MERLEAU-PONTY : LE LANGAGE ET SON SENS

Signes, I. "Le langage indirect et les voix du silence"

Paris, Éditions Gallimard, 1985, p. 53

 

 

En ce qui concerne le langage, si c’est le rapport latéral du signe au signe qui rend chacun d’eux signifiant, le sens n’apparaît donc qu’à l’intersection et comme dans l’intervalle des mots. Ceci nous interdit de concevoir comme on le fait d’habitude la distinction et l’union du langage et de son sens. On croit le sens transcendant par principe aux signes comme la pensée le serait à des indices sonores ou visuels, – et on le croit immanent aux signes en ceci que chacun d’eux, ayant une fois pour toutes son sens, ne saurait entre lui et nous glisser aucune opacité, ni même nous donner à penser : les signes n’auraient qu’un rôle de monition, ils avertiraient l’auditeur d’avoir à considérer telle de ses pensées. À la vérité, ce n’est pas ainsi que le sens habite la chaîne verbale et pas ainsi qu’il s’en distingue. Si le signe ne veut dire quelque chose qu’en tant qu’il se profile sur les autres signes, son sens est tout engagé dans le langage, la parole joue toujours sur fond de parole, elle n’est jamais qu’un pli dans l’immense tissu du parler. Nous n’avons pas, pour la comprendre, à consulter quelque lexique intérieur qui nous donnât, en regard des mots ou des formes, de pures pensées qu’ils recouvriraient : il suffit que nous nous prêtions à sa vie, à son mouvement de différenciation et d’articulation, à sa gesticulation éloquente. Il y a donc une opacité du langage : nulle part il ne cesse pour laisser place à du sens pur, il n’est jamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que serti dans les mots. Comme la charade, il ne se comprend que par l’interaction des signes, dont chacun pris à part est équivoque ou banal, et dont la réunion seule fait sens.

 

Entreprendre l’explication d’un texte comme celui-ci, vouloir dégager son sens, c’est supposer que ce sens est contenu dans les mots utilisés par l’auteur, qu’il est attaché à ces mots, que sans eux il aurait pu rester ignoré, mais c’est en même temps prétendre cerner ce sens à l’aide d’autres mots, comme un contenu spirituel qui serait accessible, au-delà de ses diverses expressions linguistiques, à la pensée de tout un chacun. C’est donc admettre à la fois « la distinction et l’union du langage et de son sens ».

Cet « à la fois » suggère-t-il un risque de contradiction ? Ce n’est pas ce que pense Merleau-Ponty. Si un problème se pose, montre-t-il ici, ce n’est pas celui de concilier l’aspect « distinction » et l’aspect « union », c’est celui de « concevoir » correctement chacun de ces deux aspects. De quelle façon le sens des mots est-il uni à ces mots, « immanent aux signes » qui l’expriment ? Et de quelle façon est-il par ailleurs « transcendant », indépendant, distinct de ces mêmes signes ? Il y a, explique Merleau-Ponty, une réponse habituelle, courante, mais incorrecte à ces deux questions. D’après ce qu’on croit communément, le sens transcende les signes parce qu’il est de l’ordre de « la pensée », parce que son essence est purement immatérielle, alors que les signes doivent être dotés d’une certaine matérialité, être « sonores ou visuels », pour pouvoir servir « d’indices » à la pensée. Mais le sens, toujours selon cette conception habituelle, est également immanent aux signes puisque chacun d’eux, chaque mot prononcé ou écrit, est censé posséder « une fois pour toutes son sens », le porter avec lui et le conserver en toutes circonstances. Il est clair qu’une immanence de ce genre, loin de contredire la transcendance précédente, lui est indissolublement liée. Car si chaque mot possède partout et toujours son sens, quiconque connaît le lexique est capable, dès qu’il entend ou lit tel ou tel mot, de le comprendre, c’est-à-dire de le traduire, de le traverser vers son sens sans être arrêté par sa matérialité sonore ou visuelle, sans que celle-ci insère dans le processus la moindre « opacité ». La théorie courante du langage enseigne ainsi que nous pensons, certes, grâce aux mots, mais certainement pas dans les mots. Chacun de nous pense en lui-même, dans l’univers immatériel de « ses pensées ». Les mots ne sont pas là pour « nous donner à penser », ils n’ont « qu’un rôle de monition », d’avertissement, de signal : prononcer un mot, c’est avertir son auditeur qu’il lui faut, parmi ses pensées, « considérer » telle ou telle.

