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LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION
Que veut-on dire au juste quand on parle du « principe de précaution » ? L'usage de cette expression suggère l'existence d'une différence significative entre le simple fait de prendre telle ou telle précaution et le fait de la prendre par principe. Dans le premier cas, semble-t-il, on admet que chaque précaution particulière doit être justifiée, soumise à une évaluation raisonnée, comparant ses avantages et ses inconvénients : il ne paraît pas illégitime d'y renoncer quand la frustration qu'elle entraîne est jugée pire que les risques éventuels qu'elle permettrait de conjurer. En revanche, faire de cette précaution une question de principe, c'est apparemment signifier qu'elle n'a pas à être justifiée en tant que telle : même si, relativement à ses conséquences négatives immédiates, le danger qu'elle est censée parer semble bien hypothétique, il faut la prendre, par principe.
S'il en est ainsi, se réclamer du principe de précaution revient à neutraliser d'avance les arguments qu'un adversaire pourrait vouloir diriger contre la précaution particulière qu'on souhaite prendre. Cette invocation péremptoire d'une question de principe est susceptible d'éveiller le soupçon : s'agit-il d'autre chose que d'un moyen habile de couper court à toute discussion ? Le prétendu principe de précaution pourrait n'être alors qu'une arme de propagande, l'instrument d'une politique exploitant la peur.
Compte tenu de ce qui précède, il semble que la seule façon d'écarter ce soupçon soit de justifier le principe de précaution en tant que principe uniquement, de lui fournir une justification propre, indépendante de la justification que telle ou telle précaution peut tirer du risque spécifique qu'elle est destinée à conjurer. Mais un pareil projet est absurde, car en réalité toute précaution, quelle qu'elle soit, est forcément prise « par principe » en un certain sens de cette locution. Il est de l'essence d'une précaution de ne jamais être assez justifiée par ses raisons particulières, d'exiger en outre une raison générale, la décision générale de prendre des précautions. Une précaution est prise, en effet, pour parer d'avance à un risque. Elle n'a de sens que tant que dure l'incertitude : quand celle-ci se transforme en certitude, il est trop tard pour prendre des précautions. Par conséquent, jamais les raisons particulières de prendre cette précaution ne sont suffisantes pour éliminer les raisons contraires, à moins qu'elles ne soient renforcées par une raison d'un autre ordre, celle qu'expriment certaines phrases toute faites, du genre : « Il vaut mieux être prudent », « Deux précautions valent mieux qu'une », « On ne sait jamais », etc.
Notre première approche est donc plutôt décevante : la formule « principe de précaution » s'avère tautologique , le mot « principe » n'ajoutant rien à ce que contient déjà le concept de précaution. C'est ce que semble confirmer le passage de la loi Barnier de 1995 qui stipule nommément ce principe et l'inscrit dans le droit. Il est en effet question, dans ce passage, du « principe de précaution, selon lequel l'absence de certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement, à un coût économiquement acceptable ». En évoquant « l'absence » d'une « certitude » qui ne pourra s'imposer que plus tard, lorsque les « connaissances scientifiques et techniques » seront différentes de ce qu'elles sont en ce « moment », en soutenant que cette absence provisoire « ne doit pas retarder » les mesures destinées à « prévenir un risque », l'auteur de la loi ne fait qu'énoncer le principe nécessairement présent dans toute précaution pour qu'elle soit une précaution. Ce principe, reconnaît-il par ailleurs, est tout à fait compatible avec une évaluation raisonnée de la précaution en question, laquelle doit consister en mesures « proportionnées », dont le coût demeurera « économiquement acceptable ».
