MARX : LE FÉTICHISME DE LA MARCHANDISE
Le Capital, livre I, chapitre 1, §4
Traduction de Joseph Roy
Paris, Éditions Garnier-Flammarion, 1969, p. 70-71
Le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le commerce pratique, l’échange des produits. Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. Elle fait plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. Ce n’est qu’avec le temps que l’homme cherche à déchiffrer le sens du hiéroglyphe, à pénétrer les secrets de l’œuvre sociale à laquelle il contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage.
La découverte scientifique, faite plus tard, que les produits du travail, en tant que valeurs, sont l’expression pure et simple du travail humain dépensé dans leur production, marque une époque dans l’histoire du développement de l’humanité, mais ne dissipe point la fantasmagorie qui fait apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des produits eux-mêmes. Ce qui n’est vrai que pour cette forme de production particulière, la production marchande, à savoir : que le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain, et que ce caractère social spécifique revêt une forme objective, la forme valeur des produits du travail, ce fait, pour l’homme engrené dans les rouages et les rapports de la production des marchandises, paraît, après comme avant la découverte de la nature de la valeur, tout aussi invariable et d’un ordre tout aussi naturel que la forme gazeuse de l’air qui est restée la même après comme avant la découverte de ses éléments chimiques.
La lecture de ces deux paragraphes nous pose un sérieux problème : le premier paragraphe semble en effet autoriser une certaine inférence alors que le second dément formellement cette inférence.
La division en deux du texte correspond à un partage du temps historique : avant un événement déterminé, puis après cet événement. L’événement en question, c’est la « découverte scientifique » mentionnée au commencement du second paragraphe. Avant cette découverte, explique Marx dans le premier paragraphe, avant que la vérité soit révélée aux hommes sur la nature de ce qu’ils font, quand « ils le font sans le savoir », cette méconnaissance de la vérité a pour effet de fausser systématiquement leur perception de la réalité. Le lecteur s’attend donc, en abordant le second paragraphe, à ce qu’on lui montre comment, une fois la vérité découverte, les hommes parviennent enfin à faire ce qu’ils font en connaissance de cause, toute illusion étant dissipée. Or il n’en est rien : « après comme avant » la découverte en question, insiste Marx, tout reste identique, la réalité apparaît toujours sous une forme travestie. Tel est le problème.
La découverte scientifique dont il s’agit dans ce texte, c’est la découverte « de la nature de la valeur », plus précisément la nature de la valeur de ces objets que nous appelons des « marchandises ». Il est évident qu’une marchandise a déjà une valeur par son utilité, par la satisfaction qu’elle peut procurer : cette « valeur d’usage » lui appartient réellement, elle est liée à ses propriétés spécifiques, au fait que cette marchandise est une chose dont on peut se nourrir, se vêtir, tirer tel ou tel plaisir, etc. Mais si nous disons que cette chose est une « marchandise », c’est pour mettre en avant une tout autre valeur, celle dont il est question dans le texte : sa valeur sur le marché, ce que Marx nomme également sa « valeur d’échange ». Supposons deux marchandises incomparables dans leurs valeurs d’usage, les propriétés de l’une étant sans rapport avec les propriétés de l’autre : nous n’en disons pas moins qu’elles « ont la même valeur » sur le marché si elles sont échangeables l’une contre l’autre. Nous utilisons ainsi le verbe « avoir » pour désigner ce qui n’est pourtant pas une propriété spécifique, ce qui n’appartient, ni à la nature de la première marchandise, ni à la nature de la seconde. Qu’est-ce qui fait qu’une marchandise « a » une valeur d’échange, supérieure, inférieure ou égale à celle d’autres marchandises ?
