NIETZSCHE: La morale du troupeau

NIETZSCHE : LA MORALE DU TROUPEAU

PAR-DELÀ LE BIEN ET LE MAL, Cinquième partie, § 201

Traduction d’Henri Albert, révisée par Jean Lacoste,

Oeuvres de Friedrich Nietzsche, Paris, Éd. Robert Laffont, Coll. « Bouquins », tome 2, p. 643-644

 

Aussi longtemps que l’utile qui règne dans les jugements moraux n’est que l’utile au troupeau, aussi longtemps que le regard est exclusivement tourné vers le maintien de la communauté et que l’immoralité est précisément et exclusivement recherchée dans ce qui semble dangereux à l’existence de la communauté, il ne peut y avoir de « morale de l’amour du prochain ». Même si l’on trouve, dès cette époque, une constante pratique de menus égards, de pitié, d’équité, de douceur, de réciprocité dans l’assistance, même si, dès cet état de la société, s’exercent tous les instincts que l’on désignera plus tard du nom honorifique de « vertus » et qui finiront par coïncider presque avec la notion de « moralité », ils n’appartiennent pas encore au domaine des jugements moraux – ils sont alors encore en marge de la morale. À la plus belle époque de Rome, par exemple, un acte charitable n’est qualifié ni de bon ni de mauvais, ni de moral ou d’immoral ; et si on le loue, il entre dans cet éloge une sorte d’agacement et de mépris, pour peu qu’on le mette en balance avec un acte qui serve les intérêts de l’ensemble, de la res publica. En fin de compte, « l’amour du prochain » est toujours quelque chose d’accessoire, en partie conventionnel et quasi arbitraire, si on le compare à la peur du prochain. Une fois que la structure de la société semble solidement établie et suffisamment protégée contre les dangers extérieurs, cette crainte du prochain ouvre de nouvelles perspectives aux jugements moraux. Des instincts puissants et dangereux tels que le goût de l’initiative, la folle témérité, le besoin de vengeance, la rouerie, la soif de rapine, l’avidité de domination, avaient alors été non seulement honorés – naturellement sous d’autres noms – dans la mesure où ils étaient utiles à la collectivité, mais cultivés et fortifiés, car on en avait continuellement besoin lorsque les ennemis de la communauté mettaient celle-ci en danger ; on en ressent désormais doublement le caractère dangereux, maintenant qu’ils n’ont plus d’exutoire, et progressivement ils paraissent immoraux, on les stigmatise, on les livre à la calomnie. C’est le moment où les instincts et les penchants opposés accèdent aux honneurs de la morale : l’instinct du troupeau tire, une à une, ses conséquences. Y a-t-il dans une opinion, un état, une passion, une volonté, un don naturel, du danger pour la communauté et pour l’égalité ? Telle est désormais la perspective de la morale : une fois de plus, la crainte est mère de la morale. Les instincts les plus forts et les plus hauts, qui explosent avec passion, qui emportent l’individu bien au-dessus de la moyenne et des marécages de la conscience grégaire, ruinent l’amour-propre de la communauté, sa foi en elle-même, lui cassent les reins pour ainsi dire : ces instincts-là, il faudra donc les flétrir et les calomnier. La haute et libre spiritualité, la volonté d’indépendance, la majestueuse raison sont déjà ressenties comme des dangers ; tout ce qui élève l’individu au-dessus du troupeau et apeure le prochain, voilà ce que désormais on appelle le mal, tandis que les sentiments modestes, humbles, conformistes et respectueux de l’égalité, la médiocrité des désirs, sont honorés et salués comme moraux.

