HEIDEGGER: L'être vers la mort

HEIDEGGER : L’ÊTRE VERS LA MORT

ÊTRE ET TEMPS, § 53

Traduction de François Vezin,

Paris, Ed. Gallimard, Coll. « Bibliothèque de philosophie », 1986, p. 317

 

L’extrême proximité de l’être vers la mort comme possibilité est aussi éloignée que possible de quelque chose de réel. Plus cette possibilité s’entend sans rien qui la voile, plus l’entendre pénètre purement dans la possibilité comme celle de l’impossibilité de l’existence en général. La mort comme possibilité ne donne au Dasein rien à « réaliser » et rien qu’il puisse être en tant qu’il serait lui-même quelque chose de réel. Elle est la possibilité de l’impossibilité de tout comportement envers …, de tout exister. Dans la marche d’avance jusqu’à cette possibilité elle « augmente sans cesse », c’est-à-dire se révèle comme celle qui ne connaît pas de mesure, ni plus, ni moins, mais signifie la possibilité de l’incommensurable impossibilité de l’existence. Il est dans l’essence de cette possibilité de ne permettre aucunement d’être tendu vers quelque chose, de « se faire » du possible réel « un tableau » et, ce faisant, d’oublier la possibilité. L’être vers la mort comme marche d’avance dans la possibilité rend avant tout possible cette possibilité et la libère comme telle.

L’être vers la mort est marche d’avance dans un pouvoir-être de cet étant dont le genre d’être est lui-même la marche d’avance. Quand il dévoile en y marchant ce pouvoir-être, le Dasein se découvre à lui-même sous l’angle de sa possibilité extrême. Mais se projeter sur son pouvoir-être le plus propre veut dire pouvoir s’entendre soi-même dans l’être de l’étant ainsi révélé » : exister. La marche d’avance se montre comme possibilité d’entendre l’extrême pouvoir-être le plus propre, c’est-à-dire comme possibilité d’existence propre.

 

« Être vers la mort » : la formule semble à première vue régler l’existence sur l’événement encore indéterminé, mais inéluctable, qui l’achèvera. Se diriger, être « vers » cet événement, ce serait alors prendre pour référence le moment où la mort cessera d’être une simple possibilité pour devenir effective. Ce serait du même coup prendre pour référence le moment où toutes les possibilités disparaîtront en tant que possibilités, le moment où l’existence sera définitivement réduite à ce qu’elle a été.

Tournons-nous vers le texte. Dès la première ligne, et jusqu’à la dernière, Heidegger indique clairement que par « être vers la mort » il n’entend pas « être vers la mort en tant qu’événement inéluctable, en tant que terme certain de l’existence », mais « être vers la mort comme possibilité ». Le terme « mort » désigne donc ici une possibilité, et surtout, insiste Heidegger, une pure possibilité, une possibilité vouée à n’être que possible, toujours possible, une possibilité de tous les instants.

Comment comprendre que la mort, tenue communément pour être l’événement qui annulera toutes les possibilités, soit ainsi posée au contraire, non seulement comme une possibilité, mais comme une possibilité permanente, la possibilité par excellence ? Bien qu’il soit clairement question dans ce passage de la mort d’un être humain, ce n’est pas le terme « homme » qu’utilise Heidegger pour parler de « l’étant » qui meurt, c’est un terme non traduit en français, le terme « Dasein ». Son intention, en employant ce terme, est de mettre en avant le genre d’être spécifique, exceptionnel, de l’être humain, ce qui distingue ce genre d’être de celui d’une chose, d’une plante, d’un animal, bref de tout étant qui se borne à être ce qu’il est, sans se rapporter à son être, sans avoir à s’en charger. C’est en revanche cette charge qui incombe à l’être humain : il est d’emblée ouvert à son être, concerné par son être. L’homme est le lieu (« Da ») où « être » (« Sein ») fait question, l’homme est « Dasein ». Mais cela, le terme « homme » ne l’exprime justement pas. Ce qu’évoque l’usage courant ce terme, c’est un vivant parmi les vivants, différent d’eux par ses « propriétés » (et non par son « genre d’être »), donc par les possibilités que ses propriétés lui ouvrent, et soumis comme eux à la nécessité de mourir un jour, ce qui abolira d’un coup toutes les possibilités en question. Ce sont les connotations propres au terme « homme » qui suggèrent l’interprétation courante de la formule « être vers la mort » au sens d’être en attente d’une fin inéluctable.

