DESCARTES: La résolution

DESCARTES : LA RÉSOLUTION

DISCOURS DE LA MÉTHODE, Troisième partie,

dans Œuvres et Lettres de Descartes,

Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p. 142

 

Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. Et ainsi, les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables, et même qu’encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu’aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter la conscience de ces esprits faibles et chancelants, qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent après être mauvaises.

 

On parle de « maxime » lorsque la règle de conduite que se donne un individu, bien que susceptible de s’appliquer à une multitude de cas, peut être formulée simplement, en une proposition concise. Tel est bien le cas de la maxime que Descartes énonce dans la première phrase de ce texte, la présentant comme la « seconde » des règles de conduite qu’il s’est fixées autrefois, à un certain moment de son passé. Cette seconde maxime, écrit-il, « était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais ». La formule est remarquable par ce qu’elle dit, mais aussi par ce tout ce qu’elle laisse de côté : elle ne parle pas du contenu des actions, elle ne prescrit pas ce qu’il faut faire, elle n’enjoint pas à celui qui l’adopte de suivre telle voie plutôt que telle autre, elle ne régit que sa façon d’agir, lui imposant uniquement l’exigence formelle de suivre la voie qu’il aura choisie, quelle qu’elle soit, sans dévier ni revenir en arrière, avec fermeté et résolution. Faisant abstraction de tout ce qui pourrait différencier ou hiérarchiser les actions selon leur valeur, elle suggère qu’il sera toujours préférable de persister sans faiblir dans la mauvaise direction que de tergiverser sur le bon chemin. Descartes enseigne ici que la résolution est le meilleur des biens, que le pire des maux, pire que la pire des actions, c’est l’irrésolution.

La première phrase du texte ne contient pas seulement l’énoncé d’une maxime, elle stipule la condition à remplir pour se conformer à cette maxime. Afin d’agir aussi fermement et résolument que possible, écrit Descartes, je devais « ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées ». Alors que la première partie de la phrase nous parlait des « actions », la seconde nous parle des « opinions » : le principe admis implicitement par Descartes est qu’il faut régler ses opinions pour pouvoir régler ses actions. C’est ce qu’indique l’usage du verbe « suivre » : les actions « suivent » les opinions, là où l’opinion manque il n’y a pas non plus d’action à proprement parler, rien qu’une vaine gesticulation. Les opinions peuvent être vraies ou fausses, certaines ou probables, assurées ou douteuses, tandis que les actions, de leur côté, peuvent être résolues ou irrésolues, fermes ou hésitantes. Ce que devrait apparemment impliquer le principe cartésien, c’est qu’avoir des opinions douteuses condamne à l’irrésolution et qu’il faut, pour agir fermement et résolument, avoir des opinions très assurées, des jugements certains sur ce qu’il convient de faire : la résolution viendrait alors d’elle-même, sans qu’il soit nécessaire de se l’imposer par une « maxime ». Or Descartes nous parle au contraire d’une résolution qui ne vient pas d’elle-même, il nous parle de l’obligation d’éviter ce pire des maux qu’est l’irrésolution, et de l’éviter en toutes circonstances, il nous parle donc du devoir d’agir résolument même lorsqu’on est incertain, voire très incertain. N’est-ce pas précisément ce qu’interdit le principe général « les actions suivent les opinions » ? Comment faire preuve de résolution quand c’est l’opinion la plus douteuse que l’on suit ? En suivant cette opinion comme si elle était très assurée, répond ici Descartes : par la grâce de ce « comme si », ce qui semblait violer le principe confirme au contraire le principe.

