HUME: Le jugement moral

HUME : LE JUGEMENT MORAL

Traité de la nature humaine, Livre III, Première partie, Section 1

dans « Hume, La morale, Traité de la nature humaine III »,

Traduction de Philippe Saltel

Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 61-62

 

De tous les crimes horribles dont des créatures humaines sont capables, le plus horrible et le plus contre-nature est l’ingratitude, particulièrement lorsqu’on le commet contre ses parents et lorsqu’il se mêle aux crimes plus flagrants que sont les blessures et la mort. Tous les hommes le reconnaissent, les philosophes aussi bien que le peuple ; c’est seulement entre philosophes que surgit la question de savoir si la culpabilité ou la monstruosité morale de cet acte se découvrent par un raisonnement démonstratif ou s’éprouvent par un sens interne et au moyen d’un certain sentiment que suscite naturellement la réflexion sur un tel geste. On tranchera vite cette question au détriment de la première opinion si nous pouvons montrer des relations identiques en d’autres objets sans que les accompagne la notion d’une culpabilité ou d’une injustice quelconques. La raison ou la science ne sont rien que la comparaison des idées et la mise à jour de leurs relations ; et si des relations identiques ont des caractères différents, il doit évidemment s’ensuivre que ces caractères ne sont pas découverts uniquement par la raison. Par conséquent, pour conduire la question jusqu’à cette épreuve, choisissons au hasard un objet inanimé, tel un chêne ou un orme, et supposons qu’en laissant tomber ses graines il fasse naître un jeune arbre à son côté, lequel, grandissant peu à peu, finisse par dépasser et détruire son géniteur. Aurais-je omis, dans cet exemple, une relation que l’on peut découvrir dans le parricide ou dans l’ingratitude ? Le premier arbre n’est-il pas la cause de l’existence de l’autre, et celui-ci la cause de la destruction du premier, comme lorsqu’un enfant tue son père ? Il ne suffit pas de répliquer qu’un choix ou la volonté font défaut. Car dans le cas du parricide, une volonté ne fait pas naître de relations différentes, mais elle n’est que la cause d’où procède l’action, et par suite produit les mêmes relations que celles qui viennent d’autres principes pour l’orme ou le chêne. C’est une volonté ou un choix qui déterminent un homme à tuer son père, et ce sont les lois de la matière et du mouvement qui déterminent un jeune arbre à détruire le chêne dont il provient. Ici, donc, les mêmes relations ont des causes différentes, mais elles sont toujours les mêmes. Puisque leur découverte ne s’accompagne pas dans les deux cas d’une idée d’immoralité, il suit que cette idée ne provient pas d’une découverte de cette sorte.

 

Hume propose dans ce texte une « épreuve », une expérience pourrait-on dire : expérience philosophique, expérience de pensée, mais surtout expérience cruciale, conçue pour « trancher » sans appel entre deux hypothèses concurrentes, deux explications possibles, mais incompatibles, de la même réalité, pour rejeter définitivement l’une de ces explications et ne garder que l’autre. Trois conditions doivent être remplies pour qu’une expérience de ce genre soit probante. Il faut d’abord que la chose à expliquer soit bien établie, universellement reconnue, qu’il n’y ait d’incertitude que sur la façon de l’expliquer, non sur sa réalité. Il faut ensuite que les deux hypothèses concurrentes soient l’une et l’autre assez plausibles, dans leur prétention explicative, pour qu’aucune ne puisse être disqualifiée d’emblée, avant tout examen. Mais il faut enfin, et c’est le plus important, qu’un critère discriminant permette malgré tout de différencier les deux hypothèses eu égard à la prétention qui leur est commune, de prouver que cette prétention est fondée dans un cas, infondée dans l’autre. Notre tâche sera d’étudier la façon dont Hume satisfait ici ces trois exigences.

