NIETZSCHE : LA VOLONTÉ ET LE TEMPS
Ainsi parlait Zarathoustra, deuxième partie, « De la rédemption »
Traduction d’Henri Albert, révisée par Jean Lacoste
Œuvres de Nietzsche, Paris, Éditions Robert Laffont, Coll. « Bouquins », tome 2, 1993, pp. 392-393
Volonté – c’est ainsi que s’appelle le libérateur et le messager de joie. C’est là ce que je vous enseigne, mes amis ! Mais apprenez cela aussi : la volonté elle-même est encore prisonnière.
Vouloir délivre : mais comment s’appelle ce qui enchaîne même le libérateur ?
« Ce fut » : c’est ainsi que s’appelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la volonté. Impuissante envers tout ce qui a été fait, la volonté est pour tout ce qui est passé un méchant spectateur.
La volonté ne peut pas vouloir en arrière ; ne pas pouvoir briser le temps et le désir du temps, - c’est là la plus solitaire affliction de la volonté.
Vouloir délivre : qu’imagine la volonté elle-même pour se délivrer de son affliction et pour narguer son cachot ?
Hélas ! Tout prisonnier devient un bouffon ! La volonté prisonnière, elle aussi, se délivre avec bouffonnerie.
Que le temps ne recule pas, c’est là sa colère ; « ce qui fut » - ainsi s’appelle la pierre que la volonté ne peut soulever.
Et c’est pourquoi, par rage et par dépit, elle soulève des pierres et elle se venge de celui qui n’est pas, comme elle, rempli de rage et de dépit.
Ainsi la volonté libératrice est devenue malfaisante : et elle se venge sur tout ce qui est capable de souffrir de ce qu’elle ne peut revenir elle-même en arrière.
Ceci, oui, ceci seul est la vengeance même : la répulsion de la volonté contre le temps et son « ce fut ».
En vérité, il y a une grande bouffonnerie dans notre volonté : et c’est devenu la malédiction de tout ce qui est humain que cette bouffonnerie ait appris à avoir de l’esprit !
L’esprit de la vengeance : mes amis, c’est là ce qui fut jusqu’à présent la meilleure réflexion des hommes : et partout où il y avait douleur, il devait toujours y avoir châtiment.
Un maître s’adresse ici à ses disciples, et il commence par leur rappeler le principe de son enseignement, autrement dit ce qui fait de lui un maître et d’eux des disciples. Ce principe, c’est que « vouloir délivre ». Voilà bien ce qu’un maître digne de ce nom doit enseigner à des disciples, qui n’ont pas besoin qu’on leur apprenne à se résigner, à s’adapter, à obéir, ce qu’ils font déjà, et depuis toujours, mais qui ont besoin qu’on leur apprenne qu’il dépend d’eux de se libérer : le « libérateur », enseigne Zarathoustra, s’appelle « Volonté ».
Toutefois, si le maître s’adresse ici à ses disciples en leur rappelant le principe de son enseignement, c’est qu’il lui faut, dans ce nouveau discours, compléter le principe en question, ou alors le corriger, ou peut-être le bouleverser complètement. Le nouveau discours est porteur d’un nouvel enseignement : « Mais apprenez cela aussi : la volonté elle-même est encore prisonnière ». La formule « apprenez cela aussi » suggère qu’il n’y aurait, dans ce nouvel enseignement, qu’un simple complément du précédent. Mais si nous considérons le contenu, à savoir que la volonté, censée nous délivrer, est « encore prisonnière », et que nous ne pouvons donc plus compter sur son pouvoir libérateur tant qu’elle n’a pas elle-même été libérée, nous voyons qu’il s’agit plutôt d’une correction. Et si nous songeons que la volonté, une fois libérée, risque de ne plus être libératrice au sens où nous l’entendions, alors nous découvrons qu’il s’agit peut-être d’un bouleversement radical.
