PLATON : AU MOINS DEUX FONCTIONS DANS L’ÂME
La République, livre IV, 438e – 439e
Traduction de Léon Robin
dans les Œuvres complètes de Platon, Paris, Éditions Gallimard, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", tome 1, 1950, p. 1007-1009
- Mais alors, repris-je, la soif, ne la rangeras-tu pas, pour ce qui en est précisément l’essence, au nombre des corrélatifs ? Or, il y a soif, je suppose …
- Je sais ! fit-il, en corrélation avec le breuvage.
- Mais, tandis qu’à un breuvage d’une certaine qualité est corrélative aussi une certaine qualité de soif, la soif elle-même, en tout cas, ne l’est ni d’un breuvage abondant, ni d’un bon, ni d’un mauvais, et, en un mot, non d’un breuvage avec qualification, mais c’est du breuvage tout court, en lui-même, qu’est naturellement corrélative la soif tout court, en elle-même ?
- Hé ! oui, parfaitement !
- Ainsi donc, l’âme de celui qui a soif, pour autant qu’il a soif, ne souhaite rien d’autre que de boire, c’est cela qu’elle désire, c’est à cela qu’elle tend.
- Manifestement, certes !
- Donc, si parfois quelque chose tire en sens contraire cette âme assoiffée, ne doit-il pas y avoir en elle quelque chose qui se distingue de ce seul fait d’être assoiffée, de ce qui la mène, telle une bête, vers l’acte de boire ? Car il est bien sûr, disons-nous, que le même agent ne pourrait, avec la même part de lui-même, accomplir simultanément, par rapport à la même chose, deux actions contraires.
- C’est qu’en effet il n’y a pas moyen.
- Tout de même, je crois, on ne s’exprime pas bien quand de l’archer on dit que, simultanément, ses mains éloignent de lui l’arc aussi bien qu’elles le tirent à lui, tandis qu’au contraire il y a une main qui éloigne l’arc et l’autre qui le ramène.
- Hé oui ! dit-il, parfaitement.
- Ceci posé, nous faut-il assurer qu’il y a des cas où des gens qui ont soif se refusent à boire ?
- Ah ! dit-il, je crois bien, beaucoup de gens, et en beaucoup de cas !
- Mais, repartis-je, qu’assurerait-on de ces gens-là? Ne serait-ce pas ceci : tandis qu’au-dedans de leur âme il y a ce qui les incite à boire, au-dedans de celle-ci il y a ce qui les en détourne, principe distinct de celui qui incite et qui l’emporte sur lui ?
- C’est aussi mon avis, dit-il.
- Et maintenant, est-ce que dans les cas de ce genre, ce qui détourne n’apparaît pas (s’il arrive qu’il apparaisse) en conséquence d’un calcul raisonné, tandis que les actions qui mènent l’âme et qui l’entraînent surviennent autant par l’effet d’impressions ressenties que d’affections morbides ?
- Évidemment.
- Il ne serait donc pas déraisonnable à nous, repris-je, de juger qu’il y a là deux fonctions et qu’elles se distinguent l’une de l’autre, donnant le nom de raisonnante à cette fonction de l’âme par laquelle celle-ci fait un calcul raisonné, et à la fonction en vertu de laquelle elle aime, a faim, a soif, éprouve des transports relativement à ses autres désirs, le nom d’irraisonnée et de désirante, compagne de certains assouvissements et jouissances.
- Non, dit-il, il n’y aurait de notre part, bien au contraire, rien de déraisonnable à concevoir ainsi les choses !
- Donc, repris-je, que l’existence, à l’intérieur de l’âme, de ces deux espèces de fonctions soit pour nous chose établie.
Y a-t-il, demande Socrate à Glaucon vers le milieu de ce texte, « des cas où des gens qui ont soif se refusent à boire ? » Au moment où cette question est posée, les deux interlocuteurs se sont déjà mis d’accord sur la façon dont il conviendrait d’interpréter une réponse affirmative. Il a en effet été établi quelques lignes plus haut, sur un mode seulement hypothétique, que si jamais « quelque chose tire en sens contraire » une « âme assoiffée », alors il doit « y avoir en elle quelque chose qui se distingue de ce seul fait d’être assoiffée ». En d’autres termes, la contrariété des « actions » (désirer boire et se refuser à boire) doit prouver l’existence dans l’âme de deux « fonctions » différentes, l’une qui la pousse à désirer, l’autre qui l’incite à s’abstenir. Voilà ce qui est énoncé conditionnellement et formellement dans la première moitié du texte, avant d’être affirmé positivement et concrètement dans la seconde, une fois reconnu, non seulement qu’il y a bel et bien des cas où celui qui a soif se refuse à boire, mais qu’il y en a « beaucoup », concernant « beaucoup de gens ».