Selon Marx, la réponse « scientifique » à cette question est celle-ci : les valeurs des marchandises qui s’échangent « sont l’expression pure et simple du travail humain dépensé dans leur production ». Une marchandise a donc plus de valeur, moins de valeur ou une valeur égale à une autre sur le marché quand il faut dépenser plus de travail, moins de travail ou un travail égal pour la produire. Certes, la valeur d’usage de la marchandise est également « l’expression » d’un travail, mais d’un travail particulier, d’un « métier » qui diffère des autres métiers parce qu’il exige une compétence spéciale. Ce qu’exprime en revanche la valeur d’échange de la marchandise, c’est une certaine quantité de « travail humain » en général. Cela suppose entre les travailleurs un autre rapport social que celui de la division des métiers. Les « travaux les plus divers » sont dépouillés de ce qui les différencie, réduits à l’élément purement quantitatif qui permet de les comparer, de concevoir entre eux une « égalité » : le temps de travail socialement nécessaire à la production de l’objet.
Voilà donc ce que « découvre » la science que Marx appelle « l’économie politique classique », science fondée par Adam Smith et David Ricardo. Mais revenons maintenant en-deçà de cette découverte, tournons nos regards vers l’époque antérieure, quand les hommes pratiquent l’échange sans savoir ce qu’ils font. Comme la valeur d’échange « ne porte pas écrit sur le front ce qu’elle est », tant que les hommes ignorent qu’elle n’est pas une propriété des marchandises, qu’elle n’est rien qu’une « simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain », ils la cherchent où elle n’est pas, en scrutant désespérément chaque « produit du travail », cherchant en lui un secret qu’on ne peut y trouver. La marchandise s’apparente alors pour eux à un « hiéroglyphe » : un signe indéchiffrable, et surtout un signe trompeur, puisqu’il se présente comme n’étant pas un signe, mais une chose. Cette perception faussée de la valeur d’échange s’accompagne d’une perception faussée de l’échange lui-même. Ce qui est en réalité une relation « sociale », une relation entre les hommes au moyen de certaines choses, est en effet représenté, de façon inversée, comme une relation entre choses par l’intermédiaire des hommes, autrement dit comme une relation « économique ». Or le « caractère social du travail » est « double », précise Marx. Chaque travailleur est relié à tous les autres de deux façons : en tant qu’il produit un objet utile, il a sa place dans un système de division sociale des métiers ; en tant qu’il produit de la valeur d’échange, son travail est « socialisé », rendu égal, comparable au travail de n’importe qui. Comment ce double caractère social se réfléchit-il « dans le cerveau des producteurs » quand ceux-ci ignorent d’où vient la valeur ? Il leur apparaît sous la forme du « commerce », d’un « marché » où les marchandises ont l’air de circuler de façon autonome, chacune étant doublement reliée à toutes les autres, d’abord par son utilité particulière, ensuite parce qu’elle peut s’échanger contre n’importe quelle autre. En conséquence, alors que le rapport entre deux produits échangés ne fait qu’exprimer un rapport entre les travaux qui les ont engendrés, c’est au contraire en ajustant après-coup leur production à la demande, en « réputant égaux dans l’échange leurs produits différents » que les producteurs « établissent par le fait que leurs travaux sont égaux ».
Lorsque la science parvient enfin, « avec le temps », à « déchiffrer le sens du hiéroglyphe » qu’était auparavant la marchandise, cette découverte marque, nous dit Marx, « une époque dans l’histoire du développement de l’humanité ». Tout nous porte d’abord à croire que cette époque devrait être celle d’une démystification dans « le cerveau des producteurs », désormais conscients que la valeur des marchandises n’est que l’enveloppe du travail humain, et leur circulation la simple expression d’un système social. Mais c’est ici que nous sommes confrontés à la grande difficulté du texte. Car en réalité, déclare Marx, cette découverte historique de la science « ne dissipe point la fantasmagorie qui fait apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des produits eux-mêmes ». On voit qu’il s’agit clairement, formulée dans les mêmes termes, de la perception faussée que le premier paragraphe imputait pourtant au manque de science. Le mot même de « fantasmagorie » n’introduit ici rien de nouveau : le rapport social des hommes entre eux se projette toujours devant leurs yeux sous la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. Bref, quand la science devrait tout changer, elle ne change rien : comment le comprendre ?