Pour comprendre le sens tout différent que le texte donne à cette formule, il faut concevoir l’homme en tant que « Dasein », l’homme concerné dans son être par ce que veut dire « être ». Au lieu de se définir, comme n’importe quelle autre chose, par un ensemble de propriétés qu’il posséderait, qui constitueraient son essence et qu’il n’aurait plus qu’à déployer au cours de son existence, le Dasein, soutient Heidegger, n’a pas d’autre essence que d’exister, toujours projeté en avant de lui-même vers telle ou telle possibilité d’être. L’expression utilisée dans le texte, la « marche d’avance dans un pouvoir-être » caractérise au plus juste le genre d’être de cet étant que nous sommes. Certes, le Dasein peut toujours – nous verrons plus loin pourquoi et de quelle façon – se projeter vers la possibilité d’exister selon le genre d’être de la chose, de la plante ou de l’animal, bref de l’étant qui se borne à être ce qu’il est : la voie de l’existence inauthentique lui est toujours ouverte, avec son corollaire, la représentation de la mort comme une loi naturelle qui frappe tous les vivants en anéantissant leurs possibilités. L’autre voie est celle qu’explore le texte, celle qui révèle au Dasein qu’aucune possibilité d’exister ne serait concevable, en tant que possibilité, sans la possibilité de ne pas exister, ou plus exactement, selon la formulation de Heidegger, sans « la possibilité de l’impossibilité d’exister ». Car imaginons que « ne pas pouvoir exister » soit impossible, imaginons que le Dasein soit « immortel » : alors l’idée même de se projeter vers telle ou telle possibilité d’être se viderait de son sens, tout choix d’existence, tout engagement deviendrait dérisoire. Quand on dit que l’homme est mortel, on l’entend généralement comme s’il s’agissait d’une simple donnée de fait, d’une loi de la nature qui aurait pu être différente. Il faut concevoir l’homme en tant que Dasein pour comprendre que la mort est inscrite a priori dans sa structure d’être : non pas la mort au sens du décès survenant à telle ou telle date, mais la mort au sens de la possibilité, toujours présente, de l’impossibilité d’exister.

Cette possibilité de l’impossibilité d’exister est une possibilité unique, exceptionnelle, se démarquant de toutes les possibilités d’exister vers lesquelles le Dasein est susceptible de se projeter. Elle est unique, d’abord, en ce qu’elle est pour le Dasein la seule possibilité « pure », toute réalisation ou effectuation de cette possibilité étant par définition inconcevable. Pour toutes les autres possibilités, « être vers » signifie tendre à l’accomplissement de ce qui est possible, à sa disparition en tant que seulement possible. En revanche, « la mort en tant que possibilité ne donne au Dasein rien à ‘réaliser’ et rien qu’il puisse être en tant qu’il serait lui-même quelque chose de réel ». Celui qui voudrait « réaliser » sa mort ferait disparaître, avec sa propre réalité, cette prétendue réalisation. La possibilité de l’impossibilité d’exister est également unique en ce qu’elle est « incommensurable » : elle « ne connaît pas de mesure, ni plus, ni moins », ni meilleur, ni pire. Alors que toutes les autres possibilités du Dasein, en tant que possibilités d’exister, sont comparables entre elles, donnant matière à des choix, à des engagements, l’impossibilité radicale d’exister ne saurait être comparée à quoi que ce soit : non seulement le suicide est absurde en tant que réalisation, mais il est impensable en tant que choix. Pure possibilité, possibilité incommensurable, la possibilité de l’impossibilité d’exister est unique, en troisième lieu, parce qu’elle est pour le Dasein « sa possibilité extrême », sa seule possibilité indépassable : il peut échapper à toutes ses possibilités, sauf à la possibilité de ne plus pouvoir être, un jour, le Dasein qu’il est. Cette possibilité extrême est en outre, ajoute Heidegger, son « pouvoir-être le plus propre ». Certes, toutes les possibilités du Dasein lui sont « propres » en un sens. Mais quand il s’agit de possibilités capables de devenir des réalités, capables de s’inscrire dans le monde commun, d’autres que lui sont toujours susceptibles de les partager et et même de les réaliser à sa place. La possibilité non réalisable de la mort exclut en revanche tout partage, toute suppléance. Même lorsque quelqu’un, se sacrifiant pour un autre, semble mourir, en un sens, « à sa place », c’est sa propre et inaliénable impossibilité d’exister, et elle seule, qui est en jeu : nul ne saurait décharger autrui de sa mort, nul ne saurait être déchargé de la sienne.

