ROUSSEAU : DEUX SORTES DE DÉPENDANCE
Émile ou De l’Éducation, livre II
Œuvres complètes de Rousseau, Paris, Éditions Gallimard, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", tome IV, 1969, p. 311-312
Il y a deux sortes de dépendance. Celle des choses qui est de la nature ; celle des hommes qui est de la société. La dépendance des choses n’ayant aucune moralité ne nuit point à la liberté et n’engendre point de vices. La dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement. S'il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la société, c’est de substituer la loi à l’homme, et d’armer les volontés générales d’une force réelle supérieure à l’action de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avoir comme celles de la nature une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait alors celle des choses, on réunirait dans la République tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil, on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vices la moralité qui l’élève à la vertu.
Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses ; vous aurez suivi l’ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N’offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes et qu’il se rappelle dans l’occasion. Sans lui défendre de mal faire il suffit de l’en empêcher. L’expérience ou l’impuissance doivent seules lui tenir lieu de loi. N’accordez rien à ses désirs parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin. Qu’il ne sache ce que c’est qu’obéissance quand il agit, ni ce que c’est qu’empire quand on agit pour lui. Qu’il sente également sa liberté dans ses actions et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précisément qu’il en a besoin pour être libre et non pas impérieux ; qu’en recevant vos services avec une sorte d’humiliation il aspire au moment où il pourra s’en passer et où il aura l’honneur de se servir lui-même.
Dans cet extrait d’un ouvrage consacré à l’éducation, l’éducation n’intervient qu’en seconde partie. Il n’en est pas encore question dans le premier paragraphe, où Rousseau expose le mal dont souffrent les hommes vivant en société, ainsi que le « moyen de remédier » à ce mal, remède de nature politique, présenté au conditionnel : « Si les lois des nations pouvaient … la dépendance des hommes redeviendrait … on réunirait … on joindrait … ». Certes, les préceptes éducatifs que Rousseau formule ensuite, après le retour à la ligne, et cette fois de la façon la plus nettement impérative (« Maintenez …N’offrez jamais … N’accordez rien … Suppléez … »), sont des parades expressément dirigées contre le « mal » tel qu’il a été décrit auparavant, et cela justifie l’enchaînement des deux paragraphes. L’opposition du conditionnel et de l’impératif indique toutefois que ces préceptes éducatifs ne relèvent pas, ne peuvent pas relever du « moyen de remédier » proposé auparavant : et cela justifie la distinction des deux paragraphes. L’éducation, suggère Rousseau, ne doit surtout pas chercher à « remédier », ou alors elle arrive forcément trop tard : sa fonction n’est pas de surmonter le mal quand il s’est déjà installé, mais d’empêcher qu’il surgisse. Pour autant, il doit bien y avoir un accord, une convergence, entre le remède évoqué au premier paragraphe et la pédagogie énoncée au second : c’est cette convergence qui fait l’unité de notre texte.
Le mal dont il est question ici, et contre lequel Rousseau propose à la fois un remède politique au conditionnel et une méthode d’éducation à l’impératif, vient de ce que nous subissons « deux sortes de dépendance ». Nous ne dépendons pas seulement « des choses », comme l’imposent les lois de la nature, nous dépendons également « des hommes », ce qui constitue la société. L’usage du même mot « dépendance » dans les deux cas pourrait suggérer que nous sommes doublement privés de liberté, d’abord naturellement et ensuite socialement. Ce n’est justement pas le cas, estime Rousseau, en ce qui concerne la dépendance des choses. Cette dernière, en effet, n’implique « aucune moralité » puisqu’elle nous fait dépendre, non pas d’une volonté s’adressant à notre volonté, mais d’une nécessité naturelle s’imposant à nous que nous le voulions ou non. La nature nous force sans nous obliger, elle nous contraint sans solliciter notre consentement, sans réclamer notre obéissance. Elle nous empêche certes de faire tout ce que nous voulons, mais cela « ne nuit point » à notre liberté puisqu’elle le fait sans nous soumettre à une autre volonté que la nôtre. Or c’est cela, et cela seul, qui « nuit à la liberté » selon Rousseau : être soumis à une autre volonté que la sienne, c’est-à-dire à la volonté d’un autre, être l’esclave de cet autre, ou de plusieurs autres, bref dépendre, non des choses, mais des hommes. Et de là vient tout le « mal dans la société ».