Cette conception habituelle, Merleau-Ponty affirme dans ce texte que nous devons la rejeter pour une raison qui relève de la science : elle est en effet incompatible avec un principe fondamental de la linguistique, principe formulé ainsi dans le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure : « Dans la langue il n’y a que des différences » (2e partie, chap. IV, §4). En conséquence de ce principe, un mot quelconque n’a de sens que par ses relations d’opposition ou d’alliance, d’éloignement ou de proximité, avec d’autres mots : supprimons par exemple de la langue française le verbe « redouter », le sens d’un quasi synonyme tel que le verbe « craindre » en serait modifié par contrecoup. La linguistique nous apprend donc que « c’est le rapport latéral du signe au signe qui rend chacun d’eux signifiant ». Dès lors que nous admettons cet enseignement, nous devons reconnaître qu’il nous « interdit de concevoir comme on le fait d’habitude » la façon dont le sens est uni aux mots et la façon dont il s’en distingue. Qu’il y ait à la fois union et distinction, cela n’est donc pas remis en question. Entre la vérité scientifique et l’erreur commune, cet « à la fois » est en quelque sorte l’élément invariable qui contraint l’opposition à ne concerner que la modalité de l’union d’une part, celle de la distinction d’autre part. Ainsi, à la façon dont « on croit » d’habitude le sens immanent aux signes, la linguistique permet d’objecter que « ce n’est pas ainsi » qu’il « habite la chaîne verbale » ; et à la façon dont « on le croit » transcendant, elle permet d’objecter que ce n’est également « pas ainsi qu’il s’en distingue ». 

Considérons toutefois le premier point, ce que la linguistique permet d’objecter à la façon dont on conçoit en général l’union, l’immanence du sens aux mots. Pour qui suit l’enseignement de Saussure, il est clair qu’aucun mot, contrairement à ce qu’on est tenté de croire, ne possède son sens en lui-même. Chercher le sens dans chaque mot « pris à part », c’est non seulement se condamner à ne trouver que de « l’équivoque » ou du « banal », c’est surtout entreprendre une tâche aussi absurde que celle qui consisterait à vouloir comprendre la solution d’une charade en supposant que chaque réponse partielle représente un élément de sa signification. Chacun sait qu’il n’en est rien, que dans une charade « la réunion seule fait sens » : il en va de même avec les signes du langage. Mais si le sens n’est jamais logé dans tel signe ni dans tel autre, s’il n’y a de sens que par « l’interaction des signes », le moindre usage du langage renvoie à la totalité du langage, et ne renvoie à rien d’autre. « Comprendre » un mot, alors, ce n’est pas le traverser pour accéder, au-delà du langage, à l’élément de la pure pensée, c’est rapporter ce mot à d’autres mots, qui eux-mêmes se rapportent à d’autres mots, et ainsi de suite, sans jamais sortir des mots. Cette substitution d’une compréhension « latérale » à une compréhension « transversale » est le thème majeur du texte. Chaque signe, affirme Merleau-Ponty, « se profile sur les autres signes », chaque parole joue « sur fond de parole ». Aucun « lexique intérieur », insiste-t-il, n’est requis pour traduire les mots en « pures pensées », car jamais le langage « ne cesse pour laisser place à du sens pur » : « il n’est jamais limité que par du langage encore ». Soit. Mais peut-on encore parler avec pertinence d’une « distinction » du langage et de son sens si ce dernier est « tout engagé dans le langage », s’il ne paraît que « serti dans les mots » ? Le lecteur ne peut manquer de penser que l’argumentation proposée ici ne répond pas exactement à l’objectif annoncé, qui était de corriger l’opinion commune sur le double plan de l’union et de la distinction. À la fin du texte, l’auteur a bien démontré que ce n’est pas comme on le croit d’ordinaire que « le sens habite la chaîne verbale », mais sa démonstration semble interdire au sens de faire autre chose qu’habiter ladite chaîne. Comment pourrait-il jamais s’en distinguer ?

