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HUSSERL: L'intentionnalité
HUSSERL : L’INTENTIONNALITÉ
Méditations cartésiennes, Deuxième méditation, § 14
Traduction de Gabrielle Peiffer et Emmanuel Lévinas
Paris, Éd. Vrin, Coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2001, p. 64-65
Il est une chose que l’épochè concernant l’existence du monde ne saurait changer : c’est que les multiples cogitationes qui se rapportent au « monde » portent en elles-mêmes ce rapport ; ainsi, par exemple, la perception de cette table est, avant comme après, perception de cette table. Ainsi, tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l’attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l’attitude naturelle. Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l’ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout cogito, ou encore tout état de conscience, « vise » quelque chose, et qu’il porte en lui-même, en tant que « visé » (en tant qu’objet d’une intention), son cogitatum respectif. Chaque cogito, du reste, le fait à sa manière. La perception de la maison « vise » (se rapporte à) une maison – ou plus exactement telle maison individuelle – de la manière perceptive ; le souvenir de la maison « vise » la maison comme souvenir ; l’imagination, comme image ; un jugement prédicatif ayant pour objet la maison « placée là devant moi » la vise de la façon propre au jugement prédicatif ; un jugement de valeur surajouté la viserait encore à sa manière, et ainsi de suite. Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même.
Les premiers mots de ce passage se réfèrent à une décision prise par Husserl quelques pages auparavant, la décision de pratiquer « l’épochè concernant l’existence du monde ». Dans son usage philosophique, le mot grec épochè, qui signifiait à l’origine « arrêt », « cessation », a pris le sens de « suspension du jugement ». Notre texte commence donc après que Husserl ait décidé de suspendre le jugement qu’il portait jusque-là sur « l’existence du monde ». Quel jugement ? Celui qui, sans que nous ayons même à le formuler, est spontanément le nôtre, celui qui caractérise ce que le texte, quelques lignes plus loin, nomme notre « attitude naturelle » : naturellement, nous affirmons sans réserve l’existence du monde, nous y croyons. Que veut dire « suspendre » ce jugement, cette affirmation, cette croyance ? Husserl ne propose pas de soutenir le jugement contraire, de nier le monde, de croire à sa non-existence. Ce que j’oppose exactement à l’attitude naturelle, précise-t-il ici, c’est mon « abstention ». Le monde est toujours là, mais comme je cesse de croire à son existence il ne fait que m’apparaître, comme un pur phénomène. Ma tendance à poser l’existence de ce phénomène n’a pas disparu non plus, mais au lieu de l’effectuer je la maintiens à distance, « entre parenthèses » pour ainsi dire, ce qui me permet de la décrire, de l’analyser, de découvrir son sens, substituant ainsi, à l’attitude naturelle irréfléchie, « l’attitude transcendantale » qu’exige la philosophie. Cette substitution n’est toutefois possible que parce que quelque chose échappe nécessairement à l’épochè, à savoir le « moi » qui pratique l’épochè. Au moment même où le penseur peut se permettre de suspendre son jugement sur l’existence du monde, des choses, de tous les objets de ses pensées, il comprend l’impossibilité de le suspendre également sur sa propre existence ou celle de ses pensées : il découvre que cette existence se distingue radicalement de celle du monde parce qu’elle est indubitable. Comme l’attitude naturelle, l’attitude transcendantale est donc celle d’un « moi » : mais au lieu d’être l’attitude d’un « moi » vivant dans le monde, d’un être humain distinct des autres êtres humains par sa psychologie, c’est l’attitude d’un « moi » désengagé, dépourvu de psychologie, de personnalité, d’un pur « je pense » : c’est, écrit Husserl en empruntant cette fois au latin, l’attitude de « l’ego cogito transcendantal ».
Voilà ce qui a été établi au moment où le texte commence, au moment où Husserl annonce « qu’il est une chose » que l’épochè concernant l’existence du monde « ne saurait changer ». Compte tenu de ce qui vient d’être dit sur la fonction assignée à la suspension du jugement, sur le changement complet d’attitude que cette suspension est censée provoquer, il est permis de se demander ce qui peut bien demeurer identique « après comme avant », « quelque abstention que je fasse » : quelle est donc cette « chose » indifférente au passage de l’attitude naturelle à l’attitude transcendantale ? La réponse de Husserl est susceptible, en un sens, de renforcer encore notre étonnement : ce qui ne change pas, déclare-t-il, ce qui était vrai avant l’épochè et sera toujours vrai après elle, « c’est que les multiples cogitationes [les multiples pensées, les multiples état de conscience] qui se rapportent au ‘monde’ portent en elles-mêmes ce rapport ». Or nous pouvions croire, avant de lire ces lignes, que si quelque chose doit changer avec l’épochè, c’est précisément le « rapport » entre la conscience et le monde. Avant l’épochè, aurions-nous dit, la conscience est attachée au monde : son existence lui semble indissociable de l’existence des choses. Qu’est-ce que l’épochè, aurions-nous ajouté, sinon la rupture entre une conscience dont l’existence est la seule chose indubitable et un monde réduit au statut de pur phénomène ? Mais cette façon de voir est une erreur, l’erreur que Husserl entend justement corriger ici.