Car tant que nous dépendons uniquement de cette force sans moralité qu’est la force des choses, notre comportement n’a certes rien de vertueux, mais il est en même temps « exempt de vices ». Pour qu’il y ait vertu ou vice, il faut que l’être humain ait affaire à des lois différentes de celles qui s’imposent à lui qu’il le veuille ou non : il faut qu’il ait affaire à des lois lui prescrivant ce qu’il devrait vouloir. Vertus et vices ne peuvent donc surgir qu’avec la deuxième sorte de dépendance, celle qui nous lie aux autres hommes dans la société. Or ce sont exclusivement les vices qui émergent alors : la dépendance des hommes « les engendre tous », affirme Rousseau, et cela parce que loin de nous imposer des lois analogues à celles de la nature, elle est « désordonnée ». Quand un homme, en effet, dépend d’un autre homme, le second dépend également du premier. L’esclave s’engageant à obéir est certes soumis à la volonté de son maître, mais il soumet du même coup son maître à sa propre volonté de tenir ou non cet engagement. Pour décrire une telle situation, parler de « dépendance mutuelle » ne suffit pas. C’est pire que cela : « le maître et l’esclave se dépravent mutuellement ». Chacun d’eux est conduit à vouloir pour l’autre le contraire de ce qu’il veut pour soi, à exiger de l’autre ce dont il s’exempte, et à l’exiger pour pouvoir s’en exempter, ce qui est la définition même du mal, du vice.
Lorsque la dépendance sociale s’ajoute à la dépendance naturelle, les hommes devraient normalement y gagner, acquérir la véritable liberté, qui consiste à n’obéir qu’aux lois dont on se reconnaît l’auteur, et la vertu, qui consiste à vouloir pour soi ce qu’on veut pour les autres. Rien de tel, en effet, n’existe à l’état de nature, où règne seulement une sorte de négation de la négation : la nature se borne à « ne pas nuire » à la liberté, à « ne pas engendrer » de vices. Or la socialisation ramène les hommes en deçà de cette négation de la négation : en les dénaturant, elle détruit la barrière qui les protégeait du négatif de l’esclavage et du vice, sans leur permettre d’accéder au positif de la liberté et de la vertu Voilà en quoi consiste le « mal dans la société » : la perte d’un état d’innocence, rendue insupportable par l’absence du gain qui aurait dû la justifier en la compensant largement.
Face à ce mal, deux ripostes sont concevables. L’une consiste à prendre acte de la dénaturation des hommes, mais à modifier complètement la dépendance sociale, à faire en sorte qu’elle tienne enfin ses promesses positives, la dénaturation cessant alors d’être une perte. Tel est en substance le remède politique formulé par Rousseau dès le premier paragraphe. L’autre riposte consiste à empêcher l’apparition même du mal là où il est encore possible de le faire, c’est-à-dire chez un enfant, à préserver cet enfant de la dénaturation ambiante : tel est le sens des préceptes éducatifs énoncés au second paragraphe.
Considérons le remède politique. Qu’est ce qui, dans la dépendance des hommes, pourrait être modifié ? Uniquement son aspect « désordonné ». Pour important qu’il soit, cet aspect est en effet contingent. La dépendance des hommes n’est pas désordonnée par définition, par essence, elle n’est pas désordonnée parce qu’elle soumet ma volonté à une volonté, elle est désordonnée parce qu’elle soumet ma « volonté particulière » à une autre volonté tout aussi particulière. Est « particulière », au sens de Rousseau, la volonté d’un homme qui ne veut ce qu’il veut qu’à titre d’exception, qui ne saurait donc le vouloir « en général ». La volonté particulière s’exprime ainsi, en chaque individu, aux dépens d’une volonté différente, d’une « volonté générale » formulant ce que cet individu juge devoir être voulu par tous. Or supposons que l’on parvienne à « armer les volontés générales d’une force réelle supérieure à l’action de toute volonté particulière ». Au lieu que chacun soit soumis, dans une relation d’asservissement réciproque, à la volonté particulière d’un autre, tous seraient alors soumis à la même loi, énonçant exclusivement ce qui vaut pour tous. « Substituer la loi à l’homme » permettrait ainsi à la dépendance sociale d’être aussi stricte, aussi unilatérale, bref aussi « ordonnée » que la dépendance naturelle. Non seulement cette soumission à la loi « ne nuirait point » à la liberté, mais elle l’accomplirait. Obéir à la loi équivaudrait en effet à obéir à soi-même, à sa propre volonté générale : c’est librement que chacun obéirait, librement qu’il accepterait pour lui ce qu’il voudrait imposer à tous, librement qu’il accorderait à tous ce qu’il voudrait réclamer pour lui. L’adjonction de la dépendance des hommes à la dépendance des choses cesserait d’être une perte pour devenir enfin ce qu’elle a vocation d’être : la réunion des « avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil », joignant « à la liberté qui maintient l’homme exempt de vices la moralité qui l’élève à la vertu ».
