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BERGSON: La durée pure
BERGSON : LA DURÉE PURE
ESSAI SUR LES DONNÉES IMMÉDIATES DE LA CONSCIENCE
Œuvres de Bergson, Édition du Centenaire
Paris, P.U.F., 1959, p. 70
Il est vrai que nous comptons les moments successifs de la durée, et que, par ses rapports avec le nombre, le temps nous apparaît d’abord comme une grandeur mesurable, tout à fait analogue à l’espace. Mais il y a ici une importante distinction à faire. Je dis par exemple qu’une minute vient de s’écouler, et j’entends pas là qu’un pendule, battant la seconde, a exécuté soixante oscillations. Si je me représente ces soixante oscillations tout d’un coup et par une seule aperception de l’esprit, j’exclus par hypothèse l’idée d’une succession : je pense, non à soixante battements qui se succèdent, mais à soixante points d’une ligne fixe, dont chacun symbolise, pour ainsi dire, une oscillation du pendule. - Si, d’autre part, je veux me représenter ces soixante oscillations successivement, mais sans rien changer à leur mode de production dans l’espace, je devrai penser à chaque oscillation en excluant le souvenir de la précédente, car l’espace n’en a conservé aucune trace : mais par là-même je me condamnerai à demeurer sans cesse dans le présent ; je renoncerai à penser une succession ou une durée. Que si enfin je conserve, joint à l’image de l’oscillation présente, le souvenir de l’oscillation qui la précédait, il arrivera de deux choses l’une : ou je juxtaposerai les deux images, et nous retombons alors sur notre première hypothèse ; ou je les apercevrai l’une dans l’autre, se pénétrant et s’organisant entre elles comme les notes d’une mélodie, de manière à former ce que nous appellerons une multiplicité indistincte ou qualitative, sans aucune ressemblance avec le nombre : j’obtiendrai ainsi l’image de la durée pure, mais aussi je me serai entièrement dégagé de l’idée d’un milieu homogène ou d’une quantité mesurable.
« Par ses rapports avec le nombre, énonce la première phrase du texte, le temps nous apparaît d’abord comme une grandeur mesurable ». Nous serions peut-être tentés d’ajouter que si le temps « apparaît » mesurable, c’est parce qu’il l’est, effectivement. Car « il est vrai », comme le reconnaît Bergson, « que nous comptons les moments successifs de la durée » : or qu’est ce que compter les moments successifs de la durée, sinon mesurer le temps ? Et si nous mesurons le temps, c’est bien qu’il est une grandeur mesurable, « tout à fait analogue à l’espace », dont personne ne doute qu’il se prête à la mesure : nous comptons les secondes, les minutes et les heures comme nous comptons les centimètres, les mètres et les kilomètres, avec une précision comparable.
Notre vie sociale repose sur la mesure du temps, et pourtant le temps lui-même, dans sa réalité propre, la « durée pure », n’est pas mesurable : telle est la thèse étonnante que Bergson soutient dans ce passage. Et il ne la soutient pas sur le mode de la simple constatation, il prétend la démontrer, en raisonnant par élimination, par l’absurde en quelque sorte. Le résultat de cette démonstration, formulé à la fin du texte, est que pour appréhender la durée pure, il faut s’être « entièrement dégagé » de « l’idée » d’une « quantité mesurable ». L’adverbe « entièrement » est essentiel ici : tant que notre rejet de cette idée n’est que partiel, tant que nous ne renonçons pas à rendre compatibles, d’une façon ou d’une autre, le temps et la mesure, ce n’est pas au temps que nous avons affaire. Entre le temps et la mesure, annonce Bergson, il y a « une importante distinction à faire ». C’est peu dire : le temps n’est pas non-mesurable accessoirement, parmi d’autres caractéristiques, il l’est par essence.
Exception faite des deux premières phrases, tout le reste du texte, c’est-à-dire la démonstration proprement dite, est écrit à la première personne : c’est la méditation d’un penseur qui, acceptant d’abord l’idée commune de la mesure du temps, tente de trois façons différentes et progressives d’accorder cette idée à ce qu’exige nécessairement la notion de temps, échoue à chaque fois, et ayant ainsi épuisé toutes les possibilités de conciliation, peut « se dégager entièrement » de l’idée initiale et obtenir enfin « l’image de la durée pure ».