Puisque l’objet du texte est de trancher entre deux explications adverses de la même chose, le premier impératif est de déterminer la nature de la chose en question. Or il ne s’agit justement pas d’une « chose » au sens usuel de ce terme. Certes, les premières lignes évoquent un certain fait, ou plutôt un certain ensemble caractéristique de faits, ceux que nous désignons par le mot « crimes », Hume précisant que les crimes auxquels il pense sont ceux qui relèvent de « l’ingratitude » (terme manifestement plus fort sous sa plume que dans notre usage ordinaire), en particulier l’ingratitude d’un enfant « contre ses parents », lorsqu’elle entraîne ces « crimes plus flagrants » que sont « les blessures et la mort » : en un mot, le « parricide ». Il suffit toutefois de lire le texte pour constater que ce n’est pas un texte « sur » le parricide. Si Hume évoque ce type de crime, c’est parce qu’il lui fournit un bon exemple, un exemple qu’il juge plus pertinent que n’importe quel autre, et cela pour une raison que mentionnent les premiers mots du texte : il s’agit du « plus horrible » de « tous les crimes horribles », du « plus contre-nature ». Nous pouvons alors nous demander ce qui conduit Hume à trouver dans le crime le plus horrible son meilleur exemple. La réponse est donnée dès la deuxième phrase : que le parricide soit le comble de l’horreur, « tous les hommes le reconnaissent ». Voilà le point : plus le crime est horrible, plus sa « monstruosité » saute aux yeux, moins il est permis de douter du caractère évident, donc universel, de la réprobation qu’il inspire. Cette réprobation, ajoute Hume, englobe « les philosophes aussi bien que le peuple ». Certes, précise-t-il, le peuple se contente de réprouver, tandis que les philosophes (et Hume est un philosophe) ne peuvent s’empêcher, quand ils réprouvent, de se demander d’où vient leur réprobation, de l’expliquer par telle hypothèse ou par telle autre, soulevant précisément le problème traité dans ce texte. Mais avant d’entrer dans le conflit des hypothèses explicatives, il importe, avons-nous dit, de nous assurer que la chose à expliquer ne souffre, elle, aucune discussion. Tel est bien le cas de notre jugement moral, de notre appréciation de ce qui est bon ou mauvais, lorsque ce jugement, cette appréciation, sont confrontés à un cas extrême comme celui du parricide.

Revenons donc aux « philosophes », et à leur souci spécifique d’expliquer pourquoi ils trouvent monstrueux l’enfant qui tue son père. Ce souci les conduit, affirme Hume, à se diviser en deux camps, les uns estimant que « la culpabilité ou la monstruosité morale de cet acte se découvrent par un raisonnement démonstratif », les autres pensant plutôt qu’elles « s’éprouvent par un sens interne et au moyen d’un certain sentiment que suscite naturellement la réflexion sur un tel geste ». Les deux explications concurrentes s’opposent donc, en premier lieu, sur la faculté que les êtres humains mettent en jeu quand ils distinguent de « bonnes » et de « mauvaises » actions, et qui leur fait apprécier les premières et déprécier les secondes. Pour certains philosophes, cette faculté est la « raison » : selon eux, nous apprécions le bien comme nous apprécions le vrai et le cohérent, nous déprécions le mal comme nous déprécions le faux et l’incohérent. Pour les autres philosophes, ce n’est pas notre raison, c’est un certain « sens interne » qui nous révèle que telle action est bonne ou mauvaise : nous apprécions alors le bien comme nous apprécions une sonorité plaisante, une odeur agréable, nous déprécions le mal comme nous déprécions le déplaisant et le désagréable. Rejetant cette idée d’un « sens moral » comparable à nos autres sens, les partisans de la raison soutiennent que le bien et le mal ne sont pas ressentis immédiatement. Il faut qu’un raisonnement les « découvre » dans les actions considérées : ils appartiennent donc objectivement à ces actions. Pour leurs adversaires, en revanche, la satisfaction et l’insatisfaction morales « s’éprouvent » au même titre que tous les plaisirs et déplaisirs. Certes, elles s’éprouvent au contact de l’action jugée, mais c’est en nous qu’elles résident. Si nous demandons aux premiers comment la raison s’y prend pour découvrir le bien ou le mal contenu dans une action, leur seule réponse possible est que la raison procède nécessairement ici comme partout ailleurs, par « démonstration » ; si nous demandons aux partisans du sens moral d’expliquer comment ce sens peut nous faire éprouver comme mauvaise une action que pourtant nous apprécions parce qu’elle nous est profitable, ils répondront que le « sentiment » de plaisir ou de peine qui nous fait louer ou condamner une action, bien que comparable aux autres sentiments, se distingue toutefois d’eux parce qu’il naît de notre « réflexion » sur cette action, de notre aptitude à la considérer « en général », sans référence à notre intérêt particulier.

