DIDEROT : LA MORALE DES AVEUGLES ET LA NÔTRE
Lettre sur les aveugles,
à l’usage de ceux qui voient
Paris, Éditions GF – Flammarion, 1972, pp. 86 – 87
Comme je n’ai jamais douté que l’état de nos organes et de nos sens n’ait beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus purement intellectuelles, si je puis parler ainsi, ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps, je me mis à questionner notre aveugle sur les vices et sur les vertus. Je m’aperçus d’abord qu’il avait une aversion prodigieuse pour le vol ; elle naissait en lui de deux causes : de la facilité qu’on avait de le voler sans qu’il s’en aperçût ; et plus encore, peut-être, de celle qu’on avait de l’apercevoir quand il volait. Ce n’est pas qu’il ne sache très bien se mettre en garde contre le sens qu’il nous connaît de plus qu’à lui, et qu’il ignore la manière de bien cacher un vol. Il ne fait pas grand cas de la pudeur : sans les injures de l’air, dont les vêtements le garantissent, il n’en comprendrait guère l’usage ; et il avoue franchement qu’il ne comprend pas pourquoi l’on couvre plutôt une partie du corps qu’une autre, et moins encore par quelle bizarrerie on donne entre ces parties la préférence à certaines que leur usage et les indispositions auxquelles elles sont sujettes demanderaient que l’on tînt libres. Quoique nous soyons dans un siècle où l’esprit philosophique nous a débarrassés d’un grand nombre de préjugés, je ne crois pas que nous en venions jamais jusqu’à méconnaître les prérogatives de la pudeur aussi parfaitement que mon aveugle. Diogène n’aurait point été pour lui un philosophe.
Comme de toutes les démonstrations extérieures qui réveillent en nous la commisération et les idées de la douleur, les aveugles ne sont affectés que par la plainte, je les soupçonne, en général, d’inhumanité. Quelle différence y a-t-il, pour un aveugle, entre un homme qui urine et un homme qui, sans se plaindre, verse son sang ? Nous-mêmes, ne cessons-nous pas de compatir lorsque la distance ou la petitesse des objets produit le même effet sur nous que la privation de la vue sur les aveugles ? Tant nos vertus dépendent de notre manière de sentir et du degré auquel les choses extérieures nous affectent ! Aussi je ne doute point que, sans la crainte du châtiment, bien des gens n’eussent moins de peine à tuer un homme à une distance où ils ne le verraient gros que comme une hirondelle, qu’à égorger un bœuf de leurs mains. Si nous avons de la compassion pour un cheval qui souffre, et si nous écrasons une fourmi sans aucun scrupule, n’est-ce pas le même principe qui nous détermine ? Ah, madame ! Que la morale des aveugles est différente de la nôtre ! Que celle d’un sourd différerait encore de celle d’un aveugle, et qu’un être qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite, pour ne rien dire de pis !
Pour celui qui entend mettre en lumière l’ « influence » qu’exerce, sur « notre métaphysique et notre morale », « l’état de nos organes et de nos sens », l’aveugle-né est un merveilleux sujet d’expérience, que cette dernière soit effective ou simple expérience de pensée. En interrogeant cet aveugle sur « les vices et les vertus », Diderot cherche moins à acquérir des informations sur la morale des aveugles qu’à montrer à quel point nos sentiments et jugements moraux dépendent d’un fait pourtant dépourvu en lui-même de signification éthique, le fait que nous sommes dotés de la faculté de voir.
Les trois cas successivement traités dans le texte (celui du vol, celui de la pudeur, celui de la compassion) permettent-ils de dégager une sorte de principe général quant à l’implication morale de la présence ou de l’absence d’une fonction sensorielle ? Si nous prenons au pied de la lettre ce qu’écrit Diderot pour conclure, à savoir « qu’un être qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite », nous est-il permis d’extrapoler et d’affirmer que tout organe sensoriel supplémentaire, en mettant son détenteur en rapport avec un nouveau domaine d’être, l’ouvre également à un univers de valeurs auxquelles ceux qui sont privés de cet organe sont indifférents, et constitue ainsi un « perfectionnement moral » ?
C’est le passage sur la pudeur qui semble d’abord correspondre le mieux à un tel principe. En ne faisant « pas grand cas de la pudeur », l’aveugle n’en fait évidemment pas davantage de l’impudeur : la privation de la vue est du même coup privation d’une certaine possibilité de différencier le bien et le mal. Nous serions alors tentés de dire que plus un être est doté d’organes sensoriels, plus il s’éloigne d’une sorte de nihilisme moral, où tout est équivalent. Nous aurions tort, car l’indifférence de l’aveugle à la pudeur n’est pas du nihilisme, mais, précise Diderot, de l’incompréhension : l’aveugle « ne comprend pas » à quoi peuvent servir les vêtements sinon à protéger du froid, « ne devine » donc pas pourquoi certaines parties du corps doivent être vêtues plutôt que d’autres, encore moins par quelle « bizarrerie » ces parties à vêtir sont précisément celles qu’il aurait été utile de laisser découvertes. Si notre morale, sur ce point, était fondée en raison, elle fournirait des réponses à ces questions : bien au contraire, elle est ce qui nous empêche de les poser, preuve qu’elle n’est pas vraiment une morale, qu’elle relève uniquement du « préjugé ». Ceux qui ont la liberté de questionner la pudeur, et de comprendre qu’elle n’est pas fondée, ce sont ceux qui peuvent annuler le préjugé, soit par l’éloignement géographique (les Tahitiens du Supplément au voyage de Bougainville) soit, plus radicalement encore, par la cécité. Comparée à cette annulation, toute notre philosophie peut seulement nous aider à nous « débarrasser » des préjugés, sans jamais nous permettre de « méconnaître les prérogatives de la pudeur aussi parfaitement » : celui qui est pour nous à la pointe de ce combat, Diogène, n’aurait même « point été un philosophe » pour l’aveugle.