Le principe de précaution tant célébré n'est-il donc qu'une trivialité ? Nous serions forcés d'en convenir si le passage cité de la loi Barnier ne contenait que la définition formelle qui vient d'être commentée. Mais il ne contient pas que cela. Nous y trouvons en outre une délimitation précise du type de risque que le principe de précaution nous oblige à prévenir : il s'agit exclusivement, écrit l'auteur de la loi, du risque « de dommages graves et irréversibles à l'environnement ». Cette délimitation, l'usage ordinaire de la formule le reconnaît : l'expression « principe de précaution » s'impose chaque fois qu'on recommande la réduction, l'arrêt ou l'interdiction de telle ou telle technique jugée nuisible à l'environnement, le nucléaire par exemple. Ce sont ces précautions-là, et non d'autres, que l'humanité est censée devoir prendre par principe. Certes, nous l'avons vu, toute précaution, quelle qu'elle soit, est également, en un certain sens, prise par principe, faute de quoi elle ne serait pas une précaution. C'est toutefois un autre sens, un sens nouveau, que nous devons donner au mot « principe » si nous voulons savoir ce qu'est exactement le principe de précaution : un sens qui n'est pas déjà contenu dans le concept de précaution, qui ne se rapporte donc pas à la définition de ce mot, mais qui devrait en revanche se rapporter, et de façon exclusive, à la prévention d'un type déterminé de risque, le risque environnemental.
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Si les actions protégeant l'environnement sont ainsi présentées comme devant être accomplies par principe, elles ne sont évidemment pas les seules dans ce cas. C'est également par principe, entend-on dire par exemple, qu'il faut s'opposer à la peine de mort. Ceux qui le pensent disent en substance ceci : « Nous sommes convaincus que cette peine est inutile, inefficace, nous connaissons les statistiques qui prouvent qu'elle n'est pas dissuasive, du moins qu'elle ne dissuade pas ceux qu'il faudrait justement dissuader pour protéger la société. Toutefois, nous refusons farouchement de fonder notre position sur des arguments de ce genre. Le faire serait une faute majeure. Il peut toujours arriver, en effet, que la réalité change, que les statistiques montrent le contraire de ce qu'elles montraient auparavant. Or chacun sent bien qu'une véritable opposition à la peine de mort ne saurait être affectée par de tels retournements : il faut être contre même s'il s'avère qu'elle est dissuasive, efficace, utile d'une façon ou d'une autre. Bref, il faut être contre par principe. » Prétendre que c'est par principe qu'on fait ce qu'on fait, c'est donc avant tout rejeter certaines raisons de le faire, refuser de se fonder sur elles, de se justifier par elles, c'est signifier qu'on peut se dispenser de ces raisons, qu'on les dédaigne, même si on les croit valables. Qu'elle concerne les précautions à prendre ou les châtiments à infliger, toute position de principe s'exprime d'abord par la mise à l'écart d'une certaine façon de raisonner, celle qui puise ses arguments, exclusivement, dans le calcul des conséquences, celle qui nous fait apprécier un châtiment en fonction de son impact dissuasif, ou renoncer à une précaution quand l'évaluation des inconvénients dépasse celle des avantages. Cette forme de rationalité, bannie par quiconque se réclame d'un principe, nous l'appellerons « raison calculatrice ».
Bien entendu, il ne suffit pas de bannir la raison calculatrice pour formuler un authentique principe. Supposons que quelqu'un, informé du fait que la peine de mort ne fait pas baisser le taux de criminalité, n'en milite pas moins activement pour que cette peine soit appliquée sans restriction. Dans cette indifférence à l'évaluation des conséquences, verrions-nous l'expression d'une position de principe ? Nous y verrions plutôt un pur et simple refus de raisonner, de tenir compte des arguments, et nous mettrions ce mépris de la raison au compte d'un préjugé indéracinable. Car rien ne risque davantage de ressembler à un principe qu'un préjugé : la mise en congé de tous les calculs, la décision de prendre le contrepied de leurs résultats, peuvent abriter n'importe quelle obstination passionnelle. Faire la sourde oreille aux calculs ne marque une position de principe que chez celui qui peut se réclamer d'une autre forme de rationalité, d'une raison qui n'est plus calculatrice, d'une raison que nous qualifierons de « principielle ». C'est parce qu'il se sent justifié par une telle raison principielle, parce qu'il la juge seule digne de son objet, que l'opposant à la peine de mort néglige les autres raisons. Il laisse le registre du calcul à ses adversaires, à ceux qui, faute de pouvoir approuver le meurtre légal par principe, en sont réduits à le soutenir en lui trouvant des effets bénéfiques. Dans le « débat » sur la peine de mort, les protagonistes ne sont pas seulement en opposition sur le fond, ils ne peuvent pas argumenter de la même façon et ne se rencontrent donc jamais.