Partons donc de la banalité d’une mesure ordinaire : « Je dis par exemple qu’une minute vient de s’écouler, et j’entends par là qu’un pendule, battant la seconde, a exécuté soixante oscillations. » C’est bien ainsi que nous parlons communément, sans détecter la moindre incompatibilité entre « l’écoulement » du temps et la fixation d’un nombre (« une » minute, « soixante » oscillations). Pour mettre en lumière cette incompatibilité, Bergson doit changer de registre : ce qu’il vient de « dire », il va s’efforcer, dès la phrase suivante, de se le « représenter » : car penser, ce n’est pas seulement parler, c’est se représenter ce dont on parle. Comment donc se représenter soixante oscillations successives de façon à pouvoir les compter de la première à la soixantième sans risquer de les perdre à mesure qu’on les compte ? En se les représentant « tout d’un coup et par une seule aperception de l’esprit » : telle est la première hypothèse. On « symbolise » alors les « soixante battements qui se succèdent » par « soixante points » échelonnés à intervalles égaux le long d’une « ligne fixe ». Or s’il n’y a rien à objecter à ce qu’un symbole soit différent de ce qu’il symbolise, on doit au moins exiger de lui qu’il ne lui soit pas franchement contraire, qu’il ne l’exclue pas par principe, comme le fait cette représentation courante où l’on prétend figurer des événements successifs, dont toute l’essence consiste à ne pas pouvoir apparaître simultanément, par des points qui ne peuvent former une ligne qu’en étant simultanés. Ce que la simultanéité rend mesurable, c’est l’espace, ce n’est pas le temps. Quand je représente par une ligne l’écoulement des secondes au cours d’une minute, ce n’est pas tel ou tel aspect secondaire du temps que je laisse de côté, c’est le propre du temps, ce qui le différencie de tout le reste, c’est « l’idée d’une succession » elle-même que « j’exclus par hypothèse ». Et si cette représentation est ce qui me permet de compter les secondes, la conclusion qui paraît s’imposer est que la mesure du temps ne mesure précisément pas le temps.
N’y a-t-il toutefois aucun moyen d’échapper à cette conclusion, aucun moyen de se représenter les soixante oscillations du pendule, non pas simultanément comme les points d’une ligne, mais telles qu’elles se donnent en vérité, c’est-à-dire « successivement », l’oscillation précédente ayant disparu lorsque l’oscillation suivante apparaît ? À ce qu’il semble d’abord, la façon la plus juste d’y parvenir serait de « penser à chaque oscillation en excluant le souvenir de la précédente » : car dans « l’espace », dans la réalité objective, rien n’est conservé de l’ancien quand survient le nouveau. Mais en procédant ainsi, en me focalisant à tout moment sur une seule oscillation, à savoir l’oscillation actuelle, je me condamne, note Bergson, à « demeurer sans cesse dans le présent » sans jamais expérimenter le rapport entre l’avant et l’après. Autant que la première, cette deuxième hypothèse rend donc impossible la représentation de la succession : non parce qu’elle rend simultanés les événements successifs, mais cette fois parce qu’elle les isole complètement les uns des autres. Et comme le précédent, ce nouvel échec nous révèle a contrario quelque chose d’essentiel sur le temps : la succession n’est temporelle que si l’ancien se conserve, si l’avant se prolonge dans l’après, conformément à ce qu’exprime le verbe « durer ». Il n’y a pas de temps là où il n’y a pas de mémoire : le souvenir des événements antérieurs n’est pas une donnée subjective qu’il convient d’exclure pour ne pas fausser la représentation de la succession, c’est au contraire la seule voie d’accès à sa réalité.
De même que la deuxième hypothèse prétendait corriger la première en prenant en compte le caractère successif et non simultané des oscillations du pendule, une troisième hypothèse doit maintenant être formulée afin de corriger la deuxième en prenant en compte la nécessité de conserver, « joint à l’image de l’oscillation présente, le souvenir de l’oscillation qui la précédait ». Cette prise en compte est-elle compatible avec la mesure, permet-elle de compter les oscillations de un à soixante ? Elle le permettrait sans doute, reconnaît Bergson, si je « juxtaposais » les deux images, si ma mémoire était une sorte de registre où les souvenirs se rangent les uns à côté des autres, la perception actuelle étant appelée à s’inscrire à son tour sur le registre, juste après le dernier souvenir en date. « Conserver » les oscillations passées voudrait dire alors les rendre toutes présentes ensemble, autrement dit les rendre simultanées, les traiter de nouveau comme des points sur une ligne, annuler la succession temporelle qui les caractérise essentiellement : si nous l’interprétons de cette façon, constate Bergson, notre troisième hypothèse nous fait « retomber sur la première », et doit donc être rejetée comme elle. Ce troisième échec diffère toutefois des deux précédents car il sanctionne, non pas l’hypothèse elle-même, mais l’une de ses interprétations. L’hypothèse elle-même est correcte, définitivement correcte : se représenter le temps, la durée, c’est bien se représenter une succession dont les moments antérieurs se conservent. Mais cela peut être interprété de deux façons très différentes : « de deux choses l’une », écrit Bergson. Si l’une de ces interprétations doit être rejetée, c’est forcément l’autre qui nous donnera la vérité sur le temps. Or l’interprétation que nous venons de rejeter, l’interprétation de la mémoire comme un registre où les souvenirs seraient juxtaposés, était une dernière tentative pour rendre le temps compatible avec la mesure. Nous voici donc parvenus au moment crucial où, nous étant « entièrement dégagés de l’idée d’une quantité mesurable », nous allons enfin obtenir une représentation exacte de la durée pure.
