HEGEL: Héros et valet de chambre

HEGEL : LE HÉROS ET SON VALET DE CHAMBRE

LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT, chapitre VI

Traduction de Jean-Pierre Lefebvre

Paris, Éditions GF-Flammarion, 2012, p. 546-547

 

De même que toute action se prête à l’examen de son adéquation au devoir, de même elle se prête à cet autre examen qui porte sur la particularité ; car, en tant qu’action, elle est l’effectivité de l’individu. Cette pratique jugeante sort donc l’action de son existence et la réfléchit dans l’intérieur ou dans la forme de la particularité propre. Si elle s’accompagne de gloire, il sait cette intériorité comme quête passionnée de la gloire ; si de manière générale elle est appropriée à la position sociale de l’individu, sans excéder cet état, et faite de telle manière que l’individu n’a pas cet état pendu à ses basques comme une détermination extérieure, mais remplit par lui-même cette universalité et s’avère par là-même, précisément, capable de choses plus hautes, le jugement connaît alors son intérieur comme ambition et quête des honneurs, etc. Dès lors que, dans l’action en général, l’agissant parvient à la contemplation de soi-même dans l’objectalité, ou au sentiment de soi-même dans son existence, et donc à la jouissance, le jugement connaît alors l’intérieur comme pulsion vers la félicité personnelle, quand bien même cette félicité ne consisterait que dans la vanité morale intérieure, la jouissance de la conscience de sa propre excellence et l’avant-goût de l’espoir d’une félicité à venir. Aucune action ne peut se soustraire à ce genre de jugement, car le devoir au nom du devoir, cette fin pure, est l’ineffectif ; la fin visée a son effectivité dans l’activité de l’individualité, et l’action a par là-même chez elle le côté de la particularité. Il n’est pas de héros pour le valet de chambre ; non point parce que le premier n’est pas un héros, mais parce que le second est … valet de chambre, auquel le premier a affaire non en tant que héros, mais comme quelqu’un qui mange, boit, s’habille, etc., bref, est pris dans la singularité du besoin et de la représentation. Ainsi donc, il n’y a pas pour la pratique jugeante d’action en laquelle elle ne puisse opposer le côté de la singularité, de l’individualité, au côté universel de l’action, et faire, face à celui qui agit, le valet de chambre de la moralité.

 

Quiconque est amené à fréquenter quotidiennement, à titre privé, un personnage dont le nom brille partout dans le monde, est souvent déçu de ne rien trouver, dans le comportement familier de ce personnage, qui soit à la hauteur de sa renommée. C’est ce qu’exprime le proverbe repris et commenté par Hegel dans les dernières lignes de ce texte, « Il n’est pas de héros pour le valet de chambre ». Il s’agit toutefois d’une formule ambiguë. S’il n’y a pas de héros pour le valet de chambre, dira-t-on peut-être, c’est tout simplement parce qu’il n’y a, de fait, pas de héros : émanant de la personne la plus proche, d’une personne préservée par cette proximité des mystifications que peut susciter l’image publique du héros, le jugement du valet n’est-il pas le jugement de référence ? Pour être un véritable héros, ajoutera-t-on, il faudrait précisément l’être aux yeux de son valet de chambre. On peut à l’inverse, comme le fait ici Hegel, soutenir que s’il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, c’est « non point parce que le premier n’est pas un héros, mais parce que le second est … valet de chambre », autrement dit n’est rien d’autre que cela : restriction rendue plus infamante encore par les points de suspension qui la suggèrent sans l’énoncer. Le valet de chambre n’est pas du tout la personne la plus proche du héros, c’est au contraire la plus éloignée de la sphère dans laquelle « être un héros » a un sens. Le valet de chambre n’a jamais « affaire » au héros ; c’est le héros qui, parfois, a affaire à lui, mais justement pas « en tant que héros », uniquement « comme quelqu’un qui mange, boit, s’habille, etc. ».