Pour légitimer le principe de précaution, il faut donc démontrer que la prévention des risques environnementaux, de par sa nature particulière, ne répond pas à un simple calcul comme le font les autres précautions, mais relève d'une raison supérieure, principielle. Tant qu'une telle démonstration n'est pas fournie, on pourra soupçonner ce prétendu principe de n'être qu'une façon pompeuse d'exprimer la peur qu'inspire la technique, la nouveauté, etc.
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En quoi peut-elle consister, cette raison supérieure, principielle, cette raison qui, bien qu'étant également un instrument de justification, ne justifie pas à la manière d'un calcul ?
Ce qu'on justifie par un calcul, c'est ce qui est prévisible, ou ce qu'on rend prévisible. C'est ainsi qu'on justifie n'importe quelle privation de liberté. Il n'est pas absolument certain qu'en interdisant à un adolescent de sortir le soir on rende son comportement futur plus prévisible, mais il est hors de doute que c'est l'espoir de ce gain de prévisibilité qui motive la mesure en question : en retenant cet adolescent à la maison, on pense réduire la marge des risques qu'il court. En dehors de ce calcul, quelle autre justification pourrait-on invoquer ? Aucune : la non-liberté ne peut jamais être voulue par principe, elle ne peut l'être que par calcul, en tant que moyen supposé de rendre prévisible. Ce qui, en revanche, doit être voulu par principe, ce qui ne peut l'être qu'ainsi, c'est la liberté. Il faut même aller plus loin. Non seulement la liberté ne peut être voulue que par principe, mais elle seule, au fond, peut être voulue ainsi. La liberté est au cœur de toute « position » ou « question » de principe. S'il faut, par exemple, être contre la peine de mort, et l'être par principe, c'est parce que ce châtiment, en détruisant la vie d'un être humain, détruit sa liberté de devenir autre que ce qu'il était, liberté que les autres châtiments ne détruisent pas. En conséquence, si nous voulons prouver que c'est par principe que les précautions concernant l'environnement doivent être prises, il nous faut démontrer que la protection de l'environnement est essentiellement une protection de la liberté : c'est le seul chemin pouvant mener à cette conclusion.
Pourquoi est-il impossible de vouloir la liberté autrement que par principe ? Cela tient à la définition même de la liberté, plus exactement à la définition de ce qui fait la valeur de la liberté, de ce qui la rend précieuse : la possibilité de faire apparaître dans le monde quelque chose que nul ne pouvait prévoir, l'ouverture à une nouveauté radicale. Compte tenu de cette définition, si la liberté doit être respectée, défendue, encouragée, cela ne peut jamais être par calcul, pour atteindre un certain bien ou éviter un certain mal. Étant liberté, en effet, elle sera aussi bien liberté de se détourner du bien qu'on voulait atteindre, ou liberté de se précipiter dans le mal qu'on voulait éviter. La seule valeur en jeu, quand on défend la liberté, ne peut être que la valeur de la liberté elle-même, non la valeur que la liberté permettrait d'atteindre. Même s'il est vrai que seul un être libre a la possibilité de jouir effectivement de tous les autres biens, la liberté ne doit pas lui être accordée en pensant à cette conséquence, mais pour elle-même : il faut l'accorder avec confiance, en acceptant les risques, donc sans calculer.
Mais que la valeur « liberté » ne relève pas de la raison calculatrice, cela ne prouve pas encore qu'elle relève d'un ordre de justification différent, et supérieur. Il se pourrait, en effet, qu'elle ne soit pas du tout justifiée. Si nous pensons qu'elle l'est, nous devons dire maintenant ce qui la justifie, de quel type de rationalité elle relève.
Nous l'avons vu, il est parfaitement rationnel, sur le plan du calcul, de « vouloir la non-liberté » pour rendre l'avenir plus prévisible et atteindre tel ou tel objectif. Sur un autre plan, toutefois, on doit reconnaître qu'il est parfaitement irrationnel de « ne pas vouloir la liberté ». C'est irrationnel, parce que contradictoire. Il s'agit certes d'une contradiction très particulière. Supposons que je nie publiquement la liberté, que je soutienne comme une thèse que « nous ne sommes pas libres », et que je n'affirme rien de contraire à cette thèse. Il y aura quand même là une contradiction, non pas entre mon énoncé et un autre énoncé, mais entre mon énoncé et son énonciation, entre ce que je dis et le fait même que je le dise. Car je ne peux pas parler d'une façon sensée, formuler une thèse – et celle-ci en particulier – sans présupposer la liberté : présupposer, d'une part, que j'ai formulé librement cette thèse, présupposer d'autre part que celui qui m'écoute l'acceptera ou la refusera librement. Tous mes efforts pour le convaincre seraient dépourvus de sens sans cette double présupposition. Et présupposer, ici, veut dire exiger, vouloir. S'il est contradictoire, en ce sens particulier, de dire « je ne suis pas libre », il l'est également, dans le même sens, de dire « je ne veux pas la liberté ». La formulation même d'une telle proposition dément son contenu.
