ARISTOTE : ACTE ET MOUVEMENT

 

La Métaphysique, livre Θ, chapitre 6, 1048 b 17-35

 

Traduction de Jules Tricot, Paris, Editions Vrin, tome 2, 1964, p. 501-503

 

 

Puisque aucune des actions qui ont un terme n’est elle-même une fin, mais que toutes ont rapport à une fin ; qu’ainsi le fait de maigrir ou l’amaigrissement, et les différents parties du corps elles-mêmes, quand on les rend maigres, sont en mouvement de cette façon-là, c’est-à-dire que ces actes ne sont pas ce en vue de quoi le mouvement s’effectue : il en résulte que, dans tous ces cas, nous ne sommes pas en présence d’une action, ou, du moins, d’une action achevée, car ce n’est pas une fin ; seul le mouvement dans lequel la fin est immanente est l’action. Par exemple, en même temps, on voit et on a vu, on conçoit et on a conçu, on pense et on a pensé, alors qu’on ne peut pas apprendre et avoir appris, ni guérir et avoir été guéri. Mais on peut à la fois bien vivre et avoir bien vécu, goûter le bonheur et avoir goûté le bonheur. Sans cela, ne faudrait-il pas qu’il y ait arrêt à un moment donné, comme cela se produit pour l’amaigrissement ? Mais, en réalité, il n’y a pas de points d’arrêt : on vit et on a vécu. Ces différents processus doivent être appelés, les uns, mouvements, les autres, actes ; car tout mouvement est imparfait, comme l’amaigrissement, l’étude, la marche, la construction : ce sont là des mouvements, et certes incomplets. On ne peut pas, en effet, en même temps, marcher et avoir marché, bâtir et avoir bâti, devenir et être devenu, recevoir un mouvement et l’avoir reçu ; et mouvoir et avoir mû sont aussi des choses différentes. Au contraire, on a vu et on voit en même temps, c’est une même chose, et on pense et on a pensé. Un tel processus, je l’appelle un acte, et l’autre, un mouvement.

 

 

On ne peut pas « en même temps », souligne Aristote, « bâtir et avoir bâti », ni « apprendre et avoir appris », ni « guérir et avoir été guéri », ni « marcher et avoir marché » … C’est clairement la stipulation « en même temps » qui rend à chaque fois impossible la conjonction des deux termes : il est en effet possible de bâtir et d’avoir bâti à deux moments différents, un premier moment pour bâtir suivi d’un second pour profiter du fait qu’on a déjà bâti. En revanche, c’est se contredire que de poser en même temps ces deux « temps » grammaticaux exclusifs, d’unir par la conjonction « et » l’infinitif présent censé décrire une action en cours d’exécution et l’infinitif passé censé désigner le résultat d’une action accomplie. Cette contradiction n’est pas une simple impossibilité grammaticale, elle se rapporte à une impossibilité bien réelle, une loi de l’être et du ne pas être. Tant qu’un homme peut être dit « bâtir » sa maison, il ne l’a toujours pas bâtie ; dès l’instant où il l’a bâtie, il n’a plus à la bâtir : c’est nécessairement l’un ou l’autre.

Certains termes, nous apprend toutefois le texte, semblent échapper à cette nécessité : « en même temps, note Aristote, on voit et on a vu, on conçoit et on a conçu, on pense et on a pensé ». Nul ne dira, en effet, que « voir » serait une opération vouée à disparaître au moment précis où on « a vu », ni qu’il faudrait ne plus penser du tout pour avoir pensé quelque chose. Nul ne se contentera même de dire qu’il est seulement « possible » de concevoir et en même temps d’avoir conçu. Il ne s’agit pas d’une simple possibilité, d’une sorte d’exception à la loi précédente. Il s’agit d’une loi opposée, d’une nécessité inverse. Au moment même où l’on voit, nécessairement on a vu ; et si on n’a pas vu, alors on ne voit pas non plus : c’est l’un et l’autre.