Ce serait donc à un législateur de remédier au mal social, à la dépravation mutuelle du maître et de l’esclave. La tâche de l’éducateur, toute différente, est d’empêcher que son élève tombe dans cette dépravation, et qu’il y tombe au cours de l’enfance, à savoir pendant la période dangereuse où, selon « l’ordre de la nature », le mal est déjà possible alors qu’aucun remède ne l’est encore. Or ce que l’éducateur doit combattre pendant cette période, c’est en quelque sorte lui-même, son projet d’éduquer l’enfant, de lui apprendre quelque chose, c’est la relation éducative considérée comme un cas particulier de « dépendance des hommes », de rapport entre deux volontés. Dès que l’élève dont on sollicite le consentement, ou dont on exige l’obéissance, découvre que ce qu’on attend de lui constitue un éventuel moyen de pression sur son maître, le mal est fait. Le premier impératif de l’éducation est de faire en sorte qu’il ne le découvre pas, qu’il ne le sache jamais : « Qu’il ne sache ce que c’est qu’obéissance quand il agit, ni ce que c’est qu’empire quand on agit pour lui. » Quoi que l’enfant apprenne, ce qui compte est qu’il n’apprenne pas qu’on a voulu qu’il l’apprenne. Ses « volontés indiscrètes » ne doivent jamais avoir affaire à une volonté adverse, toujours susceptible d’être affectée en retour, mais uniquement à une force qui ne peut être autre que ce qu’elle est, celle « des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes ». On ne lui interdit rien, on se garde bien de lui « défendre de mal faire », on s’arrange seulement pour « l’en empêcher », comptant sur son « impuissance » et non sur sa complaisance.
Entre le remède politique et les préceptes éducatifs formulés ensuite, il y a certes assez de convergence pour assurer l’unité du texte. Dans un cas comme dans l’autre, en effet, il s’agit de réduire à une seule les « deux sortes de dépendance » dont la distorsion est apparue comme la source du mal. Et dans un cas comme dans l’autre, la réduction est censée aboutir à ce que l’être humain vive dans un ordre analogue à celui qu’il connaîtrait à l’état de nature, comme s’il n’avait à subir que la dépendance des choses. La façon dont Rousseau exprime cet objectif commun est toutefois assez différente quand il passe du premier cas au second. Politiquement, explique-t-il, si on parvenait à édifier une « République » au sens propre de ce mot, un État dont les lois seraient de véritables lois, imposant à chacun ce que tous veulent en général, « la dépendance des hommes redeviendrait alors celle des choses ». Le verbe « redevenir » suggère ici qu’une sorte de seconde nature viendrait corriger la dénaturation. Si cette dernière est un mal, c’est parce qu’elle est incomplète, parce qu’elle s’arrête à mi-chemin. Promettant la moralité qui manque à la première nature, elle trahit cette promesse à cause de son désordre. Remédier à un tel désordre, donner aux « lois des nations » une « inflexibilité que jamais aucune force humaine ne peut vaincre », ce serait faire en sorte que ces lois se présentent « comme celles de la nature » : poussée jusqu’à à son terme, la dénaturation s’abolirait. Pour autant, tout cela ne peut se dire qu’au conditionnel, sur un mode purement hypothétique : le texte ne contient pas la moindre indication sur ce qu’il faut faire pour que les « lois des nations » acquièrent un jour « l’inflexibilité » en question.
Les impératifs pédagogiques du second paragraphe sont en revanche des invitations directes à l’action. Quand il s’agit d’éducation, c’est immédiatement, sans pouvoir attendre un futur indéterminé, que la dépendance des hommes doit « redevenir » celle des choses. Cette exigence d’immédiateté se traduit toutefois, pour chacun des impératifs en question, par une remarquable autocontradiction performative. Considérons le premier d’entre eux, le plus important, celui qui les résume tous : « Maintenez l’enfance dans la seule dépendance des choses », écrit Rousseau. L’énonciation même de cet impératif est en un sens contredite par son contenu. Le commandement « maintenez » exige en effet la présence active, la maîtrise absolue de celui à qui il s’adresse, de l’éducateur, et lui enjoint en même temps de disparaître en tant qu’éducateur, pour que la seule dépendance subie par l’enfance soit bien celle des choses. Comment répondre correctement à une pareille injonction ? Seul un éducateur caché, manipulateur, réglant des coulisses la mise en scène des « obstacles physiques », des « punitions qui naissent des actions mêmes », sans jamais dénoncer son intention d’interdire ou de punir, est susceptible d’y parvenir.
L’art d’éduquer, suggère donc Rousseau, relève en partie de la dissimulation, de la ruse : l’enfant ne connaîtra que la dépendance des choses si on lui masque adroitement sa dépendance à l’égard des hommes : ainsi pourra-t-on le préserver, individuellement, du mal social. Mais c’est une tout autre affaire que de remédier à ce mal en transformant effectivement la dépendance des hommes en dépendance des choses : tel serait l’art suprême du législateur.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Rousseau: Le droit du plus fort
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Rousseau: Entendement et passions
- Rousseau: Le contrat social
Et dans le chapitre "Notions":
- L'Autorité
- L'Enfance
- L'Etat
- La Loi
- La Souveraineté
BIBLIOGRAPHIE
Yves VARGAS, Introduction à l'Émile de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Les grands livres de la philosophie", 1995
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