On serait tenté de compléter la phrase précédente en écrivant : « quelqu’un qui mange, boit, s’habille, comme vous et moi, comme tout un chacun ... ». Ce que voit le valet de chambre, dirait-on alors, c’est uniquement la dimension commune, banale, triviale, de l’humanité, et cela l’empêche de percevoir la personnalité hors du commun, le caractère fort, original, de celui qui joue un rôle éminent dans l’histoire du monde. Raisonner de cette façon permettrait sans doute de donner un sens plausible au proverbe, mais Hegel ne raisonne pas de cette façon. Selon lui, l’opposition pertinente n’est pas celle du « commun » et de « l’extraordinaire », c’est celle du « singulier » et de « l’universel ». Ce que voit le valet de chambre quand il sert à manger et à boire au héros, quand il l’aide à s’habiller, ce n’est justement pas un homme « comme tout le monde », c’est un homme « pris dans la singularité du besoin et de la représentation » : un homme qui a des habitudes alimentaires spéciales, ne veut boire que du champagne, un homme à caprices parfois extravagants, à petites manies souvent ridicules. L’aspect de lui-même que le héros réserve à son valet de chambre, Hegel le désigne dans le texte par les mots « singularité » (ce qui se remarque), « individualité » (ce qui est propre à un être unique) et « particularité » (ce qui met à part). Ne connaissant que cette dimension du héros, le valet de chambre est enclin à nier qu’on puisse jamais trouver, dans ce que fait un homme aussi singulier, « l’universalité » qui devrait caractériser au contraire l’action héroïque.

Pourquoi Hegel met-il ainsi en lumière, de préférence à d’autres oppositions, la dualité de la singularité et de l’universalité ? Parce que cette dualité structure tout ce qui mérite d’être appelé « action », toure action "en tant qu'action". Il n’y a pas d’action, seulement une vaine agitation, quand un homme laisse exprimer sa singularité sans rien produire qui puisse recevoir un nom, entrer dans une catégorie. Mais il n’y a pas d’action non plus si l’universel est seulement pensé, voulu, s’il demeure « ineffectif » parce que l’homme, pour le conserver dans sa pureté, refuse d’y mêler la seule chose qui soit source « d’effectivité », à savoir précisément sa singularité, son individualité, sa particularité. Il ne s’agit pas d’une simple juxtaposition, mais de la fusion, de l'union intime de deux contraires : l’universel ne se réalise que par le singulier, grâce au singulier, en mobilisant ce que l’auteur de l’action a de plus personnel, voire de plus intime, incommunicable, injustifiable, bref de plus rebelle à l’universalité. Cette union des contraires caractérise toute action, particulièrement l’action héroïque, qui n’atteint la grandeur suprême que par l’engagement sans réserve du héros avec tout ce qui lui est propre, y compris toutes les petitesses dont son valet de chambre est le témoin exclusif, et qui lui font dire que le prétendu héros n’en est pas un.

Mais si l’universel ne se réalise que par le singulier, l’individuel, le particulier, toute action est moralement impure. Chaque action se prête en effet, quant à sa moralité, à un double examen : d’abord « l’examen de son adéquation au devoir », examen qui concerne uniquement le « côté universel » de l’action, ensuite « cet autre examen qui porte sur la particularité ». Prenons le cas d’une action parfaitement « adéquate au devoir » : lorsque l’inquisition morale passera à « l’autre examen », elle découvrira forcément que le mobile de cette adéquation au devoir n’est pas l’adéquation au devoir, que l’action en question n’aurait jamais été accomplie si elle ne procurait à son auteur une satisfaction étrangère au devoir, donc proprement amorale. Il ne peut en être autrement : exiger que le devoir soit accompli uniquement par devoir, « au nom du devoir », exiger qu’il soit la seule raison d’être de l’action, sa « fin pure », sans mobile étranger se mêlant à lui, c’est vouloir le priver de la seule force capable de le rendre effectif, c’est donc vouloir que l’action morale ne soit pas une action. Toute action, du seul fait qu’elle est une action, pourra ainsi être condamnée par un jugement du même type que celui du valet de chambre décrétant que le héros n’est pas vraiment un héros puisqu’il ne peut se passer de champagne. Quand il cite le proverbe, quand il l’interprète en disqualifiant le valet de chambre, c’est donc ce moralisme absurde, cette censure à laquelle rien n’échappe, que vise Hegel. Celui qui s’érige en juge des actions humaines, celui qui les scrute en cherchant la souillure et qui ne manquera pas de la trouver, celui-là n’est rien de plus, conclut-il, qu’un « valet de chambre de la moralité ».

