HOBBES : ROYAUTÉ ET TYRANNIE

Le Citoyen ou Les fondements de la politique, chapitre VII, § III

Traduction de Samuel Sorbière 

Paris, Éditions GF-Flammarion, 2001, pp. 168-169

 

 

Mais il est plus malaisé de persuader que la royauté et la tyrannie ne sont pas deux diverses sortes de gouvernement, parce que la plupart de ceux qui approuvent la domination d’un seul et la préfèrent à celle de plusieurs n’estiment pas pourtant que l’État soit bien gouverné s’il n’est régi à leur fantaisie. Mais il faut que ce soit par raisonnement, et non pas avec passion, que nous recherchions la différence qu’il y a d’un roi à un tyran. Je dis donc, en premier lieu, qu’ils ne diffèrent pas en ce que la puissance de celui-ci soit plus grande que celle de l’autre, car il ne peut pas y avoir dans le monde une autorité plus grande que la souveraine, ni en ce que la puissance de l’un soit bornée et que celle de l’autre ne reçoive aucune limite, car celui dont l’autorité serait bornée ne serait point roi, mais sujet de celui qui aurait borné sa puissance. Enfin, la différence ne peut pas être tirée de la manière de s’emparer du gouvernement, car si quelqu’un prend l’autorité souveraine en un État populaire, ou en une aristocratie, du consentement de tous les particuliers, il devient monarque légitime, mais s’il la veut usurper sans le consentement du peuple, il est ennemi et non pas tyran de la république. Ils ne diffèrent donc qu’en l’exercice de leur empire, de sorte que le monarque qui gouverne bien l’État mérite le titre de roi, et celui qui maltraite son peuple s’acquiert le nom de tyran. Et il en faut revenir là que le roi légitime n’est nommé tyran par le peuple, si ce n’est lorsqu’il abuse de la puissance qui lui a été donnée et lorsqu’on estime qu’il exerce mal sa charge, donc que la royauté et la tyrannie ne sont pas deux diverses espèces de gouvernement politique ; mais on donne à un même monarque tantôt le nom de roi par honneur, tantôt celui de tyran par outrage. Or ce que nous rencontrons si souvent, dans les auteurs grecs et latins, des invectives contre les tyrans, vient de ce qu’autrefois ces nations ont été des républiques populaires ou aristocratiques, ce qui a donné aux auteurs une telle aversion de la tyrannie qu’ils en ont haï la royauté, avec laquelle ils l’ont confondue.

 

Dans les lignes qui précèdent ce passage, Hobbes a proposé (comme bien d’autres philosophes) une division des formes de gouvernement fondée sur la quantité, le nombre des détenteurs de la souveraine puissance : il y a « démocratie » quand cette puissance est donnée à tous, « aristocratie » quand elle ne l’est qu’à quelques-uns, « monarchie » ou « royauté » quand un seul la détient. À chacun de ces gouvernements, faut-il en ajouter un autre qui s’opposerait à lui comme une caricature, un double négatif, une perversion spécifique, « anarchie » pour la démocratie, « oligarchie » pour l’aristocratie, « tyrannie » pour la monarchie ? La question « qui exerce le pouvoir ? » ne serait pas alors la seule pertinente pour définir une forme de gouvernement : il faudrait lui adjoindre la question « comment le pouvoir est-il exercé ? ». C’est ce que pensaient les philosophes de l’Antiquité, c’est ce que Hobbes rejette radicalement : selon lui, la question « comment ? » est sans pertinence, seule compte la question « qui ?». Ce rejet lui paraît aller de soi en ce qui concerne l’ « anarchie » et l’ « oligarchie » : il suffit, argumente-t-il, de considérer le sens de ces deux mots pour voir que le premier ne s’oppose pas spécifiquement à la démocratie, mais désigne la négation de tout gouvernement, et que le second ne s’oppose pas non plus à l’aristocratie, puisque sa définition est exactement la même. « Mais il n’est pas aussi aisé, reconnaît-il au commencement de notre passage, de persuader que la royauté et la tyrannie ne sont pas deux diverses sortes de gouvernement ».