Finalement, dans les périodes de longue et profonde paix, on a de moins en moins l’occasion et l’obligation de former ses sentiments à la sévérité et à la dureté ; dès lors, cette sévérité, même dans la justice, commence à importuner les consciences ; on est presque offensé par l’altier et dur aristocrate qui revendique la responsabilité de soi et de ses actes, il éveille la méfiance : « l’agneau », et plus encore le « mouton bêlant », gagnent en considération. Il y a dans l’histoire un point de ramollissement maladif et de déliquescence où la société va jusqu’à prendre parti, sérieusement et sincèrement, pour celui qui la lèse, pour le criminel. Punir lui semble en quelque sorte injuste – à tout le moins l’idée de « punition » et « d’obligation de punir » la fait souffrir et l’effraie. « Ne suffit-il pas de le mettre hors d’état de nuire ? À quoi bon le punir par surcroît ? Punir est une chose épouvantable ! » Ainsi la morale du troupeau, la morale de la peur, tire-t-elle ses dernières conséquences. À supposer que l’on puisse abolir le danger, la raison de craindre, on aurait par là-même aboli cette morale : elle ne serait plus nécessaire, elle-même ne se tiendrait plus pour nécessaire ! Si on scrute la conscience de l’Européen moderne, c’est toujours le même impératif qu’on débusquera des mille replis et recoins de la moralité, l’impératif de la peur du troupeau : « Nous voulons qu’un jour il n’y ait enfin plus rien à craindre ! » Un jour, un beau jour – la volonté et le chemin qui y mènent, voilà ce que partout en Europe on appelle aujourd’hui le « progrès ».

 

Bien qu’il se présente sous la forme de deux paragraphes, ce texte est clairement divisé en trois parties, correspondant aux trois époques successives d’une certaine histoire. Ce qui fait l’unité de cette histoire nous est indiqué par les termes « morale », « moralité », « jugements moraux », ainsi que par les termes « communauté », « société », « collectivité » et surtout « troupeau ». L’objet de notre texte, c’est la « morale du troupeau ». Toute morale est une « morale de ... » : il n’y aurait aucun sens, selon Nietzsche, à parler de « la morale » tout court, à disserter sur ce qui est jugé bon ou mauvais, sur ce qui mérite l’éloge ou le blâme, sans se demander « qui » évalue positivement ou négativement, « qui » distribue la louange ou la réprobation. Cela revient à se demander qui a intérêt, et un intérêt vital, à porter de tels jugements. Pour un esprit purement contemplatif et désintéressé, pour un esprit se bornant à décrire objectivement ce qui est, rien ne serait jamais ni moral ni immoral, tout baignerait dans la même innocence. On ne peut comprendre les appréciations morales qu’en les rapportant à la « perspective » déformante que prend, sur la réalité, un être doté de besoins, d’instincts, un être soucieux par conséquent de favoriser ce qui le sert et de déprécier ce qui lui nuit, bref un être vivant. C’est une des raisons pour lesquelles, désirant montrer dans ce passage quels sont les jugements moraux que l’être humain est incité à porter quand il n’est rien d’autre qu’un membre anonyme de la collectivité, Nietzsche privilégie le terme « troupeau » : désigner de ce nom la société humaine, traiter l’homme comme un animal grégaire, c’est mettre en avant le caractère biologique d’une communauté fondée avant tout sur des instincts. Mais le mot « troupeau » possède également, quand on l’applique à l’humanité, une connotation péjorative qui n’est pas absente du texte. Comparée à d’autres morales, en particulier aux évaluations qui expriment la perspective vitale de l’individu solitaire, la morale du troupeau n’est certainement pas, aux yeux de Nietzsche, celle qui cultive nos plus hautes possibilités : elle mérite donc d’être critiquée. Encore faut-il commencer par établir qu’elle n’est « qu’une » morale et non « la » morale, comme elle le prétend et comme on le croit communément en « Europe ». Il est alors nécessaire d’enseigner à « l’Européen moderne » la véritable histoire de sa morale, de lui apprendre d’où elle vient réellement, et où elle va.