La première phrase du texte laisse ouvertes deux questions, correspondant aux deux propositions qu’elle contient. Première question : qu’est-ce qui fait de la résolution le meilleur des biens, de l’irrésolution le pire des maux ? Seconde question : comment est-il possible de suivre une opinion douteuse comme si elle était très assurée ? C’est à ces deux questions, et dans cet ordre, que Descartes répond dans les deux phrases suivantes. En premier lieu, donc, pourquoi assigner le meilleur ou le pire, non pas à telle action jugée meilleure ou pire que les autres, mais au fait d’agir résolument ou non quoi qu’on fasse ? Pourquoi prendre en compte cet aspect formel des actions plutôt que leur contenu ? Parce que dans la situation où nous sommes, c’est cet aspect formel qui est leur véritable contenu : voilà ce que montre l’exemple pris par Descartes dans la deuxième phrase du texte, l’exemple des « voyageurs égarés en quelque forêt ». Cet exemple est pertinent, il a valeur de modèle pour toute action accomplie en situation d’incertitude, quand la résolution ne saurait venir d’elle-même et doit être voulue. Il nous arrive à tous, au cours de notre vie, d’être comme perdus au milieu d’une forêt. Or quelle est, pour un voyageur dans cette situation, la pire conduite à tenir ? « Errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre », répond Descartes, et pire encore (car il y a des degrés dans le pire) « s’arrêter en une place ». S’arrêter, ne pas se lancer inconsidérément à gauche ou à droite avant d’avoir réfléchi sur le meilleur chemin à emprunter, ce serait vouloir, en quelque sorte, « suspendre son action » comme on « suspend son jugement » lorsqu’on cherche la vérité. Or le jugement peut bien être suspendu, mais non l’action. Un état dans lequel je ne prononce aucun jugement, m’abstenant d’affirmer ou de nier, est concevable, mais un état dans lequel je m’abstiendrais d’agir ainsi ou autrement n’existe pas. Le voyageur qui s’arrête n’est pas en suspens entre deux actions, il accomplit en réalité une troisième action, celle que désigne le verbe « s’arrêter », et cette action est clairement la pire de toutes puisqu’elle le maintient immobile au milieu de la forêt dont il lui faut sortir. Il en va de même du voyageur qui « tournoie », fait quelques pas d’un côté, se ravise, fait quelques pas du côté opposé et se ravise encore. De nouveau, nous dirons qu’un tel comportement peut être raisonnable lorsqu’on cherche la vérité : on formule une hypothèse, on la critique, on risque alors l’hypothèse contraire, etc. Mais le voyageur perdu n’est pas devant les différents chemins comme devant des hypothèses à tester : pendant qu’il examine plusieurs chemins possibles, il suit en fait un chemin réel, le chemin que désigne le verbe « tournoyer » et qui est clairement le pire des chemins puisqu’il le maintient dans la forêt dont il lui faut sortir. Ayant ainsi déterminé le pire, essayons maintenant de déterminer le meilleur. On pourrait certes penser que le meilleur chemin, pour un voyageur, est celui qui le conduit exactement où il voulait aller. C’est l’usage du terme « meilleur » qui s’impose lorsque le problème est de ne pas manquer la cible, d’atteindre un point unique en excluant tous les autres. Cet usage convient à la recherche de la vérité : il n’y a qu’une seule vérité pour une infinité d’erreurs, donc une infinité de risques de manquer la cible, ce qui justifie toutes les suspensions du jugement, toutes les hésitations. Mais pour les voyageur égarés, le rapport entre le « point unique » et « tous les autres points » s’inverse complètement. Le point unique, distingué de tous les autres, c’est alors la forêt où il sont perdus, et d’où ils doivent impérativement sortir au lieu de s’y arrêter ou d’y tournoyer. Ce qui est le « meilleur » pour eux, c’est n’importe lequel des points situés hors de la forêt : car « s’ils ne vont justement où ils désirent, explique Descartes, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt ». Devant emprunter, non l’unique chemin menant exclusivement à la cible, mais tout chemin sortant de la forêt dans n’importe quelle direction, il leur faut suivre ce chemin quelconque avec résolution, c’est-à-dire « marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ». C’est en effet une erreur de croire qu’une décision aléatoire serait plus fragile et fournirait une raison plus forte de changer de chemin : que le choix soit purement hasardeux ou qu’il paraisse fondé, son mobile ne peut être qu’insignifiant relativement à la seule chose qui importe, sortir de la forêt, ce qui rend également futiles toutes les prétendues raisons de changer.