On appelle « contradiction performative » cette contradiction entre un énoncé et son énonciation. La thèse défendue ici est que la rationalité non calculatrice, la rationalité principielle, consiste dans la non-contradiction performative. Alors que le principe de la raison calculatrice est de toujours accorder le moyen utilisé avec la fin poursuivie, le principe de la raison principielle est de toujours accorder ce qu'on dit avec le fait qu'on puisse le dire. C'est ce principe qui régit ce que nous avons appelé « l'ordre supérieur de justification » : est justifié ce qui favorise l'accord entre ce qu'on dit et le fait qu'on le dise, ce qui va dans le sens de cet accord, est rationnellement réfuté ce qui s'y oppose. Notons que cet ordre supérieur de justification se manifeste de façon particulièrement spectaculaire dans ce qu'on appelle la « philosophie ». Il caractérise en effet la plupart des grandes thèses philosophiques : le « cogito » de Descartes (je ne peux pas dire « je ne suis pas »), l'impératif catégorique de Kant (je dois pouvoir vouloir que la maxime de mon action soit une loi universelle), etc. Cela suggère une définition possible de l'activité philosophique : parler de tout avec le souci de rendre compte du fait qu'on puisse en parler.
Résumons-nous. Sur le plan des valeurs, de ce qui est digne d'être voulu, poursuivi, recherché, ce qui est justifié par la raison principielle, c'est toujours la liberté. La raison caculatrice, en revanche, favorise systématiquement la non-liberté. C'est ce qui explique pourquoi on renonce plus facilement à la liberté quand on est attentif aux circonstances particulières et à ce qu'elles imposent. Le choix de la liberté est un choix par principe, qui suppose un certain détachement à l'égard des circonstances, voire la décision de ne pas en tenir compte, d'où un refus des expédients, de la casuistique, une rigueur qui peut parfois passer pour du rigorisme, bref tout ce que véhicule, dans son usage le plus ordinaire, le mot « principe ». Si le principe de précaution mérite son nom, s'il est bien un principe, il doit donc être une expression parmi d'autres du choix de la liberté. Est-ce le cas ?
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De prime abord, nous sommes tentés de répondre nettement par la négative.
On l'a vu, ce qui relie la raison principielle à la valeur « liberté », c'est la notion d'imprévisibilité. C'est parce que la liberté est source d'imprévisibilité qu'elle disqualifie tous les calculs et ne peut être voulue que par principe. Et c'est pour la même raison, parce qu'elle est en ce monde l'unique source d'imprévisibilité, qu'elle seule peut être voulue par principe. Or la précaution semble par nature hostile à l'imprévisibilité qui rend la liberté si précieuse. Songeons à la formule « On ne sait jamais » qui accompagne toutes les précautions, évoquant une éventualité menaçante parce qu'indéfinissable, un danger pouvant survenir de n'importe où : l'imprévisibilité est clairement posée comme l'ennemi qu'il s'agit au moins de neutraliser par une mesure préventive, faute de pouvoir l'anéantir. On tiendra pour une précaution le fait d'interdire à un adolescent de sortir le soir, certainement pas le fait de l'autoriser à sortir.
Si telle est bien la nature de la précaution, de toute précaution, il est clairement impossible que telle ou telle sorte de précaution soit prise par principe au sens qui vient d'être établi, c'est-à-dire au sens où seule la liberté doit être voulue par principe. C'est alors plutôt contre la liberté que les précautions, toutes les précautions, sont prises. La valeur qui les guide, c'est celle de la non-liberté. La raison qui les justifie, c'est la raison calculatrice. Et la formule « principe de précaution » redevient une tautologie, une trivialité, ou une imposture.