Mais justement, dira-t-on peut-être, comment la morale du troupeau pourrait-elle avoir une histoire telle que celle qu’expose le texte, une histoire dans laquelle, d’une époque à l’autre, les « actes », « instincts », « penchants » ou « sentiments » qui étaient auparavant des objets « d’agacement et de mépris » se trouvent par la suite désignés « du nom honorifique de vertus », alors qu’inversement on « stigmatise », on « livre à la calomnie » », ceux qui, autrefois, étaient « honorés », « cultivés », « fortifiés » ? Comment sont possibles de telles révolutions dans la façon de juger, de tels renversements de la hiérarchie des valeurs, alors que c’est toujours le même être vivant qui évalue et qu’en outre cet être vivant est toujours guidé par le même impératif vital : la « peur ». Car c’est bien la peur qui fait de l’homme un animal de troupeau. Tout au long de son histoire, donc de la première à la dernière ligne du texte, la morale du troupeau est une « morale de la peur » : les deux expressions sont manifestement synonymes dans l’esprit de Nietzsche. Le troupeau blâme systématiquement le comportement qui lui inspire de la « crainte », qui « l’effraye », qui représente pour lui un « danger », il loue systématiquement le comportement qui lui est « utile », dont il a « besoin », à savoir le comportement qui le rassure. Comment comprendre alors, demandera-t-on, qu’à un certain moment la peur inspire au troupeau une évaluation opposée à celle qu’elle lui inspirait auparavant ? Comment en vient-il à estimer dangereuses, donc dignes d’être condamnées, des conduites qu’à une époque antérieure il encourageait parce qu’elles lui apparaissaient précisément comme des protections contre le danger ?

Il faut attendre la seconde moitié du premier paragraphe pour trouver la réponse à cette question. Dans les lignes qui précèdent, Nietzsche a décrit la première époque de l’histoire de la morale, la première évaluation que la peur ait dictée au troupeau. N’étant précédée par rien, n’ayant aucune évaluation antérieure à laquelle s’opposer, cette morale primitive de la collectivité est une morale guerrière, « précisément et exclusivement » dirigée contre des « dangers extérieurs », contre les « ennemis » de la communauté, ceux qui menacent son « maintien ». Or la guerre rend les combattant identiques, elle force chacun à être l’ennemi de son ennemi, à répondre au danger en devenant lui-même un danger. Ce que le troupeau apeuré doit honorer en premier chez ses défenseurs, c’est exactement ce qu’il redoute de la part de ses ennemis, ce sont les « instincts puissants et dangereux, tels que le goût de l’initiative, la folle témérité, le besoin de vengeance, la rouerie, la soif de rapine, l’avidité de domination ». Loin de célébrer ce qui lui est propre, loin de se proposer en modèle, l’animal de troupeau exalte d’abord les instincts qu’il n’a pas, les instincts qu’on ne trouve que chez des individus d’exception. À son commencement, la morale grégaire n’a encore justement rien de grégaire, elle est inégalitaire, aristocratique. Cette première morale qui s’est imposée au troupeau, Nietzsche explique ensuite pourquoi et comment le même troupeau va la combattre pour enfin former la sienne : quand, grâce aux pulsions belliqueuses qu’il a encouragées, il est parvenu à conjurer la menace qui pesait sur lui, quand « la structure de la société » est « solidement établie et suffisamment protégée contre les dangers extérieurs ». Maintenant qu’ils « n’ont plus d’exutoire », c’est à l’intérieur de la communauté que risquent de s’exprimer tous les instincts qui ont assuré cette protection. Ceux qui, dans le troupeau, comptaient sur eux, et principalement sur leur « caractère dangereux », pour contenir un autre danger venu d’ailleurs, c’est « doublement » qu’à présent ils ressentent ce caractère dangereux, devenu pour eux comme une menace intime. Le troupeau a peur désormais de ce qui, hier, apaisait sa peur : « progressivement », note Nietzsche, les instincts autrefois honorés « paraissent immoraux, on les stigmatise, on les livre à la calomnie ». La crainte est donc toujours, après comme avant, « la mère de la morale », mais la seconde morale qu’elle engendre n’est pas seulement différente de la première : elle s’y oppose expressément.