On notera que Heidegger, commentant successivement les quatre traits caractéristiques de la mort en tant que possibilité, traite d’abord des deux premiers (la mort est une possibilité irréalisable et incommensurable), puis revient à la ligne pour aborder les deux derniers (la mort est la possibilité extrême et la plus propre). Une phrase fondamentale du second paragraphe éclaire le sens de cette séparation en deux groupes : « Quand il dévoile en y marchant ce pouvoir-être, écrit Heidegger, le Dasein se découvre à lui-même sous l’angle de sa possibilité extrême ». Le point essentiel est ici la relation établie entre les verbes « dévoiler » et « se découvrir à soi-même ». C’est cette relation qui structure notre texte : en « dévoilant » la mort comme possibilité (premier paragraphe), le Dasein « se découvre à lui-même » (second paragraphe). Commençons donc par le dévoilement. Si la mort « ne donne au Dasein rien à réaliser », elle lui donne quelque chose à « entendre », à comprendre, pourvu toutefois qu’il l’entende « sans rien qui la voile ». De quel « voile » s’agit-il ici ? Du voile de « l’oubli ». Parlant de la possibilité irréalisable et incommensurable de ne pas pouvoir exister, Heidegger explique qu’il appartient à « l’essence de cette possibilité » de ne pas « permettre » ce que permettent au contraire les autres possibilités, les possibilités réalisables et commensurables, qui risquent toutes d’être « oubliées » en tant que possibilités : attirées dans la réalité, elles sont comme occultées par elle. Mais la mort ne permet pas « d’oublier la possibilité » : au Dasein qui se projette vers elle comme il se projette vers d’autres possibilités, elle oppose la résistance d’un possible qui, ne devenant jamais réel, ne se laissera jamais oublier en tant que possible. C’est seulement en ce sens, indirect, que l’on peut dire que le Dasein la « dévoile ». Ainsi s’explique la tournure paradoxale de certaines phrases du texte, la première en particulier : « L’extrême proximité de l’être vers la mort comme possibilité est aussi éloignée que possible de quelque chose de réel ». Plus le Dasein, dans sa marche d’avance, se rapproche de ce qui est généralement l’objectif de « l’être vers … », à savoir la réalisation d’une possibilité, mieux se dévoile au contraire l’éloignement absolu de la mort à l’égard de toute réalité. On trouve un peu plus bas une autre tournure paradoxale, assez proche, mais relative cette fois, non au caractère irréalisable de la mort, mais à son caractère incommensurable : « Dans la marche d’avance jusqu’à cette possibilité », écrit Heidegger, au lieu de diminuer, de se réduire à l’approche de la réalité qui l’attire, comme le font toutes les autres possibilités, « elle augmente » au contraire, et surtout elle augmente « sans cesse », sans limite, et dès lors, par contrecoup, « se révèle » telle qu’elle est en tant que possibilité, à savoir incommensurable. L’être vers la mort est ainsi le révélateur paradoxal de la possibilité de ne pas pouvoir exister : il la « rend possible », il « la libère comme telle ».