En donnant ainsi pour exemple à « imiter » l’entêtement du voyageur égaré à suivre, sans tenir compte de la moindre critique, ce qui n’est au fond qu’un préjugé, Descartes propose certes une règle de conduite diamétralement opposée à celle qu’il prescrit pour la recherche de la vérité : l’action humaine obéit à ses lois propres, contraires à celles qui gouvernent la connaissance humaine. Mais comment concilier cette autonomie avec le fait que le même Descartes, en utilisant le verbe « suivre », subordonne clairement l’action à l’opinion, ce que l’homme fait à ce qu’il pense, l’ordre pratique à l’ordre théorique ? La réponse nous est fournie dans la troisième phrase du texte. Descartes commence par indiquer la raison profonde de l’autonomie : si les « actions de la vie » sont régies par des lois spécifiques, c’est, écrit-il, parce qu’elles « ne souffrent souvent aucun délai ». Le « délai », voilà en effet ce qui caractérise essentiellement l’univers théorique : un chercheur de vérité a tout son temps pour la trouver, tout son temps pour douter, suspendre son jugement, hésiter, etc. Mais lorsqu’il s’agit de vivre, la pression des événements nous interdit d’attendre en restant sur la touche. C’est l’absence de délai qui fait de notre manque de réaction la pire des réactions, c’est elle qui nous oblige, « lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions », à « suivre les plus probables », et lorsque nous ne voyons pas « davantage de probabilité aux unes qu’aux autres » à « néanmoins nous déterminer à quelques-unes ». Ce qui intéresse ici Descartes, toutefois, ce n’est pas d’énoncer de nouveau des règles de conduite qu’il a déjà formulées en d’autres termes, c’est d’établir que ces règles, puisqu’elles se déduisent de l’absence de délai propre aux actions de la vie, constituent une « vérité très certaine ». Cette expression est le sommet du texte, elle nous livre son véritable sens : grâce à elle, ce qui semblait difficile à comprendre dans la maxime cartésienne s’éclaire enfin. Si les actions « suivent » les opinions, demandions-nous, comment un homme peut-il agir avec résolution quand il n’a aucune certitude ? Mais justement il a une certitude, répond maintenant Descartes : dès lors que cet homme a compris la « vérité très certaine » qu’il faut parfois suivre les opinions les plus douteuses, cette compréhension lui fait « considérer » les opinions en question, « non plus comme douteuses en tant qu’elles se rapportent à la pratique », mais comme « très vraies et très certaines » puisque la « raison » qui le détermine à les suivre est elle-même très vraie et très certaine. Dire d’un tel homme qu’il suit les opinions les plus douteuses « comme si » elles étaient très assurées ne signifie donc pas qu’il « ferait semblant » d’être certain alors qu’il ne l’est pas. Il n’y a aucune comédie ici : le plus douteux est réellement très assuré quand on a une raison très assurée de le suivre. Cette raison relève, certes, de l’univers des actions et de ses lois spécifiques, mais elle ne guidera l’action résolue que si elle est comprise, admise par l’esprit en tant que vérité très certaine : l’autonomie de l’ordre pratique ne contredit en rien sa subordination à l’ordre théorique.