Ces deux hypothèses sont plausibles : elles rendent compte, l’une comme l’autre, de ce fait incontestable que nous approuvons certaines actions et en désapprouvons d’autres. Faute de pouvoir rejeter d’emblée, soit l’explication par la raison, soit l’explication par un sens moral, le seul espoir de les départager est de le faire par leurs conséquences. Supposons que ces conséquences soient si différentes qu’on puisse dire d’avance : « si la première hypothèse est la bonne, il doit se produire ceci, alors que le contraire doit arriver si c’est la seconde hypothèse ». L’expérience, alors, permettrait de trancher. C’est de cette façon que Hume va argumenter ici, partant d’une analyse de ce qu’est la raison, donc également de ce qu’elle n’est pas, de ce qu’elle ne peut pas être : la raison n’est rien d’autre, nous dit-il, que « la comparaison des idées et la mise à jour de leurs relations ». Une « idée » est toujours idée « de » quelque chose : c’est par définition une entité seconde par rapport à la chose dont elle est l’idée. Dire que la raison a seulement affaire aux idées, c’est dire que contrairement aux sens, contrairement au « sens moral » s’il existe, elle n’est jamais en contact direct avec les choses et leur mode d’existence originel. C’est ce qui fait sa force, ce qui lui permet de « comparer » les idées de deux choses tout à fait différentes, de « découvrir » entre elles une identité qu’aucun sens ne saurait nous faire « éprouver ». Il lui suffit pour cela de « mettre à jour », dans l’une et dans l’autre, des « relations identiques ». C’est ce qu’elle fait, par exemple, lorsqu’elle considère à sa manière, d’un côté ce crime horrible qu’est le parricide, de l’autre le processus naturel par lequel un arbre, « laissant tomber ses graines », fait « naître un jeune arbre à son côté », jeune arbre qui, « grandissant peu à peu », finit par « dépasser et détruire son géniteur ». Si on ne prend en compte, ici, que les idées et leurs relations, d’abord la relation faisant du « premier arbre » la « cause de l’existence de l’autre », ensuite la relation faisant de « celui-ci » la « cause de la destruction du premier », l’identité est parfaite entre ce cas et celui du parricide. En revanche, si on s’en tient à ce qu’un « sens » est capable d’appréhender, les deux cas sont totalement étrangers l’un à l’autre. Les conditions sont donc réunies pour une expérience cruciale départageant les deux explications possibles du jugement moral : s’il s’avère que l’un de ces deux cas, celui du parricide, suscite chez tous les hommes une horreur absolue tandis que l’autre leur est complètement indifférent, la preuve sera faite que notre appréciation du bien et du mal ne provient pas de la raison, mais d’un sens moral.

Formulée ainsi, note Hume, la question est « vite » tranchée. Le partisan le plus farouche de l’idée que le jugement moral est affaire de raison, l’homme qui devrait donc logiquement condamner le jeune arbre au même titre que l’enfant meurtrier, doit s’incliner et admettre qu’il est ainsi fait qu’un parricide l’horrifie alors que la destruction d’un arbre par son rejeton le laisse froid. Sa seule possibilité de rejeter le verdict expérimental serait de prétendre qu’en réalité les deux cas ne sont pas du tout identiques aux yeux de la raison elle-même, et que cette différence suffit pour qu’elle découvre dans le premier, mais non dans le second, de quoi justifier une réprobation morale : ce jugement étant exactement celui que nous portons tous, la prétendue expérience cruciale ne servirait alors à rien. Or il y a sans doute, convient Hume, une différence notable entre les deux cas : « c’est une volonté ou un choix qui déterminent un homme à tuer son père », alors que « ce sont les lois de la matière et du mouvement qui déterminent un jeune arbre à détruire le chêne dont il provient ». D’un côté un acte délibéré, de l’autre un processus aveugle : cela ne suffit-il pas pour que la raison ne condamne que le parricide ? Non, répond Hume, cela « ne suffit pas », car ce sont toujours « les mêmes relations » que la raison découvre, dans un cas comme dans l’autre. La culpabilité de l’enfant parricide ne tient pas au fait qu’il a agi par volonté ou par choix : elle tient à ce que cette volonté, ce choix, ont été « la cause » d’une action que nous jugeons immorale. Si c’était notre raison qui prononçait ce jugement d’immoralité en se fondant sur les relations qu’elle découvre dans le parricide, elle devrait juger immorale n’importe quelle action où se découvrent des relations identiques, quand bien même cette action ne serait pas due à une volonté ou à un choix, mais aux « lois de la matière et du mouvement ». Or nous le voyons, la découverte de relations identiques « ne s’accompagne pas dans les deux cas d’une idée d’immoralité » : « il suit, conclut Hume, que cette idée ne provient pas d’une découverte de cette sorte », qu’elle n’est donc pas un jugement de notre raison, mais ce que nous éprouvons parce que nous sommes dotés d’un sens moral.

 

     En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

          - Hume : L’énigme des faits

     Dans le chapitre « Explications de textes » :

          - Diderot : La morale des aveugles

          - Hume : Les miracles

          - Hume : Le pire des mondes

          - Kant : Péché d’action et d’omission

          - Kant : Le « type » de la loi morale

          - Lévinas : Le meurtre d’autrui

     Dans le chapitre « Notions » :

          - Le Jugement

          - Le Mal

          - Les Passions

          - Le Plaisir

          - La Raison

BIBLIOGRAPHIE

                    Éléonore LE JALLÉ, Hume et la régulation morale, Paris, Éd. P.U.F., Coll. « Philosophies », 1999

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