Est-il certain, toutefois, que toute précaution soit destinée à réduire l'imprévisibilité ? Ne faut-il pas distinguer, justement, deux sortes bien différentes de précautions, celles que l'on prend pour réduire cette imprévisibilité et celles qu'il faut prendre pour qu'au contraire elle soit garantie ?
Considérons un jeu tel que le football. Les règles de ce jeu sont des sortes de précautions au sens large de ce terme. La règle du hors-jeu, par exemple, est une précaution prise pour éviter qu'il soit trop facile, donc trop prévisible, de marquer des buts (il en va de même pour la « zone » au hand-ball, ou l'interdiction de la passe en avant au rugby). Nous pouvons imaginer l'inventeur du jeu envisageant une éventualité de ce genre, se disant « on ne sait jamais », concevant donc cette éventualité comme un risque, et trouvant finalement le moyen d'y parer : tous les éléments formels qui caractérisent une précaution sont bien présents, mais la précaution en question n'est pas du tout hostile à l'imprévisibilité. Tout au contraire, elle est clairement destinée à augmenter l'imprévisibilité afin de rendre possible le jeu en tant que jeu.
Ceci apparaît plus clairement si on compare la précaution prise par l'inventeur supposé du jeu de football et celle que peut prendre l'entraîneur d'une équipe de football, pris dans une perspective calculatrice (comment placer ses joueurs sur le terrain?) et soucieux de rendre le résultat de son action aussi prévisible que possible (d'organiser ses attaquants pour qu'ils marquent des buts, d'organiser ses défenseurs pour qu'ils n'en encaissent pas). Si cet entraîneur peut se dire également « on ne sait jamais », s'il conçoit également des risques et cherche également à y parer, c'est qu'il reste toujours une marge d'imprévisibilité qu'il tente de réduire en renforçant son attaque ou sa défense selon les circonstances, bref par des parades qui sont autant de précautions.
Tout jeu collectif fait ainsi apparaître une opposition entre deux sortes de précautions, les règles qu'imagine l'inventeur de ce jeu pour augmenter l'imprévisibilité, et les consignes que l'entraîneur donne à ses joueurs pour diminuer au contraire cette imprévisibilité. Diminuer l'imprévisibilité n'appartient donc pas à l'essence de la précution. On peut dire, en outre, que les règles d'un jeu sont par rapport à ce jeu des précautions prises par principe, alors que les consignes qu'appliquent les joueurs sont des précautions calculées selon les circonstances. En conséquence, il ne doit pas être impossible, partout où des précautions sont prises, de distinguer celles qui le sont pour la liberté et celles qui le sont pour la non-liberté. Destinées à augmenter les chances de la nouveauté, les premières échappent à la raison calculatrice et relèvent de la raison principielle. Destinées à réduire l'imprévisibilité, les secondes sont censées rendre le futur plus calculable.
En donnant de nouveau à ce mot un sens très large, il n'est pas absurde, par exemple, de considérer le droit pénal comme un ensemble de précautions. On y retrouve sans peine l'équivalent de la distinction entre règles du jeu et consignes d'entraîneur. À cette deuxième catégorie appartiennent les mesures d'allongement de la garde à vue, contre la récidive, etc. Le propre d'une mesure de ce genre, c'est que tout le monde voit sans peine ce qu'on perd en ne la prenant pas et ce qu'on gagne en la prenant : le gain de prévisibilité n'échappe à personne. C'est la raison pour laquelle ces mesures sont prises en réponse à des faits sensibles, à une actualité « concrète ». Le calcul, c'est-à-dire le fait d'apprécier l'avantage de prendre cette mesure par rapport à ne pas la prendre, est ici évident (nous ne parlons pas ici du résultat effectif, mais du calcul en tant que justification). À la première catégorie de précautions appartiennent des lois pénales fort différentes, celles qui établissent le droit d'être défendu, l'obligation de commettre d'office un avocat, etc. Ce sont encore des précautions, mais elles sont comparables aux règles d'un jeu, non aux consignes d'un entraîneur. Il n'est pas aussi facile de voir concrètement ce qu'on gagne à les prendre, ce qu'on perd à ne pas les prendre : l'actualité montrera toujours des avocats habiles permettant à d'odieux criminels d'échapper à la justice en profitant des vices de procédure, etc. Les articles du code énonçant ces précautions doivent donc être défendus en fermant les yeux, par principe, pour l'unique raison, principielle, qu'il y va de la liberté, que la liberté ne va pas sans risque, et qu'on préfère les risques que fait courir la liberté aux risques que ferait courir l'absence de liberté.