Nous pouvons maintenant revenir sur un aspect de la première phrase du texte qui n’a pas été expliqué : le fait qu’elle soit écrite sur un ton autobiographique, à la première personne et au passé. Car il s’agit dans ce texte, nous dit Descartes, de « ma » maxime : la maxime que peut adopter un philosophe, un chercheur de vérité, un homme qui, lorsqu’il décide d’agir avec résolution, ne le fait pas parce que les lois de l’action le contraignent à le faire, mais parce que sa connaissance des lois de l’action l’incite à le faire. Cette maxime qui est la sienne, Descartes la présente en outre comme ayant été adoptée autrefois, à un certain moment de son passé: précisément lorsqu’il a conçu la « méthode » qui fait l’objet de l’ouvrage d’où notre texte est tiré, méthode « pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences ». Au moment où il formait ce projet, Descartes savait que sa réalisation prendrait du temps, un temps indéterminé durant lequel il lui faudrait remettre en question ses anciennes croyances, suspendre son jugement sur tout ce qui ne serait pas absolument certain, multiplier par conséquent ses doutes. Certes, pensait-il, si un jour il parvenait enfin au but, toutes ses opinions douteuses disparaîtraient, ses jugements sur ce qu’il convient de faire seraient tous assurés et la résolution viendrait d’elle-même sans qu’il ait besoin de s’y obliger par une maxime. Mais en attendant, tenu de répondre aux sollicitations d’une vie qui, elle, n’attend pas, n’ayant pas d’autre certitude que celle de cette absence de délai, il lui fallait se donner pour règle impérative la conduite qui ne pourrait être spontanément la sienne que plus tard, justement pour qu’elle puisse l’être plus tard. La maxime de la résolution relève ainsi de ce que Descartes appelle une « morale par provision », la morale qui convient au chercheur n’ayant pas encore achevé sa recherche. Voilà qui explique le ton autobiographique de la première phrase du texte, ton autobiographique qui disparaît dans les deux phrases suivantes, mais qui va réapparaître dans la dernière phrase. Ayant précisé le sens de sa maxime, Descartes peut en effet conclure en indiquant le profit qu’il a tiré de sa mise en œuvre : grâce à elle, écrit-il, j’ai pu « me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter la conscience de ces esprits faibles et chancelants, qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent après être mauvaises ». On serait d’abord tenté de rapprocher ces « esprits faibles et chancelants » des voyageurs égarés qui « tournoient » dans la forêt au lieu d’en sortir en marchant tout droit dans n’importe quelle direction. Mais il s’agit de tout autre chose. Le tournoiement des voyageurs venait de ce qu’ignorant l’autonomie de l’ordre pratique ils voulaient y transposer une conduite qui ne convient qu’à l’ordre théorique. Ici, il est question d’une action qu’on accomplit parce qu’on la juge bonne, mais qu’on regrette ensuite. Cela peut s’appliquer à un voyageur qui, loin de tournoyer, est sorti de la forêt en suivant, comme il le faut, une opinion douteuse, mais une opinion tellement douteuse que l’endroit où il se retrouve lui fait estimer ensuite qu’il aurait mieux fait d’agir autrement. Qu’est-ce qui peut délivrer l’esprit de ce genre de repentir ou de remords, qu’est-ce qui le rend assez fort et assez ferme pour être, non seulement résolu, mais capable de supporter les conséquences, quelles qu’elles soient, de sa résolution ? Il ne suffit pas de « marcher tout droit », il faut marcher tout droit pour la bonne raison, marcher tout droit parce qu’on a compris que suivre les opinions douteuses est une « vérité très certaine » et que ce qui est certainement vrai est toujours certainement vrai, aussi bien quand on agit qu’après avoir agi. Seule la référence à la vérité nous empêche de « chanceler », elle seule garantit que nous jugerons toujours bon ce que nous avons jugé bon.

 

          En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :

               - Descartes : Le Malin Génie

          Dans le chapitre « Conférences » :

               - Expérience et témoignage du libre arbitre chez Descartes

          Dans le chapitre « Explications de textes » :

               - Descartes : « Je suis, j’existe »

               - Descartes : La méthode

               - Descartes : L’existence des choses matérielles

               - Descartes : Deux usages du mot « substance »

               - Descartes : Préférer le tout

          Et dans le chapitre « Notions » :

               - Le Mal

               - La Méthode

               - La Sagesse

               - La Vérité

 

BIBLIOGRAPHIE

Denis KAMBOUCHNER, Descartes et la philosophie morale, Paris, Ed. Hermann, 2009

 

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