Cette structure remarquable suggère que Platon s’intéresse au moins autant à la forme de sa démonstration, au principe qui la régit, qu’à son objet final, qui est de poser comme « chose établie » l’existence de « deux espèces de fonctions » à « l’intérieur de l’âme », la première qualifiée de « raisonnante », la seconde « d’irraisonnée et de désirante », la première susceptible de « détourner » un homme de boire, la seconde ne pouvant que « l’inciter » à le faire. Oublions un instant ce résultat, et tentons de formuler plutôt le principe général dont il n’est qu’un cas particulier. Nous ne pouvons mieux faire que de reprendre une des phrases prononcées par Socrate dans la première partie du texte, en modifiant seulement sa conjugaison. Ce que Platon a mis au conditionnel, nous le transposons au présent pour lui donner toute sa force de principe : « le même agent ne peut, avec la même part de lui-même, accomplir simultanément, par rapport à la même chose, deux actions contraires ». On reconnaît dans cet énoncé ce que la tradition a nommé le « principe de contradiction », et que Socrate ne fait ici que rappeler à Glaucon, l’ayant déjà formulé avant notre texte. S’il faut distinguer dans l’âme deux fonctions au lieu de se contenter d’une seule, c’est en vertu du principe de contradiction : la même âme ne peut, avec la même fonction, accomplir simultanément, par rapport à la soif, ces deux actions contraires que sont le fait de s’y livrer « comme une bête » et celui de s’en détourner.
La formulation platonicienne du principe de contradiction énonce quatre hypothèses, qui sont quatre figures du « même ». On suppose (1) que deux actions contraires sont commises par le « même agent », (2) que pour les commettre cet agent utilise la « même part » de lui-même, (3) que les dites actions ont lieu « simultanément », c’est-à-dire « en même temps », et enfin (4) qu’elles sont relatives à « la même chose ». Les hypothèses (1), (3) et (4) sont positives : ce sont les conditions qui doivent être remplies pour que nous puissions parler rationnellement d’une réalité conflictuelle. L’hypothèse (2), en revanche, est négative : nous devons l’exclure pour pouvoir parler de cette réalité conflictuelle sans nous contredire.
Le cas le plus simple est celui de l’hypothèse (3). Il est clair que si la condition de simultanéité n’est pas remplie, si c’est deux heures après s’être abandonné à la soif qu’un homme se refuse à boire, nous ne pouvons plus parler d’un conflit de deux actions « contraires » : nous avons seulement affaire à une multiplicité d’actions différentes au cours du temps, et rien ne s’oppose alors à ce que toutes ces actions soient attribuées au « même » agent et à la « même » part de cet agent.
Si l’hypothèse (4) est requise, c’est également pour qu’on puisse parler d’actions « contraires » : elles ne peuvent l’être que par rapport à la « même chose ». Mais alors que Platon ne fait que mentionner la nécessaire simultanéité de ces actions, il éprouve le besoin de préciser, dans les premières répliques du passage, ce qu’implique exactement leur rapport à la même chose. Ayant fait reconnaître par Glaucon que toute soif est par nature soif de quelque chose, et de quelque chose de buvable, donc « en corrélation avec le breuvage », Socrate explique ainsi comment une telle corrélation doit être entendue : « Mais, tandis qu’à un breuvage d’une certaine qualité est corrélative aussi une certaine qualité de soif, la soif elle-même, en tout cas, ne l’est ni d’un breuvage abondant, ni d’un bon, ni d’un mauvais, et, en un mot, non d’un breuvage avec qualification, mais c’est du breuvage tout court, en lui-même, qu’est naturellement corrélative la soif tout court, en elle-même. » Il serait trop facile, en effet, de prétendre que rien ne peut être contraire à « avoir soif » sous prétexte que la soif tout court n’existe pas, qu’il n’y a que des soifs qualifiées, donc différentes les unes des autres, si bien que ce qui s’oppose à l’une ne s’oppose pas aux autres. Non seulement un pareil argument rendrait impossibles tous les conflits, mais il signifierait au fond que nos efforts pour parler sensément de n’importe quelle réalité sont voués à l’échec, puisque rien de réel ne correspondrait alors à notre distinction entre nom et adjectif, entre le mot principal « soif », supposé désigner l’essence commune à toutes les soifs, la soif « en elle-même » du breuvage « en lui-même », et le mot secondaire par lequel nous ajoutons à cette essence une qualification particulière. En revendiquant notre droit de négliger cette qualification pour ne tenir compte que de l’essence de la soif, en définissant cette essence comme un désir de breuvage « tout court », auquel le refus de breuvage « tout court » est directement contraire, Platon suggère que la structure du réel doit être homologue à celle du discours que nous tenons sur lui. Sans cette homologie, la recherche philosophique de la vérité à travers le dialogue serait une entreprise vaine.
L’examen de l’hypothèse (1) montre également que le véritable enjeu est la possibilité de parler d’une manière sensée, non seulement d’une réalité conflictuelle, mais de toute réalité quelle qu’elle soit. Car s’il était interdit d’attribuer deux actions contraires « au même agent », ici à la même « âme », au même individu, si celui qui désire un breuvage devait forcément être autre que celui qui le rejette, nous ne serions plus fondés à faire des phrases, à former des propositions susceptibles d’être vraies ou fausses en reliant, grâce à la copule « est » ou « n’est pas », un sujet donné à tel ou tel prédicat. Nous ne pourrions proférer que des mots sans lien entre eux.