Mais en quoi ce dévoilement permet-il au Dasein de « se découvrir à lui-même » tel qu’il est, c’est-à-dire comme « cet étant dont le genre d’être est lui-même la marche d’avance » ? En abordant le second paragraphe du texte, nous sommes déjà prêts à admettre qu’un tel « découvrement » sera vraisemblablement interdit au Dasein tant que sa mort comme possibilité ne lui a pas été dévoilée. Car tant qu’il envisage sa mort comme un événement, certes inéluctable, mais relégué pour le moment dans un futur indéterminé, tant qu’il ne se connaît pas d’autre possibilité que ses possibilités d’exister, toutes réalisables en droit, tant qu’il se consacre exclusivement au monde dans lequel ces possibilités doivent devenir des réalités, cette préoccupation exclusive doit l’inciter à se considérer lui-même comme appartenant à ce monde de réalités, à se voir comme une chose parmi les choses, bref à oublier, en réalisant ses possibilités, que son genre d’être est de se projeter vers elles. Ce que nous ne comprenons pas encore, en revanche, c’est le lien positif qu’affirme Heidegger dans la phrase déjà citée : « Quand il dévoile en y marchant ce pouvoir-être, le Dasein se découvre à lui-même ... ». Ce lien positif est incompréhensible tant qu’on s’en tient à l’idée selon laquelle la possibilité de mourir est unique parce qu’elle est irréalisable et incommensurable, toutes les autres possibilités du Dasein étant au contraire réalisables en droit et comparables entre elles. On ne voit pas pourquoi le dévoilement d’une possibilité unique dans ce sens-là, contraire aux autres et les excluant toutes, ferait découvrir au Dasein « qu’exister » veut dire pour lui se projeter vers ses possibilités. Mais si la possibilité de l’impossibilité d’exister est unique, ce n’est pas seulement parce qu’elle est irréalisable et incommensurable ; c’est aussi, nous l’avons vu, parce qu’elle est la possibilité « extrême » et « la plus propre », deux traits caractéristiques que Heidegger condense, à la fin du texte, dans la formule « l’extrême pouvoir-être le plus propre ». La possibilité « la plus propre » s’oppose, certes, aux autres possibilités, mais ces autres possibilités ne lui sont pas contraires : elles sont toutes également « propres », à un degré moindre. L’adjectif « propre » ne renvoie pas ici à une « propriété », à quelque chose que le Dasein posséderait. Quand il s’agit de l’étant concerné par son être, de l’étant qui « a à être » ce qu’il est, « propre » veut dire que c’est « à lui » (à moi, à toi, à lui, à elle …) de l’être, et à nul autre : ce n’est pas une possession, c’est une réquisition. C’est également une réquisition, non une possession, qu’exprime l’usage des termes « sa » et « lui-même » dans la formule « le Dasein se découvre à lui-même sous l’angle de sa possibilité extrême ». Le lien établi par Heidegger devient alors compréhensible : quand il dévoile la mort comme possibilité de ne pas pouvoir exister, quand il comprend qu’elle n’est pas seulement « une » possibilité irréalisable et incommensurable, mais « sa » possibilité extrême, celle qui le requiert au plus haut point, lui et personne d’autre, le Dasein découvre du même coup, éclairé par cette réquisition maximale, que c’est également « lui-même », et personne d’autre, que requièrent ses possibilités d’exister, que c’est « à lui-même » qu’il incombe d’être ce qu’il est, bref qu’il est un Dasein dont l’essence est « d’exister ».

Ce n’est pas en partant de ce qui m’est propre que je comprends ce qui m’est le plus propre, ce ne sont pas mes possibilités moyennes qui m’éclairent sur ma possibilité extrême : mes possibilités moyennes sont précisément celles qui me dissimulent ce qui m’est propre dans l’anonymat de l’existence quotidienne. Heidegger enseigne ici que c’est le chemin inverse qu’il faut suivre : partir de l’extrême pour éclairer le moyen, partir de ce qui m’est le plus propre pour comprendre ce qui m’est propre, partir de la mort, de l’être vers la mort, pour comprendre l’existence. C’est ce qu’énonce, en guise de conclusion, la dernière phrase du texte : « La marche d’avance se montre comme possibilité d’entendre l’extrême pouvoir-être le plus propre, c’est-à-dire comme possibilité d’existence propre. ».

 

          En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

               - Heidegger : Le souci

               - Epicure : La mort n’est rien pour nous

               - Hegel : Le désir de reconnaissance

          Dans le chapitre « Explications de textes » :

               - Heidegger : Le temps, critère ontologique

               - Heidegger : La vérité

               - Heidegger : La technique moderne

          Et dans le chapitre « Notions » :

               - L’Angoisse

               - L’Existence

               - Le Possible

               - Le Suicide

               - Le Temps

 

BIBLIOGRAPHIE

Françoise DASTUR : La mort, Essai sur la finitude, Paris, Éd. P.U.F., Coll. « Épiméthée », 2007

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