FREGE: Les nombres et les choses

FREGE : LES NOMBRES ET LES CHOSES

LES FONDEMENTS DE L’ARITHMÉTIQUE, § 22

Traduction de Claude Imbert

Paris, Éditions du Seuil, Coll. « L’ordre philosophique », 1969, p. 148-149

 

Le fait est que, s’il m’est impossible de changer en rien la couleur d’une chose ou sa dureté selon ma manière de la considérer, je peux en revanche voir dans l’Iliade un poème, 24 chants ou un grand nombre de vers. Ne parle-t-on pas dans un sens tout différent des 1000 feuilles et des vertes feuilles de l’arbre ? On attribue à chaque feuille la couleur verte, mais non le nombre 1000. Nous pouvons réunir toutes les feuilles de l’arbre sous le nom de « frondaison ». La frondaison est verte à son tour, elle n’est pas 1000. À quel sujet appartient proprement la propriété 1000 ? Il semble qu’elle ne s’applique, ni à chaque feuille en particulier, ni à leur totalité ; peut-être même ne s’applique-t-elle proprement à aucune réalité du monde extérieur ? Si je donne une pierre à quelqu’un en lui disant d’en déterminer le poids, j’ai parfaitement indiqué ce qu’il doit chercher. Mais si je lui mets dans la main un paquet de cartes à jouer en lui disant d’en déterminer le nombre, il ne sait pas si je veux connaître le nombre des cartes, ou celui des jeux de cartes complets, ou encore la valeur de ces cartes à l’écarté. En lui remettant le paquet de cartes, je n’ai pas encore indiqué parfaitement ce qu’il devait chercher ; je dois ajouter un mot : « carte », « jeu » ou « valeur ». On ne peut pas dire non plus que les différents nombres coexistent l’un à côté de l’autre comme les différentes couleurs. Je peux indiquer du doigt, sans un mot, chacune des surfaces colorées ; je ne peux pas en faire autant pour les nombres. Si je peux dire un objet vert et rouge tout aussi bien, c’est l’indice que cet objet n’est pas le suppôt propre du vert. Ce suppôt, je le trouverais dans un surface qui ne serait que verte. Un objet auquel je peux légitimement attribuer plusieurs nombres n’est pas le suppôt propre d’un nombre.

 

« À quel sujet, demande l’auteur du texte, appartient proprement la propriété 1000 ? » Compte tenu de l’exemple auquel elle se rapporte, cette question peut surprendre. Frege a pris en effet l’exemple d’un arbre dont le nombre de feuilles s’élève à 1000. Dans ce cas, sommes-nous tentés de penser, le nombre 1000 désigne tout simplement une propriété des feuilles de cet arbre. Où est le problème ? Si nous constatons que ces mêmes feuilles « sont » vertes, que le vert est « leur » couleur, cela nous suffit pour voir en elles le « sujet » auquel la couleur verte « appartient proprement ». Or nous constatons qu’elles « sont » 1000, que le nombre 1000 est « leur » nombre, nous pouvons parler de ce nombre comme nous parlons de leur couleur, en utilisant les mêmes mots, en suivant la même grammaire. Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de l’analogie, pourquoi refuser de considérer le nombre 1000 comme une autre propriété du sujet « les feuilles de cet arbre » ? Du même coup, nous considérerons le nombre 12 comme une propriété du sujet « les mois de l’année », le nombre 5 comme une propriété du sujet « les doigts de la main », etc.