Ce qui tient la volonté prisonnière, c’est le passé : non pas ce qui s’est passé, mais le fait que ce soit passé, irrévocablement, qu’on ne puisse le modifier et qu’il faille en parler maintenant au passé, en disant « ce fut ». « Ce fut » signifie qu’il n’y a plus rien à vouloir de ce côté-là, parce que « la volonté ne peut pas vouloir agir en arrière », et c’est ce qui la plonge dans l’ « affliction », provoque son « grincement de dents », suscite sa « répulsion ». Pourquoi ? La seule explication concevable est que la volonté ne supporte pas qu’on l’empêche de vouloir, qu’elle voudrait toujours pouvoir vouloir, qu’il appartient à sa nature, non pas de vouloir seulement quand c’est possible, mais de s’assurer que c’est toujours possible, bref qu’elle est ce que Nietzsche appelle « volonté de puissance ». La volonté de puissance se découvre « impuissante envers tout ce qui a été fait ».
Cette impuissance la rend-elle véritablement « prisonnière » ? Admettons que le passé, « ce qui fut », soit « la pierre que la volonté ne peut soulever » : n’a-t-elle pas le champ libre dans les deux autres dimensions du temps, le présent et l’avenir ? Envers ce qui est encore à faire, objectera-t-on peut-être, elle n’est certainement pas impuissante. Objection superficielle : le passé n’est pas seulement l’une des trois dimensions du temps, il est son essence : le temps « passe », le présent et le futur ne sont temporels que par leur vocation à passer, ils ne viennent que pour disparaître. C’est le temps tout entier, par son irréversibilité, qui afflige la volonté et fait grincer ses dents : « Que le temps ne recule pas, c’est là sa colère ». C’est le temps tout entier qui emprisonne la volonté.
Même emprisonné, « vouloir délivre », rappelle toutefois Nietzsche. Incapable de « briser le temps », la volonté n’en demeure pas moins volonté de puissance, exigence de toujours pouvoir vouloir. Elle ne saurait détruire son cachot, elle peut au moins le « narguer », comme le fait tout prisonnier. Faute de se libérer effectivement, elle « se délivre avec bouffonnerie », non dans le réel mais dans l’imaginaire, par une sorte d’invention absurde, qui devrait nous faire rire, mais que nous acceptons tous, au contraire, avec une immense gravité.
Cette invention absurde, c’est la « vengeance ». Rendre le mal pour le mal afin de laver l’affront, voilà comment la volonté se délivre de son affliction. Il s’agit bien, pour elle, d’une façon bouffonne de réaliser ce qui lui est strictement impossible : le passé qui lui échappe, le passé irrévocable, elle s’imagine l’abolir en le châtiant. Faute de pouvoir vouloir le passé, elle peut du moins, comme le dit si bien la langue française, « en vouloir » au passé.
La thèse semble forcée. Nous ne nous vengeons pas, objectera-t-on, de tout « ce qui fut », nous nous vengeons uniquement du mal qui nous a été fait, en faisant souffrir ceux qui nous ont fait souffrir. Mais s’il n’y avait, au fond de la vengeance, qu’une réaction naturelle d’animal blessé, cette réaction ne tiendrait pas longtemps face à la critique du bon sens, faisant remarquer que ce qui s’est passé ne peut plus ne pas s’être passé, et qu’il ne sert à rien d’ajouter un second mal au premier. Nous savons tous, en un sens, qu’il en est ainsi, nous savons que l’irrévocabilité du passé rend la vengeance absurde, qu’elle soit pure et simple vengeance ou qu’elle prenne la forme civilisée du châtiment pénal. Nous le savons, mais ce savoir reste lettre morte, et nous demeurons mystérieusement attachés à une pseudo-justification dont la vacuité ne nous échappe pas, étrangement satisfaits de voir un second mal s’ajouter au premier et incapables de supporter l’idée que cette prétendue rétribution pourrait manquer. Ce comportement est incompréhensible, sauf si nous voyons dans la vengeance, comme Nietzsche nous y invite, une tentative folle, bouffonne, pour abolir précisément l’irrévocabilité du passé. La « rage » et le « dépit » qu’inspire à la volonté de puissance son impuissance à briser le temps, nous comprenons alors qu’elle doive les tourner contre « tout ce qui est capable de souffrir », et qu’à l’intérieur de cette catégorie elle en veuille particulièrement à « celui qui n’est pas, comme elle, rempli de rage et de dépit », à savoir l’homme fort et oublieux dont le mépris désinvolte est pour les autres une offense insupportable et impardonnable.