Cette opposition implique évidemment une profonde différence entre les termes qui suivent la loi du « l’un ou l’autre » et ceux qui obéissent à la loi du « l’un et l’autre ». Quelle différence ? Une différence n’est généralement pensable que sur fond d’une certaine identité. Est-ce le cas ici ? Entre les verbes de la première série et ceux de la seconde, y a-t-il assez d’affinité pour qu’on puisse imaginer une catégorie commune dont ils relèveraient les uns et les autres, et que leur opposition diviserait d’une façon pertinente ? Les premiers mots de la première phrase du texte laissent supposer qu’il en est bien ainsi. La catégorie commune aux deux séries de termes, suggère Aristote, c’est celle de « l’action » : bâtir, apprendre, guérir et marcher sont des actions, voir, penser et concevoir sont également des actions. Toutes les actions, indistinctement, sont finalisées, mais il faut mettre à part celles « qui ont un terme », qui se rapportent à une fin extérieure à elles, ce qui veut dire qu’aucune « n’est elle-même une fin ». Cela s’applique évidemment aux verbes de la première série : on ne bâtit pas pour bâtir, mais pour ne plus avoir à le faire, on n’apprend pas pour apprendre, mais pour savoir. En revanche, voir n’a pas d’autre fin que voir : dans toutes les actions correspondant à des verbes de la seconde série, « la fin est immanente », et par conséquent « il n’y a pas de points d’arrêt ».

Pouvons-nous toutefois nous contenter de ce partage de la catégorie « action » en deux sous-catégories exclusives, chacune manquant de ce que l’autre possède ? Il faudrait pour cela que les deux manques, ainsi que les deux possessions, soient d’égale valeur, ce qui n’est manifestement pas le cas. En réalité, il n’y a de manque, de privation, que du côté des actions qui tendent vers un but extérieur et s’anéantissent quand elles l’atteignent. Dire que ces actions « ont » un terme, ce n’est pas leur attribuer quelque chose de positif, c’est au contraire souligner leur déficit d’être, l’incapacité où elles sont d’atteindre, en tant qu’actions, une véritable consistance. Loin de les accomplir, ce terme, cet « arrêt à un moment donné », les dévalorise au profit de leur résultat, objet de tout notre intérêt. La seule « action achevée » en tant qu’action, c’est celle qui ne tend que vers elle-même, et elle est achevée à tout moment, ce dont témoigne justement l’identité de voir et d’avoir vu, de penser et d’avoir pensé, etc.

L’action ne se divise donc pas en deux espèces qui seraient d’égale dignité : « seul le mouvement dans lequel la fin est immanente est l’action », écrit Aristote. Dans les autres cas, déclare-t-il brutalement, « nous ne sommes pas en présence d’une action » : quand elle se termine, la longue première phrase du texte semble ainsi contredire ce que suggérait son commencement. Pas tout à fait, certes : un processus tel que « l’amaigrissement » est bien, si l’on veut, une sorte d’action, mais pas « une action achevée ». L’opposition des deux séries de termes ne renvoie pas, comme nous le pensions d’abord, à une différence conceptuelle entre deux sortes d’actions, mais à une distinction hiérarchique à l’intérieur d’une seule sorte : l’action peut être achevée ou inachevée, complète ou incomplète, parfaite ou imparfaite. L’action parfaite par excellence, c’est celle que désigne dans le texte l’expression « bien vivre ». Il est clair que le verbe « vivre » n’appartient pas à la même série que bâtir ou maigrir, mais à celle de voir ou de penser : en même temps « on vit et on a vécu ». Qu’en est-il toutefois de « bien » vivre, de « goûter le bonheur » ? Allons-nous concevoir le bonheur comme le résultat d’une construction devant s’évanouir au moment où ce résultat est atteint ? Non, si la vie est action, le terme désignant l’excellence de la vie ne saurait être associé à une action inachevée, imparfaite, mais à celle qui l’emporte sur toutes les autres en perfection. Il y a une action suprême grâce à laquelle l’homme « peut à la fois bien vivre et avoir bien vécu, goûter le bonheur et avoir goûté le bonheur » : cette action suprême, expliquera ailleurs Aristote, c’est la « contemplation ».

