets artificiels aux « choses naturelles », en particulier quand il s’agit – c’est le second exemple – de savoir qui, de l’imbécile ou du singe, appartient à l’espèce humaine : est-ce le premier mais pas le second, ou alors aussi bien l’un que l’autre, ou encore ni l’un ni l’autre ? Or c’est quand nous pensons aux êtres naturels, surtout aux êtres vivants, que nous parlons communément de genres, d’espèces et d’individus. C’est à leur propos, et non à celui d’objets artificiels, que nous pouvons nous demander pourquoi certaines différences sont jugées purement individuelles, secondaires, n’affectant pas l’essence commune de ces êtres, tandis que d’autres, bien qu’elles ne paraissent pas forcément plus importantes, sont censées marquer entre eux une rupture, une discontinuité, et justifient qu’on les nomme autrement. La démarche suivie dans le texte consiste ainsi à approfondir une certaine question dans un domaine où nous ne la posons généralement pas, et à ne transférer qu’ensuite la réponse dans le seul domaine où il nous arrive de la poser.
Cette étrange démarche de Locke doit pouvoir s’expliquer par la thèse qu’il soutient. Cette thèse, il la formule deux fois dans le texte, une première fois à propos des montres, une seconde fois à propos de l’homme. Première formulation : « quant à savoir », écrit Locke, si la différence entre les mécanismes de deux montres est seulement une différence individuelle, l’une et l’autre étant alors également dignes d’être appelées « montres », ou si elle est la différence spécifique de deux essences méritant chacune un nom distinct, « cela dépend uniquement de l’idée complexe à laquelle on donne le nom de montre ». Seconde formulation : quant à savoir, cette fois, si la différence entre un homme raisonnable et un imbécile est seulement individuelle, la différence entre l’imbécile et le singe étant au contraire spécifique, ou bien si les deux différences sont spécifiques, ou bien encore si elles sont l’une et l’autre individuelles, « c’est ce que nous n’apprenons que de leur conformité ou de leur non-conformité avec l’idée complexe que le nom homme représente ». Il s’agit clairement de la même thèse, exprimée dans les mêmes termes. Formulée de façon négative, cette thèse nous dit, au fond, que les espèces et les genres n’existent pas. Il n’existe que des individus, présentant entre eux toutes sortes de ressemblances et de différences. Quand nous donnons le même nom, par exemple le nom « montre », à un ensemble d’individus, cela ne vient pas de ce que nous aurions appréhendé, transcendant ces individus, une sorte d’essence de la « montre en soi », modèle idéal de toutes les montres. Le nom commun « montre » ne se rapporte pas à un objet supra-individuel, il ne fait qu’exprimer le fait subjectif que les différences de mécanisme entre les montres comptent moins à nos yeux que la ressemblance « de leur forme et de leur dimension extérieures », jointe à la fonction commune « d’indiquer l’heure commodément ». Ce fait subjectif, Locke l’appelle une « idée complexe » : car parmi nos idées, certaines – les idées « simples » – s’imposent à nous que nous le voulions ou non, tandis que d’autres – les idées complexes – sont forgées par nous (à partir des idées simples) et peuvent donc être forgées différemment d’une personne à l’autre. Là où la plupart d’entre nous, ignorant l’horlogerie et désireux avant tout d’avoir l’heure exacte, se contentent d’appeler « montre » tout ce qui est susceptible de la donner, d’autres peuvent souhaiter « faire des divisions plus précises » fondées sur leur connaissance supérieure de la structure interne des montres, « et donner à ces idées complexes plus précises les noms qui s’imposent » : ces nouveaux noms feraient alors apparaître devant leurs yeux « de nouvelles espèces », le mot « montre » cessant du même coup de nommer une espèce pour acquérir un statut supérieur et devenir « un nom générique ». Mais il n’en irait pas ainsi pour la masse des ignorants en horlogerie : « montre » étant toujours pour eux le nom de l’espèce, ils ne verraient, dans tous les nouveaux noms créés, « que des termes synonymes » ne signifiant « rien de plus ni rien d’autre que montre ».