Qu’est-ce qui fait obstacle, ici, à la persuasion ? Une inconséquence très répandue, répond Hobbes : « la plupart de ceux qui approuvent la domination d’un seul et la préfèrent à celle de plusieurs n’estiment pas pourtant que l’État soit bien gouverné s’il n’est régi à leur fantaisie ». Ainsi, une majorité de royalistes, après avoir accordé la souveraine puissance à un seul homme, manquent à ce point de suite dans les idées qu’ils refusent de le nommer « roi » et lui infligent l’appellation honteuse de « tyran » s’il ne gouverne pas selon leurs désirs. Ce qu’ils lui ont reconnu, c’est pourtant le pouvoir d’exercer son droit naturel de faire tout ce qu’il juge bon, droit naturel auquel ils se sont pour leur part engagés à renoncer. Tel est en effet le sens du pacte social, qui, selon Hobbes, peut seul mettre fin à la guerre naturelle de tous contre tous : des hommes s’engagent mutuellement à renoncer à leur droit naturel au profit d’un tiers (homme ou assemblée) qui ne renonce à rien parce qu’il ne s’engage à rien. L’inconséquence de ces monarchistes apparaît alors comme une forme particulièrement spectaculaire d’un phénomène plus général, et bien plus grave : la tendance qu’ont beaucoup d’hommes, quel que soit leur parti, à trahir leur engagement tacite d’obéir au pouvoir quoi qu’il décide.

Apparemment secondaire, la question posée dans le texte (« royauté » et « tyrannie » sont-elles deux gouvernements différents ou deux façons différentes de parler du même gouvernement ?) est donc en réalité une question de fond, dont l’enjeu est la nature du pouvoir politique, son essence. S’il suffit de répondre à la question « qui ? » pour définir une forme de gouvernement, c’est précisément parce que le pouvoir politique aux yeux de Hobbes, a une essence, autrement dit parce qu’il est absolu. En vertu du pacte social, celui qui le possède le détient sans limite, ou le perd complètement : la seule loi est celle du tout ou rien.

Telle est clairement l’idée qui inspire les trois arguments proposés pour soutenir la thèse du texte. Le premier argument établit qu’un roi et un tyran « ne diffèrent pas en ce que la puissance de celui-ci [le tyran] soit plus grande que celle de l’autre [le roi] ». Hobbes vise d’emblée un adversaire qui voudrait substituer, à la loi du tout ou rien, un principe de « plus ou moins » lui permettant de distinguer l’extrémisme du mauvais tyran et la modération du bon roi. Mais le plus ou moins n’a pas sa place ici, car « il ne peut pas y avoir dans le monde une autorité plus grande que la souveraine ». Dès lors que le pacte social stipule que nous renonçons entièrement à notre droit naturel au profit du souverain, ce dernier, homme ou assemblée, ne rencontre personne de son niveau en ce monde : sa puissance ne peut être que le maximum de puissance, seulement dépassée, hors du monde, par la toute-puissance de Dieu. La différence entre roi et tyran ne peut pas non plus venir, indique le deuxième argument, de ce que « la puissance de l’un [le roi] soit bornée et que celle de l’autre [le tyran] ne reçoive aucunes limites ». Refusant toujours le tout ou rien, l’adversaire voudrait maintenant imposer la différence entre le pouvoir sans contrôle d’un tyran et le système de contre-pouvoirs qui accompagne, selon lui, l’authentique monarchie. À quoi Hobbes oppose cette évidence « géométrique » que «celui dont l’autorité serait bornée ne serait point roi, mais sujet de celui qui aurait borné sa puissance ». En vertu de la loi du tout ou rien, dès qu’on admet que A contrôle B, on admet que A détient tout le pouvoir : B n’ayant plus rien, il est ridicule de lui attribuer un « pouvoir contrôlé ». Les monarchistes qui soutiennent ce point de vue sont des démocrates qui s’ignorent. Enfin, troisième argument, la différence entre roi et tyran ne peut pas non plus être tirée « de la manière de s’emparer du gouvernement ». Il y a bien, reconnaît Hobbes, une différence significative entre deux « manières », pour un seul homme, de « prendre l’autorité souveraine en un État populaire ou en une aristocratie » : soit « du consentement de tous les particuliers », soit « sans ce consentement ». Ne peut-on dire alors que la première manière définit le roi, et la seconde le tyran ? Non : celui qui adopte cette seconde manière n’est rien d’autre qu’un « ennemi de la république » et tombe de ce fait en dehors de la nomenclature des détenteurs du pouvoir. Soit, répliquera-t-on, mais s’il finit par l’emporter, par imposer son autorité ? S’il l’impose, il devient alors celui pour qui « les particuliers » renoncent à leur droit naturel, ce qui définit exactement le « consentement ». Avant sa victoire, il ne pouvait être un tyran parce qu’il était hors du pouvoir ; après sa victoire il ne peut pas non plus en être un parce qu’il a toute la légitimité du pouvoir : c’est encore la loi du tout ou rien qui s’impose.