« Face à celui qui agit », face à « l’agissant », la posture du valet de chambre de la moralité est exclusivement celle du « jugement ». S’il « fait », lui aussi, quelque chose, s’il « agit » d’une certaine façon, son action ne consiste qu’à juger : c’est une « pratique jugeante ». Le verdict de cette pratique jugeante est toujours le même, une condamnation que le valet de chambre de la moralité justifie par son savoir : il est celui qui « sait », qui « connaît l’intérieur ». Tout comme le domestique pense connaître de trop près son maître pour être impressionné par lui, le valet de chambre de la moralité ne s’en laisse pas conter lorsqu’on loue telle ou telle action : il sait ce qu’il en est, il sait ce que cache le « côté universel » qui n’est que l’aspect extérieur de l’action, il sait « opposer » à ce côté universel l’autre côté, le côté intérieur « de la singularité, de l’individualité », la « particularité propre » de l’action, le mobile personnel qui la guide secrètement, et la disqualifie fatalement. Pour nous convaincre « qu’aucune action » ne peut lui « échapper » Hegel met à l’épreuve du jugement moralisateur trois raisons courantes de louer celui qui agit, d’abord dans le cas extrême, exceptionnel, où l’action « s’accompagne de gloire » parce que son auteur se sacrifie entièrement à l’universel, ensuite dans la situation plus « générale » où sans atteindre la gloire, sans « excéder » sa condition, l’auteur de l’action se montre toutefois « capable de choses plus hautes », enfin en considérant que même là où il n’y a ni gloire ni dépassement de soi « l’action en général » est bonne en ce qu’elle permet à l’individu de se reconnaître dans ce qu’il fait, dans le monde qu’il produit, de parvenir « à la contemplation de soi-même dans l’objectalité ». Ces diverses appréciations positives de l’action, la conscience morale entend toutefois s’assurer qu’elles sont bien méritées. Pour savoir, par exemple, si l’acte glorieux est digne de l’admiration qu’il suscite, elle exige qu’on enquête sur son véritable mobile, qu’on s’assure que ce mobile n’est pas précisément le désir de se faire admirer, que l’abnégation apparente de l’acte ne cache pas la satisfaction d’un intérêt personnel. Or le bilan d’une pareille enquête ne fait aucun doute. Celui qui « connaît l’intérieur » sait que la gloire, partout et toujours, tombe justement sur ceux qu’anime une « quête passionnée » de la gloire, que les « honneurs » échoient à ceux qui font tout pour les obtenir et que si l’action en général permet à l’individu de se reconnaître dans ce qu’il fait, c’est parce qu’une « pulsion » égoïste, vaniteuse, le détermine d’emblée à ne trouver de « jouissance » que dans la « conscience de sa propre excellence », sans tenir compte d’autre chose. Voilà ce que sait le valet de chambre de la moralité. S’il n’était pas un valet de chambre, il déduirait de ce savoir une critique de l’exigence de pureté morale ; étant un valet de chambre, et n’étant que cela, il en tire une raison de déprécier systématiquement toutes les actions humaines.

Cette dépréciation, ce dénigrement, ce rabaissement de la personne qui agit, particulièrement lorsque cette personne est admirée pour ce qu’elle fait, n’impliquent en eux-mêmes aucune déformation mensongère de la réalité : le valet de chambre dit la vérité, son savoir est un authentique savoir. Mais si son jugement est factuellement exact, il est conceptuellement faux puisqu’il divise ce qui doit être uni, reprochant absurdement à l’action de ne pas se soumettre à ce qui la rendrait impossible. L’autre face de cette erreur conceptuelle est la prétention de celui qui passe son temps à juger les autres au lieu d’agir, prétention d’être le seul à réellement « bien » agir, le seul à maintenir l’universel dans sa pureté, à ne pas le contaminer par du singulier, du particulier, de l’individuel. Or s’il est permis, comme le fait ici Hegel, de dénommer « pratique jugeante » le discours moralisateur, s’il est permis de voir en lui une sorte d’action, il doit être permis de retourner contre une telle action l’arme que le valet de chambre de la moralité dirige contre toutes les autres sans exception, c’est-à-dire l’arme du soupçon, de chercher le mobile personnel de cette frénésie de juger, la haine secrète, le ressentiment qui inspire toutes ces condamnations. La vraie morale doit faire plus que se moquer du moralisme, elle doit dénoncer sa bassesse et son hypocrisie.

 

          En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

               - Hegel : Le désir de reconnaissance

               - Nietzsche : Petits agneaux et grands oiseaux de proie

          Dans le chapitre « Conférences » :

               - L'esthétique de Hegel

               - La Phénoménologie de l’Esprit (I) : Le chapitre sur la certitude sensible

               - La Phénoménologie de l’Esprit (II) : La place de la Phénoménologie de l’Esprit dans le Système du Savoir

               - La Phénoménologie de l’Esprit (III) : Le plan de la Phénoménologie de l’Esprit

          Dans le chapitre « Explications de textes » :

               - Hegel : La ruse de la raison

               - Hegel : La loi du talion

               - Hegel : Le droit de la guerre

          Et dans le chapitre « Notions » :

               - La Dialectique

               - L’Individu

               - Le Jugement

               - La Loi

               - Le Mal

               - Les Passions

 

BIBLIOGRAPHIE

Gwendoline JARCZYK, Le mal défiguré, Étude sur la pensée de Hegel, Paris, Éd. Ellipses, Coll. « Philo », 2001

 

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