L’analogie précédente est trompeuse, soutient Frege. Le langage ordinaire nous trompe en énonçant, dans des phrases syntaxiquement identiques, que les feuilles d’un arbre « sont » vertes et qu’elles « sont » 1000. En réalité, c’est « dans un sens tout différent » que nous parlons de leur couleur et de leur nombre. Certes, le langage ordinaire ne nous trompe pas entièrement. Il ne nous trompe pas quand il suggère que le nombre 1000, au même titre que l’adjectif « vert », désigne une « propriété » : non pas un « sujet », mais ce qui « appartient » à un sujet. Là où le langage ordinaire nous trompe, en revanche, c’est quand il nous incite à croire que le sujet auquel appartient la propriété 1000 serait également le sujet auquel appartient la propriété vert, à savoir les feuilles elles-mêmes, ces petites choses qui apparaissent au printemps et tombent à l’automne. Encore faut-il noter que s’il est responsable de cette tromperie, le langage ordinaire est également l’instrument qui permet de la dénoncer. Il nous suffit en effet, pour y parvenir, de nous fier à notre conscience de la différence entre « ce qui peut se dire » et « ce qui ne peut pas se dire » : quelque chose peut se dire à propos de l’adjectif « vert », qui ne peut pas se dire à propos du nombre 1000. Quoi ? Lorsque les feuilles d’un arbre « sont » vertes, il est permis d’attribuer cette couleur verte « à chaque feuille », permis d’énoncer la phrase « cette feuille est verte ». En revanche, il n’est pas permis, quand les feuilles d’un arbre sont 1000, d’attribuer également à chaque feuille « le nombre 1000 », d’énoncer la pseudo-phrase « cette feuille est 1000 » ! Prononcer une pareille suite de mots serait plus qu’une erreur, plus même qu’une monstrueuse absurdité : un non-sens total. Nous n’éviterons pas ce non-sens si nous décidons d’attribuer la propriété 1000, non plus à chaque feuille, mais à la réunion de toutes les feuilles de l’arbre sous le nom de « frondaison » : car s’il est de nouveau permis de dire « la frondaison est verte », il ne l’est toujours pas de dire « la frondaison est 1000 » ! Il n’y a pas d’échappatoire, aucun moyen d’attribuer la propriété 1000 aux feuilles de l’arbre sans tomber dans le non-sens : « Il semble », résume Frege, que cette propriété «  ne s’applique ni à chaque feuille en particulier, ni à leur totalité. »

À quoi s’applique-t-elle alors ? La question que nous citions en commençant s’apparente maintenant à une énigme : à quel sujet peut bien appartenir la « propriété 1000 » si elle n’appartient pas proprement aux feuilles dont 1000 est pourtant le nombre ? Nous ne pouvons certes pas l’attribuer à d’autres « choses » que les feuilles en question. Si nous appelons « chose » une entité à laquelle il est permis d’attribuer des propriétés telles que « vert », « petit », « lourd », « liquide » etc., nous savons désormais qu’il n’est pas permis de lui attribuer en même temps des propriétés telles que 1, 100 ou 1000 : une propriété de ce genre ne s’applique proprement à aucune chose, « à aucune réalité du monde extérieur » comme dit Frege. La clef de l’énigme doit se trouver dans une entité d’un genre différent, une entité ne pouvant, sans absurdité, être qualifiée de « verte » ou de « lourde », mais susceptible en revanche d’avoir comme propriété 5 ou 12.

Cette entité qui n’est pas une chose, le texte va nous permettre de mieux la cerner. L’indication essentielle, introduite dès la première phrase, est fournie par l’expression « manière de considérer ». Quand il s’agit d’une propriété appartenant à une chose, explique Frege, quand il s’agit de sa couleur, ou de sa dureté, « il m’est impossible de changer en rien » cette propriété « selon ma manière de considérer » la chose en question : quelle que soit la perspective que j’adopte sur elle, que je l’envisage en tant que ceci ou en tant que cela, elle est toujours « verte », ou « friable », ou « légère ». Ce qui change du tout au tout, en revanche, dès que je modifie ma manière de considérer la chose, c’est le nombre : je peux par exemple « voir dans l’Iliade un poème, 24 chants ou un grand nombre de vers ». C’est bien de la même « chose » que je parle à chaque fois : il n’y a aucune différence réelle entre le « poème l’Iliade », les « chants de l’Iliade » et les « vers de l’Iliade ». Mais il y a une différence conceptuelle : le concept de « poème » n’est pas identique au concept de « chants » ni à celui de « vers ». Puisqu’il n’y a aucune différence réelle, toute propriété appartenant au poème appartient du même coup aux chants et aux vers. Si l’adjectif « épique » convient pour qualifier le poème l’Iliade, il convient également pour qualifier les chants de l’Iliade : ces chants sont épiques comme les feuilles de l’arbre sont vertes. Mais le concept de « chants de l’Iliade », lui, n’a rien d’épique, pas plus que le concept de « feuille » ne pousse au bout d’une branche : les propriétés d’une chose ne s’attribuent pas au concept de cette chose. Quelle propriété devons-nous alors attribuer, non pas aux chants de l’Iliade, mais au concept de « chants de l’Iliade », en tant que ce concept se distingue du concept de « poème l’Iliade » et du concept de « vers de l’Iliade » ? La seule propriété qu’on puisse attribuer à chacun de ces concepts, la seule propriété qui les différencie avec pertinence, c’est le nombre déterminé d’objets qui tombent sous chacun d’eux. Au concept de poème, il faut donc attribuer le nombre 1, au concept de vers un « grand nombre » (15693 exactement) et au concept de chants le nombre 24. Imaginons maintenant un concept sous lequel ne tombe aucun objet, par exemple le concept « satellite naturel de Vénus » : la propriété de ce concept est 0, nombre qui serait incompréhensible s’il fallait voir en lui la propriété d’une certaine chose.