Mais quand nous avons admis que c’est bien le même agent (1) qui accomplit en même temps (3) deux actions contraires se rapportant à la même chose (4), nous ne pouvons pas admettre en outre qu’il les accomplit au moyen de « la même part de lui-même » : c’est le point (2) qui supporte le poids de la contradiction, de l’impossibilité. Il faut accepter (1), (3) et (4) pour sortir du silence et pouvoir dire quelque chose sur le conflit, mais il faut rejeter (2) pour ne pas dire n’importe quoi, ne pas tomber dans le bavardage inconsistant. De ce bavardage, Socrate donne un exemple qui rappelle, peut-être intentionnellement, un aphorisme d’Héraclite : « on ne s’exprime pas bien, fait-il remarquer à Glaucon, quand de l’archer on dit que, simultanément, ses mains éloignent de lui l’arc aussi bien qu’elles le tirent à lui, tandis qu’au contraire il y a une main qui éloigne l’arc et l’autre qui le ramène ». Nous pouvons « exprimer » par le langage la réalité conflictuelle du tir à l’arc grâce à l’identité de l’archer, à l’identité de son arc et à la simultanéité des deux mouvements inverses d’éloignement et de rapprochement. Mais si nous voulons l’exprimer « bien », ne pas détruire nous-mêmes ce que nous disons, nous ne devons pas laisser entendre que le moyen d’éloigner serait « aussi bien » le moyen de rapprocher : il faut mentionner la différence et l’indépendance des deux mains.
Résumons-nous. Au moment où il demande à Glaucon s’il arrive que des gens aient soif et se refusent à boire, Socrate a déjà spécifié à quelles conditions un conflit de ce genre peut faire l’objet d’un discours rationnel : identité de l’agent, identité de l’objet, simultanéité des actions, et surtout nécessité, pour ne pas se contredire, d’admettre l’existence, « au-dedans de » l’agent, de deux fonctions. Ce cadre formel étant posé au préalable, il semble que la description finale des deux fonctions en question ne puisse plus nous déconcerter. C’est pourtant ce qui se produit quand nous considérons la manière dont Socrate présente la « fonction raisonnante », la « fonction désirante » et leurs rapports. Il est permis de les appeler des « fonctions » parce qu’elles jouent l’une et l’autre un rôle utile. Le rôle de la fonction désirante est immédiatement dynamique, actif : c’est elle qui pousse l’homme à boire pour réagir, soit à certaines « impressions ressenties » (de chaleur), soit à des « affections morbides » (de fièvre). L’utilité de la fonction raisonnante est d’un ordre tout à fait différent. Fondée sur le « calcul raisonné », elle donne à l’homme des motifs valables d’agir ou de ne pas agir, par exemple des motifs de ne pas boire. C’est en ce sens, mais uniquement en ce sens, qu’on peut dire d’elle qu’elle « détourne » de la boisson celui qui a soif. Qu’un tel détournement puisse être efficace, que ce soit parfois le calcul raisonné qui « l’emporte », cela reste mystérieux : comment la raison peut-elle vaincre le désir sans disposer contre lui d’une force comparable à la sienne ? La question se pose d’autant plus que le dynamisme des désirs ne se relâche jamais en nous, alors qu’il n’est pas certain, reconnaît Socrate dans une parenthèse, que ce qui nous en détourne « apparaisse » toujours. Tel qu’il est décrit dans le texte, le rapport conflictuel des deux fonctions de l’âme est loin de ressembler à celui des deux mains de l’archer, dotées de forces comparables agissant directement à l’encontre l’une de l’autre.
Le mystère ne sera dissipé que plus loin, par la mise en évidence d’une troisième fonction, celle de la colère que l’homme généreux éprouve envers sa faiblesse, de l’ardeur combative qu’il met au service de sa raison contre ses désirs. Rien ne permet de déduire cette troisième fonction, cette fonction intermédiaire, du principe de contradiction qui commande notre texte : tout ce qu’on peut en déduire, c’est la nécessité de passer d’une fonction à deux fonctions s’il y a contrariété entre les actions. Le passage ultérieur de deux à trois fonctions ne relève plus du cadre formel mis en place ici, mais du problème que pose son application aux conflits spécifiques qui nous agitent. Si nous nous en tenons strictement à notre texte, nous dirons que ce qu’il démontre, ce qui est « chose établie » au moment où il s’achève, c’est l’existence d’au moins deux fonctions à l’intérieur de l’âme.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Platon: Les ombres
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Platon: La réminiscence
- Platon: La nécessité des lois
- Platon: Le nom et la chose
- Platon: La participation
Et dans le chapitre "Notions":
- Le Désir
- Les Passions
- La Raison
BIBLIOGRAPHIE
Olivier RENAUT, Les conflits de l'âme dans La République de Platon, Études platoniciennes, N° 4 / 2007, p. 183-203
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