Les mesures pour lesquelles on a coutume d'invoquer le principe de précaution appartiennent-elles à la première ou à la seconde de ces catégories ? Rassemblons ce que nous avons appris sur ce que devrait être une précaution prise par principe : elle devrait être une précaution pour la liberté, c'est-à-dire une précaution destinée à ouvrir une possibilité, à augmenter l'imprévisibilité, une précaution impossible à justifier par un calcul particulier des avantages et des inconvénients. Considérons maintenant telle ou telle mesure prise au nom du principe de précaution, par exemple l'arrêt du nucléaire. Satisfait-elle les critères précédents ? Cette précaution est explicitement destinée à fermer une possibilité, à réduire l'imprévisibilité, et il est facile de la justifier en montrant son avantage sur un cas particulier. Manifestement, elle ressemble davantage aux consignes de l'entraîneur qu'aux règles du jeu, davantage à des mesures de prévention de la récidive qu'au droit d'être défendu par un avocat.
Tout nous incite donc à répondre, cette fois encore, par la négative : non, la précaution environnementale n'est pas une précaution à prendre par principe, en fermant les yeux, elle ne relève pas d'une raison principielle consistant dans la simple cohérence entre ce qu'on dit et le fait qu'on puisse le dire. La formule « principe de précaution », dans son usage courant, semble donc un abus de langage, et même une usurpation. Ce prétendu principe n'est principe qu'au sens où toute précaution, quelle qu'elle soit, doit être prise par principe : mais ce sens ne permet justement pas de délimiter les précautions environnementales.
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En philosophie, le pur et simple rejet est souvent un aveu d'échec : il signifie qu'on n'a pas réussi à comprendre. La conclusion précédente, strictement négative, ne saurait donc nous satisfaire tant que nous n'avons pas épuisé toutes les possibilités de montrer la validité du principe de précaution. Plutôt que de nous en tenir, stérilement, à l'idée que ce principe est illégitime, nous devons nous demander à quelle condition il serait légitime. À quelle condition les précautions environnementales, qui ne présentent apparemment aucune des caractéristiques des précautions pour la liberté, sont-elles malgré tout des précautions pour la liberté, autrement dit des précautions prises par principe ?
Il n'y a qu'une seule réponse possible à cette question : les précautions environnementales, qui ne sont pas directement des précautions pour la liberté, le sont indirectement. Telle est bien, d'ailleurs, l'idée qui accompagne généralement la formulation du principe de précaution : si les précautions environnementales doivent être prises par principe, c'est, dit-on, qu'elles ne sont pas prises directement, pour nous, mais indirectement, pour les générations futures. Encore faut-il préciser. S'il s'agit seulement de précautions concernant la santé des générations futures, ou leur bonheur, la formule « principe de précaution » demeure illégitime. On reste face à une précaution dont l'avantage particulier peut être concrètement justifié : chacun voit que la santé des générations futures sera mieux préservée si on supprime une source de pollution. Seules peuvent être prises par principe des précautions visant, non pas la santé, ni le bonheur des générations futures, mais l'existence même de ces générations. L'idée sous-jacente est qu'il dépend de nous, des précautions que nous prenons à présent, qu'il y ait demain des êtres humains qui soient vraiment des êtres humains, à savoir des êtres capables justement de liberté, capables d'introduire dans le monde le ferment de nouveauté, la marge d'imprévisibilité qu'apporte la liberté. Voilà le point. C'est indirectement, pour augmenter dans le futur l'imprévisibilité, que nous prenons actuellement des précautions directement vouées à rendre un peu plus prévisible l'existence de ces générations futures.