Une des formules du texte exprime bien ce problème, mais suggère en même temps sa solution : nous devons, selon Merleau-Ponty, admettre « une opacité du langage ». L’idée sous-jacente à la conception ordinaire du langage est au contraire celle d’une transparence : les mots seraient comme des fenêtres à travers lesquelles nous découvrons l’univers du sens, sans que rien en eux n’arrête notre regard. Si nous continuons à raisonner selon ce schéma, si nous continuons à supposer un univers du sens derrière les mots, nous verrons forcément dans l’affirmation que le langage est opaque une thèse ruineuse ou incompréhensible. Mais l’argumentation du texte devrait précisément nous conduire à ne plus raisonner selon ce schéma. Ce qu’implique en réalité le mot « opacité », c’est que c’est lui, le langage, qui est l’univers du sens, univers auquel nous accédons directement, sans que notre regard ait à passer une quelconque fenêtre. C’est dans la langue française elle-même, dans le lexique et la syntaxe du français, que pour un Français toutes choses prennent sens, c’est là que s’organisent tous leurs rapports, comme ils s’organisent pour un Allemand dans la langue allemande elle-même, son lexique et sa syntaxe. Demander si la langue française exprime « mieux » ou « moins bien » la réalité que la langue allemande serait absurde, de même qu’il serait absurde d’imaginer le Français et l’Allemand prisonniers de leurs langues respectives, limités, handicapés dans leurs possibilités expressives. Une fois débarrassés de l’illusion d’un univers du sens situé au-delà du langage et servant de référence, de point de comparaison, nous comprenons que chaque langue permet à sa façon de tout dire, donc de dire tout ce qu’une autre langue permettrait de dire d’une autre façon. Justement parce qu’il est opaque, le langage nous livre accès à un sens que d’autres signes auraient toujours pu atteindre. Contrairement à notre première impression, l’argumentation du texte répond bien à ce que l’auteur a promis.

Affirmer l’opacité du langage, c’est en même temps affirmer sa nécessité, rendre compte du fait que nous ne pourrions pas nous en passer. La conception habituelle, fondée sur la transparence, revient en quelque sorte à dire que nous n’avons besoin des mots que pour ne pas avoir besoin d’eux : cette conception est comme hantée par l’idéal d’une contemplation immédiate et silencieuse du sens. Si Merleau-Ponty s’appuie sur l’autorité d’une vérité scientifique pour rejeter l’opinion commune, l’enjeu de ce rejet est une vérité philosophique : les hommes vivent dans le langage, les mots sont leur horizon indépassable. C’est alors une erreur philosophique que de penser le langage en des termes qui impliquent la possibilité de son absence. Cette erreur philosophique, notre texte l’attribue à « l’habitude ». Du fait même que chaque Français, où qu’il aille, arpente un monde structuré par la langue française, la conviction doit s’imposer en lui que la langue française ne serait qu’un instrument pour appréhender le monde tel qu’il est.  En d’autres termes, l’habitude de l’opacité donne l’illusion de la transparence. Ce que contient ce texte, ce n’est donc pas la simple dénonciation d’une erreur : la vérité qu’il lui oppose n’est pas seulement destinée à la corriger, mais aussi à l’intégrer en l’expliquant. 

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Explications de textes":

- Merleau-Ponty: L'ambiguïté

- Platon: Le nom et la chose 

Et dans le chapitre « Notions » :

- Le Langage

 

BIBLIOGRAPHIE

Yves THIERRY, Du corps parlant: Le langage chez Merleau-Ponty, Bruxelles, Éditions Ousia, 1987

 

 

 

 

 

 

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