L’entité que nous cherchons, l’entité qui n’est pas une chose et à laquelle le nombre peut appartenir sans absurdité, c’est donc le concept. Étant la propriété d’un concept et non d’une chose, le nombre ne peut être déterminé tant que le concept auquel il appartient n’est pas nommé explicitement. Certes, si je ne m’intéresse qu’aux propriétés de la chose, si par exemple « je donne une pierre à quelqu’un en lui disant d’en déterminer le poids », cela suffit : j’ai alors « parfaitement indiqué », note Frege, « ce qu’il doit chercher ». Mais si c’est sur un nombre que porte mon enquête, « si je lui mets dans la main un paquet de cartes à jouer en lui disant d’en déterminer le nombre », je dois encore « ajouter un mot » pour qu’il sache ce que je veux connaître au juste. Insistons sur le fait que c’est un « mot » qu’il faut ajouter : notre rapport aux choses peut, à la rigueur, demeurer silencieux, il nous arrive parfois de communiquer sur elles en les montrant simplement du doigt, mais le concept, la manière de considérer, cela ne se montre pas, cela doit se dire. Je dois ajouter, par exemple, le mot « carte », pour spécifier que ce qui m’intéresse dans ce paquet, c’est uniquement le nombre de petits bouts de carton, sans tenir compte d’autre chose, ou alors le mot « jeu », parce ces petits bouts de carton forment des ensembles complets et que c’est le nombre de ces ensembles organisés qui compte à mes yeux, ou encore le mot « valeur » si je prends en considération l’importance inégale de ces petits bouts de carton pour celui qui joue à l’écarté.

Si les nombres étaient des propriétés des choses, on serait en droit de conclure des exemples précédents qu’une même chose peut « avoir » plusieurs nombres comme elle peut avoir plusieurs couleurs. Mais lorsque j’ai affaire à une chose où différentes couleurs « coexistent », une chose à la fois verte et rouge par exemple, je peux « indiquer du doigt, sans un mot », les endroits de sa surface qui ne sont que verts et ceux qui ne sont que rouges. Cette discrimination silencieuse est impossible dans le cas des différents nombres attribuables à une même chose. Loin de coexister « l’un à côté de l’autre », ils s’excluent radicalement puisqu’ils dépendent du choix explicite d’un concept, de préférence à d’autres concepts. Frege peut donc écrire qu’un objet « n’est pas le suppôt propre du vert » quand cet objet est à la fois vert « et » rouge ; mais lorsqu'il écrit ensuite qu’un objet auquel s’attribuent plusieurs nombres « n’est pas le suppôt propre d’un nombre », c’est pour signifier cette fois que l’objet en question n’est en lui-même « ni » tel nombre, « ni » tel autre, « ni » tel autre encore.

C’est le langage ordinaire, disions-nous en commençant, qui nous fait croire, à tort, que les nombres sont des propriétés des choses. Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi. S’il y a une distinction que le langage ordinaire est fait pour brouiller et rendre difficilement perceptible, c’est bien la distinction entre « propriété de chose » et « propriété de concept ». Il en est ainsi parce que les mots qui nous servent pour désigner des concepts, les mots que nous devons « ajouter » pour déterminer un nombre, peuvent aussi bien servir pour désigner des choses. La langue commune ne nous fournit pas un mot particulier pour parler de la petite chose qui tombe des arbres à l’automne, et un autre mot particulier pour parler du concept « petite chose tombant des arbres à l’automne ». Ne disposant dans les deux cas que du mot « feuille », nous risquons de ne pas voir que c’est dans un sens « tout différent » que nous parlons, eu égard aux choses, des vertes feuilles d’un arbre, et eu égard au concept, des 1000 feuilles du même arbre.

 

          En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Notions » :

               - L’Existence

 

BIBLIOGRAPHIE

Michel LE DU, Qu’est-ce qu’un nombre ?, Paris, Éd. Vrin, Coll. « Chemins philosophiques », 2004

 

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