S'il en est ainsi, le principe de précaution est justifié dans sa prétention. Les précautions environnementales peuvent en effet revendiquer le statut de seules précautions à prendre par principe, excluant de ce statut d'autres précautions pourtant orientées vers la liberté, par exemple les précautions juridiques telles que le droit d'être défendu par un avocat. Ces précautions juridiques, dira-t-on en effet, supposent qu'il y a déjà des êtres humains, que nous devons agir pour leur liberté, la protéger, et pour cela prendre certaines précautions. Mais le problème, ajoutera-t-on, n'est plus là désormais. La technique moderne fait qu'il dépend maintenant de nous qu'il y ait ou non des êtres humains capables de liberté. Nous sommes en mesure de créer ou de laisser détruire cette capacité, ce qui n'était pas le cas auparavant. Les précautions pour la liberté ne doivent plus être des précautions destinées à la protéger (précautions juridiques), mais des précautions destinées à la faire exister, donc des précautions environnementales.
Non seulement le principe de précaution est alors justifié dans sa prétention d'être le seul, mais il est justifié dans son contenu. L'idée selon laquelle il dépend désormais de nous qu'existe une humanité digne de ce nom est en effet la seule à pouvoir expliquer pourquoi l'usage courant de l'expression « principe de précaution » recouvre à la fois, d'une part les différents moyens de réduire la pollution, ou le réchauffement de la planète, donc de permettre la survie de l'humanité, d'autre part la lutte contre les diverses manipulations génétiques afin que cette humanité échappe à toute programmation destructrice de liberté.
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Que faut-il penser, toutefois, de cette justification indirecte du principe de précaution ?
Considérons ce passage, souvent cité, mais souvent cité à tort, de la sixième partie du Discours de la méthode : « connaissant, écrit Descartes, la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Descartes ne dit pas que nous sommes maîtres et possesseurs de la nature, il dit que nous pouvons agir comme si nous l'étions. Cette différence est loin d'être une subtilité. Nous ne sommes pas maîtres et possesseurs de la nature parce que nous ne sommes pas créateurs. Et cela demande à être établi. Descartes affronte en effet, dans ses Méditations, l'idée selon laquelle il pourrait être le véritable créateur de toutes les réalités qu'il croit rencontrer. Un « malin génie » n'aurait-il pas la puissance de le persuader que ce ciel et cette terre existent indépendamment de lui alors qu'en fait c'est lui-même qui les produirait ? Pour rejeter cette hypothèse, pour démontrer qu'il n'est pas le créateur, Descartes doit démontrer que le créateur n'est pas lui, bref que Dieu existe. Puisque Dieu existe, nous n'abordons pas les choses à connaître en position de créateurs, mais de simples récepteurs. Aussi différentes que soient, du point de vue de la création, la force naturelle du feu, de l'eau, de l'air, et la force artificielle des divers métiers, elles se donnent, à celui qui ne fait que les recevoir en percevant leur action, comme étant les unes et les autres des forces déterminant mécaniquement certains effets. C'est donc précisément parce que nous ne sommes pas maîtres et possesseurs de la nature que nous pouvons agir comme si nous l'étions. Comment ? Par une feinte, une ruse. Sachant qu'il n'y a rien de plus dans la force naturelle du vent que dans la force artificielle d'un métier, nous pouvons, sans nuire en quoi que ce soit à la nature, sans l'agresser, sans la défigurer, en la respectant scrupuleusement au contraire, faire en sorte que cette force du vent produise autre chose que ce qu'elle produit naturellement, fasse par exemple tourner les ailes d'un moulin afin de produire la farine dont nous avons besoin. Le moulin à vent est une machine, c'est-à-dire une machination. Ce texte célèbre de Descartes n'est pas une incitation à transformer la nature : il nous autorise seulement à ruser avec elle.
Envisagées d'un point de vue cartésien, les centrales nucléaires ne sont que des moulins à vent perfectionnés. Le cartésien admettra, certes, qu'elles sont bien plus dangereuses, et que de nombreuses précautions doivent être prises en ce qui les concerne. Mais il maintiendra que la technique nucléaire, comme celle des moulins à vent, n'est qu'une façon pour nous de ruser avec la nature grâce à nos connaissance. Il refusera l'idée que la technique moderne, essentiellement différente de la technique ancienne, nous mettrait en position de devoir créer ce que nous avons le pouvoir de détruire, de devoir créer par conséquent l'humanité future, et en particulier la capacité de cette humanité à être libre. Sans refuser de prendre les précautions qui s'imposent en vertu d'un calcul rationnel des risques, il refusera d'en prendre sans tenir compte de ce calcul, au nom d'un prétendu « principe de précaution ».