Ainsi, tant que nous considérons l’extension du pouvoir, son indépendance ou son acquisition, la question « comment ? » n’introduit aucune différence pertinente. Elle ne le fait, conclut Hobbes, que si nous nous intéressons à l’« exercice » du pouvoir, c’est-à-dire à la façon dont le souverain (homme ou assemblée) exerce son droit naturel. Or nous nous sommes mutuellement engagés à renoncer au nôtre pour lui donner toute liberté d’exercer le sien à sa guise. Cet engagement nous laisse, certes, la possibilité de distinguer « le monarque qui gouverne bien l’État » de « celui qui maltraite son peuple », d’aimer l’un et de détester l’autre, mais il ne nous permet pas de dire que l’un serait légitime et l’autre illégitime : il n’y a pas de pacte entre lui et nous, pas d’engagement réciproque, rien qui nous autorise à nous ériger en tribunal pour le juger. La différence entre roi et tyran est complètement étrangère à l’unique raison pour laquelle nous devons obéir au souverain : non « parce » qu’il serait doté de telle qualité, exempt de tel défaut, mais seulement « pour » qu’il empêche la guerre de tous contre tous. Cette différence ne relève donc pas du « raisonnement », mais de la « passion » : la fonction des deux mots « roi » et « tyran » n’est pas de désigner deux réalités politiques différentes, mais d’exprimer deux sentiments opposés à l’égard de la même réalité.

À l’encontre d’une longue tradition, Hobbes soutient par conséquent qu’aucun pouvoir n’est tel qu’on aurait raison de se révolter contre lui. C’est toujours un « roi légitime », nous dit-il ici, qui est « nommé tyran par le peuple ». Même quand cette nomination infâmante a une apparence de fondement objectif, par exemple quand on peut dire du monarque qu’il « abuse de la puissance qui lui a été donnée », un tel abus n’entame pas sa légitimité, qui tient précisément au fait que la puissance en question lui a été donnée. L’élément objectif ne pouvant à lui seul justifier l’usage d’un mot spécial, il faut que s’y ajoute un élément subjectif et passionnel : « … et lorsqu’on estime qu’il exerce mal sa charge ». Or cette adjonction interdit à la distinction roi-tyran de constituer une nomenclature stable : le « même monarque », note Hobbes, recevra « tantôt le nom de roi par honneur, tantôt celui de tyran par outrage ». Qui plus est, le recours au mot « tyran » est susceptible de changer complètement de sens. Les monarchistes inconséquents l’utilisent, nous l’avons vu, pour juger leurs rois, exclure les mauvais et mettre les bons en valeur. Or ce n’est pas vers cette ségrégation que tendaient les « invectives » lancées contre les tyrans par de nombreux « auteurs grecs et latins ». Bien au contraire : issus de « républiques populaires ou aristocratiques », ces auteurs haïssaient tellement, par principe, la domination d’un seul homme, qu’ils ne pouvaient la nommer que péjorativement, quoi que fasse cet homme. Toute royauté était pour eux tyrannie.

Ainsi, alors que l’intention de Hobbes dans ce texte est de critiquer ceux qui différencient la royauté et la tyrannie, il termine paradoxalement en critiquant ceux qui les confondent. Ce paradoxe tient à l’instabilité du langage passionnel, de l’habitude de se servir des mots, non pour désigner des choses, mais pour exprimer des sentiments. Ceux qui distinguent et ceux qui confondent méconnaissent les uns comme les autres la rationalité de la politique.

 

En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre "Penser avec les maîtres":

- Hobbes: Le pouvoir absolu

Dans le chapitre "Explications de textes:

- Hobbes: Droit de nature, loi de nature, état de nature

- Montesquieu: Honneur et monarchie

Et dans le chapitre "Notions":

- L'Autorité

- Le Droit

- L'Etat

- La Loi

- La Paix

- La Souveraineté

 

BIBLIOGRAPHIE

Franck LESSAY, Souveraineté et légitimité chez Hobbes, Paris, Éd. P.U.F., Coll. "Léviathan", 1988

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