La longue phrase qui achève le texte suggère une première explication plausible. La vérité scientifique, dira-t-on, peut certes dissiper une simple erreur, mais elle ne peut rien contre une illusion tant que subsiste la situation qui engendre cette illusion. Or la fantasmagorie dénoncée par Marx n’est pas une simple idée fausse à propos de la réalité, c’est une tromperie inhérente à cette réalité : elle fait corps avec « les rouages et les rapports de la production des marchandises » dans lesquels le producteur est « engrené ». L’illusion engendrée par la « production marchande » est comparable à celle qu’engendre notre situation d’êtres vivants tributaires de l’air pour respirer : la science a beau nous enseigner que la « forme gazeuse » de l’air est trompeuse, qu’il est en réalité un mélange de deux « éléments chimiques », le diazote et le dioxygène, nous n’en persistons pas moins à voir en lui une entité unique, notre véritable élément.
Cette première explication incrimine donc la nature purement théorique de la science : n’étant qu’un ensemble d’idées, elle peut sans doute détruire d’autre idées, mais non une réalité. Une autre explication se mêle toutefois à la précédente dans cette longue dernière phrase, incriminant cette fois la vocation « universaliste » de la science, sa prétention à formuler des lois. Car c’est bien comme une loi, exprimant un « ordre naturel » et « invariable », que l’économie politique classique affirme « que le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain », et « que ce caractère social spécifique revêt une forme objective, la forme valeur des produits du travail ». Or cela n’est justement pas une loi naturelle et invariable, insiste Marx : cela « n’est vrai » qu’historiquement, pour une « forme de production particulière », venant après d’autres formes de production, et pouvant être suivie d’autres formes de production. La pratique de l’échange remonte sans doute à l’origine de l’humanité, mais ce n’est pas depuis l’origine que les hommes produisent expressément pour l’échange, en ayant l’échange comme but, ce n’est pas depuis toujours que l’objectif d’un tisserand ou d’un cordonnier est de produire, en apparence des étoffes ou des chaussures, en réalité de la valeur. Cela n’est vrai que de la « production marchande », et restera vrai seulement tant que durera ce mode de production, donc tant que durera la fantasmagorie qui l’accompagne. Cette fantasmagorie que la science ne peut dissiper à cause de sa nature purement théorique, nous voyons maintenant qu’elle fait plus que ne pas la dissiper : elle la nourrit, elle la renforce en présentant comme « naturel » et « invariable » le système qui engendre l’illusion. S’il est exact que la vérité découverte par l’économie politique fait époque dans l’histoire de l’humanité, cette dernière a encore plus besoin, suggère Marx, d’une « critique de l’économie politique » : tel est le sous-titre du Capital.
Ce qui est appelé ici « hiéroglyphe » dans le premier paragraphe, « fantasmagorie » dans le second, Marx lui a donné, quelques lignes avant notre texte, son nom consacré : « fétichisme ». Dans la société marchande, les marchandises sont des fétiches : les rapports économiques qu’elles semblent entretenir sont une projection des rapports sociaux entre les hommes. Outre le fétichisme de la marchandise, Marx dénoncera le fétichisme de la monnaie, le fétichisme du profit, etc. Tant que l’économie politique n’est pas « critiquée », enseigne-t-il, elle ne peut qu’entretenir le fétichisme, être une science de fétiches.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Marx: Question de vie ou de mort
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Aristote: La justice des échanges
- Marx: Des "enfants normaux"
Dans le chapitre "Notions":
- Le Travail
Et dans le chapitre "Conférences":
- Exemples, théorie et histoire dans Le Capital
BIBLIOGRAPHIE
Antoine ARTOUS, Le fétichisme chez Marx, Le marxisme comme théorie critique, Paris, Éditions Syllepse, 2006
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