Si nous voulons justifier ce principe, nous devons donc rejeter le dernier obstacle qui se dresse devant sa reconnaissance, à savoir la conception cartésienne de la technique. Nous devons penser, avec Heidegger, Hannah Arendt, Hans Jonas et d'autres, que la technique moderne n'est plus une technique de machines, qu'elle n'a plus rien à voir avec les machinations, avec la ruse cartésienne. La technique moderne, dirons-nous alors, ne ruse plus avec la nature, elle ne se borne plus à détourner à notre profit les forces naturelles, en les laissant demeurer ce qu'elles sont depuis toujours. L'énergie nucléaire, par exemple, n'est pas comparable à « la force du vent, de l'eau et de l'air ». Il ne s'agit pas d'un processus perpétuel que l'homme peut exploiter dès lors qu'il le connaît. Il s'agit d'un processus nouveau que l'homme déclenche pour savoir ce qui résulte de ce déclenchement. Tant que la technique est cartésienne, tant qu'elle reste une technique de moulins à vent, une ferme distinction est maintenue entre la réversibilité des processus naturels et l'irréversibilité de l'histoire humaine : la première est seulement mise au service de la seconde. Mais avec la technique nucléaire, l'irréversibilité humaine s'introduit au cœur de la nature. C'est ce bouleversement qu'évoque la loi Barnier de 1995 en parlant de « dommages graves et irréversibles à l'environnement ». Ces dommages, ajouterons-nous, ont atteint un stade tel qu'il dépend désormais de nous qu'il y ait un futur, un monde futur et dans ce monde une humanité digne de ce nom, capable de liberté. La vieille question métaphysique « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » est devenue une question pratique, éthique et politique, à laquelle nous ne pouvons plus nous dérober : « Pourquoi faut-il qu'il y ait un futur plutôt que rien ? »
Adopter cette conception non-cartésienne de la technique a deux conséquences majeures. En premier lieu, elle met dramatiquement l'accent sur notre responsabilité, en prenant ce mot dans un sens tutélaire, inégalitaire, au sens où les parents sont responsables de leurs enfants, au sens où un homme d'État est jugé responsable des populations qui lui sont confiées, bref au sens où une personne devrait répondre pour d'autres personnes qui en sont incapables. On prétend ainsi que nous sommes aujourd'hui responsables de générations qui n'existent pas encore, unilatéralement donc, et pour qu'elles aient une chance de l'être à leur tour, quand nous ne serons plus. La seconde conséquence de cette conception de la technique est qu'elle fait de la peur un argument recevable. On a évoqué, plus haut, le soupçon que le principe de précaution ne serait qu'une façon d'entretenir la peur : cette critique cesse d'en être une si on admet « l'heuristique de la peur » de Hans Jonas.
Le principe de précaution est intimement lié à ces conséquences : il ne se comprend que dans leur contexte.
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Peut-on aller plus loin que cette alternative entre deux conceptions de la technique ? La philosophie atteint déjà un résultat appréciable quand elle permet d'éclairer complètement le choix à faire.
Nous nous contenterons ici de souligner l'ironie de cette histoire. Ceux qui, négligeant le mot « comme », reprochent à Descartes d'avoir voulu faire de l'homme le maître et possesseur de la nature, ont coutume de dénoncer dans cette idée une prétention démesurée, l'orgueil insensé d'une humanité oubliant qu'elle n'est qu'une des espèces habitant la planète. Ce sont pourtant les mêmes qui, lorsqu'ils invoquent le principe de précaution, s'adressent à l'homme actuel comme au maître suprême, non seulement de la nature, mais de l'être et du néant, au seul créateur, au véritable Dieu.
En lien avec cette conférence, on pourra lire, dans le chapitre « Penser avec les maîtres » :
- Descartes: Le malin génie
Dans le chapitre "Explications de textes":
- Heidegger: La technique moderne
Et dans le chapitre « Notions » :
- La Liberté
- La Machine
- Le Progrès
- La Responsabilité
- La Technique
BIBLIOGRAPHIE
Denis GRISON, Qu'est-ce que le principe de précaution?, Paris, Éd. Vrin, Coll. "Chemins philosophiques", 2012
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