Zarathoustra peut donc affirmer solennellement à ses disciples : « Oui, ceci seul est la vengeance même : la répulsion de la volonté contre le temps et son "ce fut"». D’un côté, cette phrase marque la prétention d’énoncer une sorte d’essence métaphysique de la vengeance, en écartant le faux semblant de ses apparences psychologiques ou éthiques. D’un autre côté, il est impossible d’énoncer cette essence sans du même coup la dénoncer, sans révéler l’absurdité du projet, sans faire paraître au grand jour « la grande bouffonnerie » qui se trouve « dans notre volonté ». Cette dénonciation est d’autant plus nécessaire, suggère Nietzsche, que nous sommes les héritiers d’une longue histoire, et qu’au cours de cette histoire la bouffonnerie en question a eu tout le temps, pour notre malheur, d’apprendre « à avoir de l’esprit ». Reconnue simplement en tant que bouffonnerie, la rage contre le temps qui passe disparaîtrait, comme toute bouffonnerie, dans le rire qu’elle suscite. Mais elle s’est spiritualisée, elle s’est donnée pour « l’esprit de la vengeance », elle s’est prétendue essentielle à l’ordre du monde en affirmant sous de multiples formes, depuis Anaximandre et Héraclite jusqu’à Schopenhauer, que « partout où il y avait douleur, il devait toujours y avoir châtiment ». Cette loi cosmique de juste rétribution, formulée et reformulée à chaque étape marquante de notre histoire, c’est bien, convient Nietzsche, « ce qui fut jusqu’à présent la meilleure réflexion des hommes » ; mais c’est surtout, précise-t-il, « la malédiction de tout ce qui est humain », car il n’y a rien d’autre, dans cette prétendue loi, qu’un ressentiment impuissant, une bouffonnerie spiritualisée, tellement spiritualisée qu’il est devenu presque impossible de la percevoir en tant que bouffonnerie, et de retrouver, par le rire, le sens d’un monde chaotique, sans rétribution, d’un devenir innocent.
Nous le suggérions en commençant : ce nouvel enseignement de Zarathoustra à ses disciples ne fait pas que compléter, ni même que corriger le précédent. Il le bouleverse complètement, comme le Nouveau Testament des chrétiens bouleverse l’Ancien, et d’ailleurs dans un sens analogue. Car la formule « vouloir délivre » n’a pas du tout le même sens selon que la volonté, « encore prisonnière », est soumise à l’esprit de vengeance ou qu’elle s’en est libérée. Dans le premier cas, l’homme est censé se délivrer en condamnant, en châtiant : la formule est alors un appel au combat, à la rupture. Mais la vraie délivrance serait justement celle qui nous délivre des condamnations, des châtiments, des combats et des ruptures. La volonté réellement libératrice, c’est celle qui se rendrait capable de « briser le temps et le désir du temps » en voulant « l’Éternel Retour du Même » : cet instant que je vis, je veux qu’il soit l’éternité. Dans cette suprême affirmation, plus rien ne « passe », la prison de l’irrévocable disparaît, et avec elle la bouffonnerie du prisonnier : le devenir retrouve son innocence. Telle serait la véritable « rédemption ».
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":
- Nietzsche: Petits agneaux et grands oiseaux de proie
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Heidegger: Le temps, critère ontologique
- Kierkegaard: Ce qui "arrive"
- Bergson: La durée pure
Et dans le chapitre "Notions":
- Le Châtiment
- Le Mal
- Le Temps
- La Volonté
BIBLIOGRAPHIE
Daniel PIMBÉ, Nietzsche, Paris, Éd. Hatier, Coll. "Profil d'un auteur", 1997
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