En quoi consiste cette erreur ? Nous nous représentons le rapport entre la conscience et le monde comme s’il s’agissait d’un rapport entre deux choses. Dans ce dernier cas, trois termes sont en jeu : la première chose (A), la seconde chose (B) et le rapport (C) qui s’établit entre elles. Mais ce schéma est inapplicable à un état de conscience, à une pensée, quelle qu’elle soit. Il est par exemple inapplicable à une perception, comme le montre Husserl en une phrase qui a l’air d’une pure tautologie, à un détail près : « la perception de cette table », écrit-il, est « perception de cette table ». Il serait absurde de prétendre que la perception d’une table met en jeu trois termes, la perception (A), la table (B) et le rapport (C) qui s’établit entre elles, rapport exprimé par la préposition « de ». Cela reviendrait à imaginer une perception qui ne serait que « perception » avant d’être « perception de quelque chose », une perception « tout court » en quelque sorte. Mais seule une « chose » peut être ce qu’elle est « tout court » : cela est impossible par principe à une perception, précisément parce qu’une perception n’est pas une chose, mais une des « multiples cogitationes », et qu’au même titre que toutes les cogitationes elle « porte en elle-même » son rapport au monde, si bien qu’on ne saurait la dissocier de ce rapport, et pas davantage dissocier le mot « perception » de la préposition « de », ce que Husserl exprime en soulignant cette préposition. Il n’y a pas trois termes dans la perception d’une table, il n’y en a même pas deux, il n’y en a qu’un, qui est d’emblée, indivisiblement, « perception de cette table ».
Ce qui est vrai de la perception est vrai de « tout état de conscience en général » : quel qu’il soit, il est « en lui-même conscience de quelque chose », écrit Husserl. Cet usage de l’expression « en lui-même » est remarquable. Au lieu de désigner ce que l’état de conscience « est » avant d’être mis en rapport avec ceci ou cela, au lieu d’évoquer une sorte d’intériorité substantielle, « en lui-même » signifie au contraire ici qu’un état de conscience n’a justement pas d’intériorité, puisque son seul « en soi » est de se rapporter à ce qu’il n’est pas, à autre chose que lui. S’il n’en était pas ainsi, si la conscience humaine était dotée « en elle-même » d’une nature propre et ne se trouvait liée qu’accessoirement aux choses du monde, Husserl ne pourrait certainement pas dire que l’épochè ne change rien. Réduisant toutes les choses à n’être que des phénomènes, ne laissant subsister comme existant que notre « moi » tel qu’il est « en lui-même », le passage de l’attitude naturelle à l’attitude transcendantale se traduirait alors par une restriction drastique du champ de l’expérience. Mais il n’en est rien. La conscience n’est pas plus condamnée à la solitude après l’épochè qu’avant elle, elle est toujours conscience « de » quelque chose, « quoi qu’il en soit de l’existence réelle » du quelque chose en question. S’il est permis d’utiliser ici le mot « réduction », c’est en un tout autre sens, au sens non restrictif où l’on parle de « réduire à l’essentiel » quand on veut éliminer ce qui est en trop. Voilà exactement, selon Husserl, ce que fait celui qui met entre parenthèses sa confiance spontanée dans l’existence des choses. Loin d’amoindrir son rapport au monde, cette neutralisation met au jour la vérité de ce rapport. Il découvre enfin ce qu’exprimait sa croyance naturelle, la raison pour laquelle il se sentait irrésistiblement voué au monde, attaché aux choses. Mais il comprend du même coup que cette croyance était superflue puisque c’est depuis toujours à sa conscience, et non au monde, qu’il doit d’être voué au monde et attaché aux choses. Telle est la réduction que Husserl qualifie de « phénoménologique » : réduction non restrictive, réduction à l’essentiel.
Déjà établi au commencement de notre texte, le principe fondamental de la réduction phénoménologique est que la seule existence indubitable est celle du moi, de l’ego cogito. Ce principe est toutefois mal compris si on voit en lui une raison d’isoler le moi, îlot de certitude, d’un monde purement phénoménal, de le borner à son être conscient comme si la conscience pouvait être conscience sans être, précisément, conscience de ce monde phénoménal. La véritable réduction nous impose donc, paradoxalement, « d’élargir le contenu de l’ego cogito transcendantal », du moins de l’élargir par rapport à l’idée trompeuse que nous pouvions en avoir avant de comprendre que « tout cogito ou encore tout état de conscience ‘vise’ quelque chose », qu’il n’est rien d’autre que cette visée, et qu’en conséquence c’est « en lui-même » qu’il porte le génitif appelé par la préposition « de », à savoir son « visé » propre, « son cogitatum respectif ».