En résumé, ce n’est pas parce qu’il existe objectivement des espèces distinctes que nous leur donnons des noms, c’est parce que nos idées s’expriment par des noms que nous distinguons des espèces. On appelle traditionnellement « nominalisme » (les espèces, les essences, se réduisent à des noms) la thèse soutenue ici par Locke, et « réalisme » (les espèces, les essences, sont réelles) la thèse qu’il combat. Un texte défendant le nominalisme devrait donc justifier le rejet du réalisme. Cet aspect polémique, nous ne le trouvons exprimé qu’indirectement, dans les deux premières phrases, interrogatives, du passage, lorsque Locke demande si, « pour l’ouvrier », autrement dit l’horloger, aux « yeux » même de cet ouvrier, la différence entre « quatre roues » et « cinq », entre « balancier libre » et balancier « réglé par un ressort en spirale », etc., bref si « toutes » les différences de mécanisme ou seulement « quelques-unes », « suffisent » pour former des espèces distinctes au sein du genre « montre », ou bien si elles ne distinguent que des individus au sein de l’espèce « montre ». Accepter la question sous cette forme, admettre que l’ouvrier en question puisse hésiter sur la réponse, c’est déjà avoir rejeté le réalisme. Car d’un point de vue réaliste, les espèces et les genres ont une existence objective, indépendante, si bien que toute compétence supérieure dans un domaine quelconque ne peut qu’augmenter l’aptitude à les reconnaître avec certitude. Mais il en va tout autrement quand on pense que les espèces sont déterminées par les noms, eux-mêmes déterminés par nos idées. Pour un nominaliste, c’est au contraire à l’homme qui connaît le mieux les montres, donc à « l’ouvrier », qu’il revient d’hésiter entre les deux idées coexistant dans son esprit : l’idée commune selon laquelle il faut qu’un objet n’indique pas l’heure pour qu’on l’exclue de l’espèce « montre », et l’idée plus précise selon laquelle il suffit qu’un objet indique l’heure grâce à cinq roues pour qu’on l’exclue de l’espèce de ceux qui l’indiquent grâce à quatre seulement. Cette alternative est donc par elle-même une réfutation du réalisme, ce qui explique pourquoi Locke ne propose finalement aucun autre argument. Une fois la question posée vient aussitôt la réponse, à savoir, conformément à l’esprit du nominalisme : « cela dépend de l’idée à laquelle on donne le nom de montre ».
La référence à l’ouvrier, dans ces deux premières phrases interrogatives, présente toutefois un autre intérêt. Un objet artificiel tel que la montre est parfaitement connu par l’homme qui le fabrique, d’une connaissance ne laissant subsister aucun mystère. Il n’en va pas de même des êtres naturels : dans ce domaine, « l’ouvrier » n’est pas l’homme, c’est Dieu. Notre connaissance humaine des êtres naturels est donc forcément limitée, approximative. Même si nous pouvons supposer qu’entre deux êtres naturels, comme entre deux montres, la différence de structure interne est une différence de mécanisme, une différence concernant « des roues et des ressorts », notre conscience de l’abîme séparant l’art divin de l’art humain doit nous inciter à prendre cette analogie avec réserve, en lui adjoignant, comme le fait ici Locke, un « si j’ose dire ». Lorsqu’il s’agit de montres, nous l’avons vu, deux idées aussi légitimes l’une que l’autre s’opposent en une claire alternative : l’idée fonctionnelle, utilitaire, de tout un chacun (une montre est un objet qui donne l’heure), et l’idée précise, technique, de l’ouvrier (une montre à quatre roues n’est pas la même chose qu’une montre à cinq roues). Nous sommes alors tout disposés à admettre la thèse nominaliste selon laquelle l’extension de l’espèce « montre » dépend uniquement de l’idée qu’on désigne par ce nom : nominalisme spontané qui explique d’ailleurs pourquoi nous n’utilisons guère les mots « espèce » et « genre » quand nous parlons d’objets artificiels. Mais face au mystère de l’être naturel, nous pouvons être tentés de croire, comme le veut le réalisme, qu’il existerait en soi, indépendamment de nous, une entité correspondant, par exemple, au nom « homme », une essence prescrivant les limites de l’espèce humaine. La question de savoir qui appartient à l’humanité, si un « imbécile » comme dit Locke, mais peut-être aussi un homme de couleur, mérite ou non d’être appelé « homme », ne relèverait pas alors de notre responsabilité : une prétendue loi de la nature nous imposerait la réponse. On comprend alors le sens de la démarche suivie dans le texte, démarche qui d’abord nous paraissait étrange. Ce qui est vrai des objets artificiels, à savoir qu’il n’existe que des individus, est également vrai des êtres naturels : tous constituent une unique chaîne d’êtres à la fois ressemblants et différents. Et ce qui vaut pour l’espèce « montre », à savoir qu’elle dépend de l’idée que nous en forgeons, doit valoir pour l’espèce humaine : je suis responsable de son extension.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Locke: Le propriétaire
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Locke: Etat de nature et société politique
- Platon: Le mot et la chose
Et dans le chapitre "Notions":
- Le Langage
BIBLIOGRAPHIE
Geneviève BRYKMAN, Locke, Idées, langage et connaissance, Paris, Éd. Ellipses, Coll. "Philo", 2019
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