Tournons-nous alors vers un authentique précepte moral, un principe qu’on ne saurait soupçonner d’être un préjugé déguisé : le devoir d’ « humanité », de « commisération », de « compassion » envers ceux qui souffrent. Comme dans le cas précédent, la cécité entraîne à cet égard l’indifférence, l’équivalence nihiliste « entre un homme qui urine et un homme qui, sans se plaindre, verse son sang », bref l’ « inhumanité ». Cette fois, sommes-nous tentés de dire, il est clair que la capacité de voir constitue un perfectionnement, puisqu’elle donne accès à un type de différence éthique auquel l’aveugle doit demeurer étranger. Mais nous avons tort, de nouveau. Car en réalité, explique Diderot, nous sommes également des aveugles, presque aussi aveugles que l’aveugle lui-même. Voir, en effet, c’est en très grande partie ne pas voir : ne pas voir ce qui est loin, ne pas voir ce qui est petit, ne pas voir ce qui est caché, etc. Or « ne cessons-nous pas de compatir quand la distance ou la petitesse des objets produit le même effet sur nous que la privation de la vue chez les aveugles ? » La différence entre ce que nous ne voyons pas et ce que nous voyons, entre le loin et le près, le petit et le grand, compte finalement davantage pour nous que toutes les différences éthiques auxquelles la vision devrait nous rendre sensibles. Pour renverser complètement le sentiment qui nous fait juger plus grave le meurtre d’un homme que celui d’un bœuf, il suffit ainsi que l’éloignement du premier le rende « gros comme une hirondelle » et en même temps accessible impunément : ce passage est peut-être la première origine d’un paradoxe développé ensuite par Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme, et que Balzac, dans Le Père Goriot, attribue faussement à Rousseau.
Nous ne voyons donc jamais assez pour bénéficier effectivement du perfectionnement moral que la capacité de voir aurait dû nous procurer. Ce n’est pas seulement d’avoir une « morale imparfaite » que pourrait nous accuser l’ « être qui aurait un sens de plus que nous », c’est de bien « pis » que cela : une morale variable au gré de l’éloignement et de la grandeur n’est pas une morale du tout. Le sens supplémentaire dont devrait disposer cet être n’est donc pas du même ordre que la vue, ou que l’ouïe : deux fonctions sensorielles différentes, certes, mais toutes deux soumises à la distance, et aux seuils de grandeur. Ce devrait être un authentique sens moral, une aptitude à juger la valeur des choses sans tenir compte de telles contingences.
Faute de posséder ce sens supérieur, sur quoi les hommes peuvent-ils fonder leur morale, quand elle ne se réduit pas à de vulgaires préjugés ? Le passage sur le vol peut nous éclairer à cet égard. Contrairement à ce qui se passe dans le cas de la pudeur et dans celui de l’humanité, l’aveugle n’est pas présenté ici comme indifférent à des choses suscitant l’approbation ou la réprobation de ceux qui voient. Il enchérit au contraire sur l’ « aversion » qu’inspire communément le vol, la sienne étant « prodigieuse ». Mais loin d’être le signe d’une plus grande sensibilité éthique, explique Diderot, ce surcroît venait, chez l’aveugle que j’ai rencontré, de ce que « deux causes » d’aversion, aussi étrangères l’une que l’autre au jugement moral, s’additionnaient : la première était « la facilité qu’on avait de le voler sans qu’il s’en aperçût », la seconde « celle qu’on avait de l’apercevoir quand il volait ». En termes platoniciens, nous dirons que cet aveugle détestait à la fois, dans le vol, la plus grande probabilité pour lui de subir l’injustice et la plus grande improbabilité de la commettre. Il détestait la seconde « plus encore » que la première, précise Diderot, suggérant que c’est à commettre l’injustice que se portait son désir primordial, donc le désir primordial de tout homme, aveugle ou non. Or cette thèse est celle de Thrasymaque, de Calliclès, des sophistes face à Socrate : nous voudrions tous commettre l’injustice, mais la peur de la subir fait que nous convenons entre nous de ne pas la commettre. Nous transmuons ainsi notre injustice en justice, par exemple notre désir de voler en aversion pour le vol. Si cette aversion est « prodigieuse » chez l’aveugle, ce n’est pas que son désir soit plus grand, c’est que sa cécité, nonobstant son application à connaître « la manière de bien cacher un vol », met davantage d’obstacles à la satisfaction de ce désir, et justifie davantage le retournement de l’immoralité en moralité apparente.
L’aveugle, l’homme privé du sens de la vue, est donc le révélateur de notre situation d’hommes privés de sens moral, et palliant ce handicap par un mélange de préjugés et d’hypocrisie.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Explications de textes":
- Hume: Le jugement moral
- Lucrèce: L'évidence des sens
- Montaigne: L'homme et les animaux
- Spinoza: La privation
Et dans le chapitre "Notions":
- La Distance
- Le Mal
BIBLIOGRAPHIE
Colas DUFLO (dir.), Lumières, matérialisme et morale: autour de Diderot, Éd. Publications de la Sorbonne, Coll. "La philosophie à l'oeuvre", 2016
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