Le dernier mot cité, l’adjectif « respectif », mérite une attention particulière. Que tout état de conscience vise quelque chose, qu’il ne soit rien en dehors de cette visée, nous savons que cela est vrai aussi bien dans l’attitude naturelle que dans l’attitude transcendantale. Mais nous savons également que l’attitude naturelle tend à recouvrir, à obscurcir cette vérité. Tant que nous ne suspendons pas notre affirmation spontanée de l’existence du monde, par exemple de l’existence de cette maison, nous sommes tentés de penser que c’est la même maison, la maison existante, que nous percevons quand nous sommes devant elle, que nous imaginons quand nous n’y sommes plus, dont nous nous souvenons plus tard, etc. Ces trois appréhensions différentes d’un objet supposé identique nous paraissent alors comparables, d’où l’idée courante selon laquelle l’imagination et le souvenir seraient plus trompeurs que la perception. Grâce à l’épochè, nous comprenons que c’est à partir de la conscience, leur unique foyer, que rayonnent la perception, l’imagination et le souvenir, chacune de ces visées portant le « visé » qui lui est propre et le visant d’une manière spécifique. La « perception », par exemple, se rapporte à ce qu’elle vise « de la manière perceptive ». Elle vise la maison en tant qu’objet « réel », épais, consistant, ce qui la distingue radicalement, sans confusion possible, de « l’imagination », laquelle vise au contraire la maison « comme image » dépourvue d’épaisseur et de consistance. Ayant réduit le monde à un statut purement phénoménal, nous comprenons en outre que chacune de ces visées se rapporte à un phénomène distinct, à une façon déterminée d’apparaître, de se donner. La maison que je perçois ne peut jamais, par principe, m’apparaître intégralement, dans une appréhension achevée : elle se donne par esquisses successives, selon la perspective que je prends sur elle ; la maison que j’imagine se livre au contraire tout entière dès le premier regard. Et ce qui est vrai de la perception et de l’imagination est vrai, affirme Husserl, de tous les actes de la conscience, du « souvenir », du « jugement prédicatif », du « jugement de valeur », etc. C’est « à sa manière » que « chaque cogito » vise ce qu’il vise, et c’est, corrélativement, « à sa manière » que chaque cogitatum visé apparaît. Quand nous mettons entre parenthèses notre croyance à l’existence du monde, notre description de nos différents rapports avec lui devient ainsi bien plus riche et bien plus fine.
La perception « vise » donc le perceptible à sa manière, la mémoire « vise » le souvenir à la sienne, c’est également à sa manière que l’imagination « vise » l’image, à sa manière que le jugement « vise » le jugé, « et ainsi de suite » écrit Husserl. Cette dernière formule suggère que nous pouvons continuer dans cette voie, varier autant que nous le souhaitons le type d’état de conscience, nous aurons à chaque fois une visée différente dans sa « manière », mais toujours nécessairement, en tant qu’élément invariant de cette variation, une visée. Il ne peut en être autrement. Quiconque prétendrait découvrir un état de conscience échappant à cette loi prouverait du même coup que ce n’est pas un état de conscience qu’il a découvert. Réciproquement, si on nous parle d’une entité telle que le verbe « viser » est requis pour définir ce qu’elle a de spécifique, nous savons d’emblée que cette entité ne peut être qu’un état de conscience. Le verbe « viser » dénote ainsi ce que Husserl appelle ici la « particularité foncière et générale » de la conscience. C’est une « particularité », puisqu’en dehors de la conscience rien d’autre ne saurait être défini ainsi, mais une particularité « générale » puisqu’elle définit, sans la moindre exception, tout ce qui relève de la conscience, et surtout une particularité « foncière », puisque la généralité en question est une prescription d’essence. C’est l’essence de la conscience que de viser ce qu’elle n’est pas, « d’être conscience de quelque chose ». Cette essence de la conscience à laquelle tout notre texte est consacré, Husserl attend les dernières lignes pour lui donner son nom, le nom que l’histoire retiendra : « l’intentionnalité ».
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Husserl : Entre parenthèses
Dans le chapitre "Conférences":
- La preuve ontologique
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Husserl : L’expérience d’autrui
Et dans le chapitre "Notions":
- L'Existence
- L'Imaginaire
- Le Jugement
- Le Phénomène
BIBLIOGRAPHIE
Jacques ENGLISH, Sur l'intentionnalité et ses modes, Paris, Ed. P.U.F., Coll. "Epiméthée", 2006
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