Une objection vient toutefois à l’esprit. Quelle que soit l’époque, dira-t-on, la communauté humaine doit toujours se prémunir à la fois contre des dangers extérieurs et des dangers intérieurs. Même si une société guerrière doit évidemment cultiver les instincts belliqueux, elle ne peut se permettre, sans menacer sa propre cohésion, de ne cultiver qu’eux, de condamner systématiquement les instincts opposés, de proscrire entre ses membres, les nécessaires pratiques « de pitié, d’équité, de douceur, de réciprocité dans l’assistance ». Nietzsche en convient : ces tendances charitables et égalitaires ont toujours été encouragées et même louées, admet-il, y compris dans les communautés les plus guerrières, « à la plus belle époque de Rome » par exemple. Pour autant, ajoute-t-il, s’il est vrai qu’à l’époque où les instincts agressifs sont glorifiés on apprécie en même temps l’utilité des instincts pacifiques, seule la première de ces évaluations constitue proprement la « morale » de l’époque : l’autre se situe alors « en marge de la morale ». Pourquoi ? Parce que tout ce qui est estimé bon ou mauvais ne relève pas du « domaine des jugements moraux » : n’appartiennent à ce domaine que les jugements qui déforment, travestissent, fardent ou noircissent la réalité pour obéir à l’impulsion conquérante d’une certaine force vitale. « À la plus belle époque de Rome », honorer les instincts agressifs tels que la « soif de rapine » ou « l’avidité de domination » constitue bel et bien une « morale » dans la mesure où ces instincts sont alors honorés « sous d’autres noms », en recourant à des termes qui, au lieu de décrire froidement leur réalité, les anoblissent en vertu de l’admiration qu’on leur porte : on parle alors plutôt de « bravoure », de « vaillance », etc. Or il n’y a rien de semblable dans l’approbation que suscitent, à la même époque, les instincts permettant aux membres du troupeau de coexister sans trop de heurts. Loin d’enjoliver la réalité de ces instincts et des actions charitables qu’ils entraînent, l’éloge qu’on leur adresse repose sur la conscience lucide de ce qu’ils sont : rien de plus qu’une nécessité « accessoire », à laquelle la communauté doit se plier pour que soient possibles d’autres actions, celles qui méritent vraiment l’admiration. C’est pourquoi il entre dans cet éloge, affirme Nietzsche, « une sorte d’agacement et de mépris ».