La hiérarchie dont le sommet est occupé par le « bien vivre », et dans laquelle « le fait de maigrir » et tous les processus du même genre sont relégués à une place inférieure, est une hiérarchie ontologique. Ce qui « est » vraiment, pleinement, c’est ce que l’on peut nommer, ce qui mérite son nom par sa consistance. Dans le cas d’une action comme celle de bâtir, la nomination ne peut être qu’indirecte : seule la référence à un résultat qui n’est pas encore « en acte » permet d’éclairer la succession des moments de l’action, de leur donner un sens. Voir, vivre, c’est au contraire voir ou vivre « en acte », ce qui fait précisément qu’en même temps on voit et on a vu, on vit et on a vécu : il n’y a pas à attendre, à anticiper, pour saisir un sens qui s’offre dans sa plénitude à chaque instant. En conséquence, si nous admettons qu’il est superficiel de ranger les deux processus dans la catégorie commune d’ « action », si nous préférons marquer leur différence hiérarchique par deux concepts distincts, nous dirons que voir, penser, concevoir, vivre et surtout bien vivre sont des « actes ». L’homme qui ferme les yeux est seulement capable de voir, la vision n’est en lui qu’« en puissance », elle est « en acte » quand on peut dire de lui qu’il voit, et qu’en même temps il a vu : la chose dont on parle est alors parfaitement adéquate au nom qu’on lui donne.

En revanche, bâtir, apprendre, guérir, marcher ou maigrir ne sont pas à proprement parler des actes : la maison est encore en puissance quand on est seulement en train de la bâtir. Pour autant, elle n’est plus en puissance comme elle l’était avant le début de la construction, lorsqu’elle était en puissance dans la pierre, ou dans la compétence de l’architecte, ou encore dans la force musculaire des maçons. Si les verbes du genre de « bâtir » ont pu, au même titre que ceux de l’autre série, nous paraître dénoter des « actions », c’est bien parce qu’ils évoquent malgré tout la mise en œuvre active d’une puissance. Ce qu’ils désignent au juste, c’est à chaque fois quelque chose d’intermédiaire entre l’acte et la puissance, à savoir, comme le dit ailleurs Aristote, « l’acte de ce qui est en puissance, en tant qu’il est en puissance », autrement dit le « mouvement ».

Ainsi parvient-on à une dénomination exacte des deux ensembles d’objets dont l’opposition a été développée depuis le commencement du texte : « Un tel processus, écrit Aristote dans la dernière phrase, je l’appelle un acte, et l’autre, un mouvement. » Nommer « mouvements » toutes les actions qui ont un terme, un point d’arrêt, toutes les actions inachevées en tant qu’actions, c’est mieux comprendre leur inachèvement, c’est même légitimer en un sens leur imperfection. Car « tout mouvement est imparfait », normalement imparfait si l’on peut dire. Nos mouvements témoignent de l’imperfection de notre nature, incapable de ce repos absolu qui caractérise l’Acte Pur, l’être divin. N’échappe – partiellement – à cette imperfection naturelle que ce qu’il y a de meilleur en nous, la partie divine de notre être, tous ces actes qui rendent possible la contemplation (voir, penser, concevoir) et nous permettent ainsi de « bien vivre », de « goûter le bonheur ». 

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Aristote: La fatigue d'être

Dans le chapitre "Explications de textes":

          - Aristote: Le juste milieu

- Aristote: Agir en état d'ignorance

- Aristote: Les futurs contingents

- Aristote: La justice des échanges

Et dans le chapitre "Conférences":

- La métaphysique d'Aristote

 

BIBLIOGRAPHIE

Pierre-Marie MOREL, Aristote, Une philosophie de l'activité, Paris, Ed. GF-Flammarion, 2003 

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