Interprétons autrement le lien entre ma perception de l’oscillation actuelle et mon souvenir de l’oscillation précédente. En disant que cette dernière est « conservée », je ne veux pas dire qu’il me serait possible de la revivre : ma mémoire ne la maintient pas telle qu’elle était, elle la conserve comme n’étant plus, comme étant passée, et précisément comme étant le passé « de » l’oscillation actuelle. Devenue « son » passé, elle appartient désormais, indissolublement, à cette oscillation actuelle : au lieu de seulement les « juxtaposer », je les aperçois « l’une dans l’autre, se pénétrant », formant une synthèse originale qui se modifiera l’instant d’après, lorsqu’elles deviendront l’une et l’autre le passé d’une nouvelle oscillation. Je les aperçois donc « s’organisant entre elles comme les notes d’une mélodie ». Les notes d’une mélodie ne s’organisent pas entre elles comme le font des points sur une ligne : chaque nouveau point ne fait que s’ajouter aux autres, formant ainsi un ensemble homogène au précédent mais supérieur en nombre, tandis que chaque nouvelle note, s’incorporant à l’ensemble formé par les notes passées, transforme cet ensemble, l’infléchit dans une direction qu’il était impossible de prévoir. Nous avons certes affaire, dans les deux cas, à une « multiplicité », mais la multiplicité des points est une multiplicité quantitative, uniquement susceptible d’être augmentée ou diminuée, alors que pour parler des diverses transformations que connaissent au cours du temps, en se réorganisant sans cesse, les notes d’une mélodie, nous n’avons pas recours à des nombres, mais à des mots : c’est une multiplicité « qualitative, sans aucune ressemblance avec le nombre ».
S’il en est ainsi, objecterons-nous peut-être, si les oscillations du pendule, en se succédant, se pénètrent mutuellement et s’organisent mélodiquement pour former une multiplicité qualitative sans rapport avec le nombre, comment comprendre que nous puissions si facilement nous accorder sur le fait que chacune d’elles définit une seconde égale à toutes les autres secondes, et qu’en les comptant jusqu’à soixante on obtient une minute égale à toutes les minutes ? Pour le dire autrement, si Bergson a raison, si le temps n’est pas mesurable, que mesurons-nous au juste avec nos montres et nos horloges ? Ces instruments de mesure nous sont utiles, et même indispensables, quand nous voulons n’être ni « en avance », ni « en retard », mais juste « à l’heure », quand nous voulons être présents « en même temps » que la personne avec qui nous avons rendez-vous, « en même temps » que part le train que nous devons prendre. Or ce qui est « en même temps », c’est ce qui ne prend pas de temps, ce qui ne dure pas. Chaque seconde détermine ainsi un état donné du monde, la simultanéité de tout ce qui coexiste à cette seconde. Certes, nous disons qu’un tel état « dure » une seconde, mais du point de vue de la mesure cet usage du verbe « durer » signifie simplement que nous pourrions décomposer la seconde en dixièmes, centièmes, millièmes ou plus encore si nous voulions cerner une simultanéité plus fine, plus précise : précision inutile dans la vie courante, utile dans les sciences ou dans certaines techniques. Mais quel que soit le degré de précision, que nous comptions des secondes ou des millièmes de secondes, ce sont toujours des simultanéités que nous comptons, autrement dit des stations, des points d’arrêt du temps, points d’arrêt parfaitement identiques entre eux, ne se différenciant que par le nombre, comparables par conséquent à des points sur une ligne.
Oublions maintenant le souci de l’utilité, faisons abstraction de la pression sociale qui nous enjoint d’être à l’heure, et demandons-nous où est, dans tout cela, le temps à proprement parler : nous répondrons qu’il faut bien que quelque chose soit arrêté par tous ces points d’arrêt, quelque chose qui de soi-même ne s’arrête jamais, mais progresse à travers eux en se modifiant perpétuellement. Tel est le temps : exactement ce que la mesure du temps ne mesure pas. Pour éviter toute confusion entre ce « temps » qui ne cesse d’avancer et le « temps » figé sur le cadran des horloges, pour désigner spécifiquement le non-mesurable, nous utiliserons plutôt le mot « durée », et nous ajouterons même, pour bien marquer ce qui oppose ici l’enquête théorique à l’intérêt pratique, que c’est de la durée « pure » qu’il s’agit.
En lien avec cette explication, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Bergson : L’idée de néant
- Saint Augustin : Qu’est-ce que le temps ?
Dans le chapitre « Conférences » :
- Le temps chez Kant
Dans le chapitre « Explications de textes » :
- Bergson : Le possible et le réel
- Bergson : L’adaptation
- Kierkegaard : Ce qui « arrive »
- Nietzsche : La volonté et le temps
- Heidegger : Le temps, critère ontologique
Et dans le chapitre « Notions » :
- La Mémoire
- La Mesure
- Le Temps
BIBLIOGRAPHIE
Jean-Louis VIEILLARD-BARON (Sous la direction de), Bergson, la durée et la nature, Paris, Éd. P.U.F., 2004
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