Mais quand le troupeau en vient à redouter plus que tout les instincts belliqueux sur lesquels il comptait auparavant pour se protéger, cela devient pour lui un impératif majeur que de cultiver et d’encourager, contre eux, la « pitié », « l’équité » et la « douceur ». Le jugement positif qu’il porte désormais sur ces sentiments et ces comportements, regroupés sous le terme « amour du prochain », cesse d’être un simple consentement à contrecœur : ce jugement n’est plus « en marge », il relève maintenant de la morale, d’un mensonge vital, d’un travestissement avantageux de la vérité. La « morale de l’amour du prochain », deuxième époque de l’histoire de la morale, va ainsi désigner « du nom honorifique de vertus » les instincts de coexistence qu’autrefois on tolérait tout en les méprisant. Par rapport à la morale antérieure, qui se bornait à embellir quelque peu la réalité en qualifiant par exemple de « chevaleresque » la pure et simple inconscience du danger, cette nouvelle falsification est plus subtile et surtout bien plus profonde. La modération à laquelle les membres du troupeau apeuré sont inéluctablement condamnés à cause de leur faiblesse est présentée comme une « vertu », autrement dit comme une force d’âme. On salue comme méritoires les seuls sentiments que l’homme grégaire soit capable d’éprouver, à savoir des sentiments «  modestes, humbles, conformistes et respectueux de l’égalité ». Faisant gloire aux impuissants de ne pas exercer la puissance qu’ils n’ont pas, la morale du troupeau se donne du même coup le droit d’exiger des autres qu’ils retiennent la puissance qu’ils ont et ne peuvent s’empêcher d’exercer, les rendant ainsi coupables d’être ce qu’ils sont. Tel est le véritable sens de l’égalitarisme selon Nietzsche : «  Entre les forts et nous, disent les faibles, la différence ne vient pas de ce qu’ils nous seraient supérieurs, mais de ce qu’ils sont méchants alors que nous sommes bons ». À l’époque antérieure, lorsque l’évaluation des êtres était guidée par la nécessité d’encourager les « instincts puissants et dangereux », lorsque la seule réprimande infligée aux instincts opposés consistait à les mépriser, il n’y avait pas de « méchants ». Les seuls ennemis que le troupeau connaissait étaient ses ennemis au sens guerrier du terme, parfaitement identiques à ses défenseurs, donc aussi admirables qu’eux. Le « méchant » est l’invention majeure de la morale quand elle devient effectivement grégaire. C’est encore l’ennemi, mais au sens purement moral du terme : le représentant d’une échelle de valeurs que le troupeau doit disqualifier pour se rassurer sur la sienne. Car ce que craint à présent la communauté humaine, ce n’est plus tellement ce qui menace sa sécurité, c’est plutôt ce qui, littéralement, la « démoralise », ce qui nargue sa bonne conscience, ce qui ruine son « amour-propre », sa « foi en elle-même ». Or de quelle arme dispose-t-elle contre tout ce que « désormais on appelle le mal », à savoir « la haute et libre spiritualité, la volonté d’indépendance, la majestueuse raison » ? De la seule arme qu’une morale puisse fournir, de la déformation du réel, mais cette fois d’une déformation qui noircit l’image de l’ennemi, le discrédite, le caricature : « ces instincts-là, il faudra donc les flétrir et les calomnier ».

À la fin du premier paragraphe, Nietzsche estime avoir montré comment, au cours de l’histoire, l’instinct du troupeau est parvenu, en tirant « une à une ses conséquences », à cette « morale de l’amour du prochain » que l’on tend à considérer, en Europe, comme étant « la » morale, la seule. Il estime du même coup avoir prouvé que cette morale n’est justement pas la seule, qu’on ne peut la comprendre sans la référer à une morale antérieure, qu’elle n’est rien d’autre, au fond, qu’une dévalorisation systématique de ce qui était auparavant valorisé. Pour autant, on aurait tort de croire que la façon dont le troupeau évalue en bien ou en mal les comportements humains constitue une morale parmi d’autres, et comparable aux autres. Du fait qu’elle est guidée par la peur, la morale grégaire s’oppose à toutes les autres, prises en bloc. Par principe, en effet, toutes ces morales rejettent le « nihilisme », l’idée selon laquelle « tout se vaut », elles enseignent toutes qu’il ne revient pas au même de vivre d’une façon ou d’une autre, que certaines formes de vie sont plus élevées, plus nobles, d’autres si basses que la mort leur est préférable. Or la peur est incompatible avec cette hiérarchie des formes de vie : se laisser guider par sa peur, c’est proclamer que sa vie, quelle qu’elle soit, aussi pauvre et indigne soit-elle, est précieuse, c’est soutenir que n’importe quelle vie vaut toujours mieux que la mort et doit donc être protégée à tout prix. Si la peur de l’homme grégaire lui inspire, ainsi qu’on l’a vu, des évaluations positives et négatives, donc quelque chose qui ressemble malgré tout à une morale, ce n’est pas pour se développer, pour se perpétuer. L’unique objectif d’une « morale de la peur » ne peut être au contraire que de supprimer la peur, de parvenir à un état où l’on n’aurait enfin « plus rien à craindre », où cette morale, par conséquent, pourrait disparaître : « elle ne serait plus nécessaire, elle-même ne se tiendrait plus pour nécessaire ! » Complètement délivré de sa peur, l’animal de troupeau serait alors délivré du même coup du besoin de juger, d’évaluer, de louer certaines choses, d’en blâmer d’autres, bref d’accomplir les actes qui distinguent le plus sûrement, aux yeux de Nietzsche, l’être vivant d’une chose inerte.

Si la morale grégaire qui règne en Europe débouchait « un beau jour » sur un tel nihilisme, ce jour marquerait, selon Nietzsche, la fin de son histoire, la fin de l’histoire racontée dans le texte. Encore faut-il que l’homme grégaire soit délivré, non de telle ou telle forme de peur, mais de toute forme de peur. Rappelons qu’autrefois, lorsque le troupeau parvint, grâce à une morale encourageant les instincts agressifs, à ne plus craindre la destruction de la communauté par ses ennemis, ces instincts agressifs eux-mêmes devinrent pour lui une nouvelle source de crainte, imposant la nécessité d’une nouvelle morale : ce n’était pas la fin de l’histoire, seulement la fin d’une époque. Or qu’en est-il à présent ? Ce qui caractérise l’Europe moderne, soutient Nietzsche, c’est qu’à force de stigmatiser les « méchants », à force de leur faire honte de ce qu’ils sont, le troupeau a réussi à les rendre si inoffensifs qu’il a « de moins en moins l’occasion et l’obligation de former ses sentiments à la sévérité et à la dureté », lesquelles commencent à « importuner les consciences ». S’agit-il cette fois de la fin de l’histoire ? Cessant de craindre ses ennemis intérieurs comme il a cessé autrefois de craindre ses ennemis extérieurs, le troupeau est-il désormais délivré de toute forme de peur, donc de toute morale ? Ou bien s’agit-il encore de la fin d’une époque, du commencement d’une nouvelle, ainsi qu’on le croit « partout en Europe », où l’on salue comme un « progrès » moral le fait que la société prenne désormais parti, « sérieusement et sincèrement, pour celui qui la lèse » ? Selon les critères de Nietzsche, on peut parler de nouvelle époque quand apparaît un nouveau visage de la peur, plus précisément quand le troupeau prend peur de ce qui lui permettait auparavant de conjurer sa peur. En un certain sens, c’est le cas ici : ce qui « effraye » à présent l’homme grégaire, ce n’est plus le coupable dont il noircissait l’image pour justifier son besoin de punir, c’est l’idée de punition elle-même, c’est « l’obligation de punir » : punir est devenu pour lui « une chose épouvantable ». Loin de pouvoir engendrer une nouvelle morale, une nouvelle façon de juger, cette nouvelle peur est donc une peur de juger, une peur que l’animal de troupeau dissipera facilement pour peu qu’il renonce à déformer la plate réalité, à lui donner du relief en mettant en valeur ceci, en déconsidérant cela, bref pour peu qu’il renonce à être vivant. La morale de la peur s’achève ainsi en peur de la morale, en répulsion d’évaluer, de la part d’une société atteignant le point suprême « de ramollissement maladif et de déliquescence ». On comprend alors pourquoi Nietzsche, ayant consacré un long paragraphe à montrer comment le troupeau tire « une à une les conséquences » morales de la peur, est revenu à la ligne, rompant la continuité du récit, pour exposer les « dernières » de ces conséquences. Nous sommes bien à la fin de l’histoire.

 

          En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

               - Nietzsche : Petits agneaux et grands oiseaux de proie

          Dans le chapitre « Explications de textes » :

               - Nietzsche : La volonté et le temps

               - Diderot : La morale des aveugles

               - Hegel : Héros et valet de chambre

               - Hume : Le jugement moral

               - Kant : Le « type » de la loi morale

          Et dans le chapitre « Notions » :

               - Le Mal

               - Le Progrès

               - La Responsabilité

 

BIBLIOGRAPHIE

Emmanuel SALANSKIS, Nietzsche, Paris, Les Belles Lettres, Coll. « Figures du savoir », 2015

 

 

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